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23 février 2018

Marx dans le texte (3)

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Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance. Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique.

(...)

Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.

Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole.

La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même.

L'histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s'est évanouie, d'établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation de l'homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.

(...)

Mais dès que la réalité sociale et politique moderne est elle-même soumise à la critique, dès que, par conséquent, la critique s'élève à des problèmes vraiment humains, elle se trouve en dehors du statu quo allemand, à moins de prendre son objet par le petit coté. Un exemple ! Le rapport de l'industrie, du monde de la richesse en général, au monde politique est un problème capital des temps modernes. Sous quelle forme ce problème commence-t-il à préoccuper les Allemands ? Sous la forme des tarifs protectionnistes, du système prohibitif de l'économie nationale. La teutomanie a passé des hommes dans la matière, si bien qu'un beau jour nos chevaliers du coton et nos héros du fer se virent métamorphosés en patriotes. On commence donc à reconnaître en Allemagne la souveraineté du monopole à l'intérieur en lui attribuant la souveraineté à l'extérieur. On commence donc à faire en Allemagne ce par quoi l'on a fini en France ou en Angleterre. L'ancien ordre pourri, contre lequel ces peuples se révoltent en théorie, et qu'ils supportent simplement comme l'on supporte des chaînes, est salué en Allemagne comme l'aube naissante d'un bel avenir, qui ose encore à peine passer de la théorie astucieuse à la pratique brutale. Tandis qu'en France et en Angleterre le problème se pose sous la forme économie politique ou pouvoir de la Société sur la richesse, il se pose en Allemagne sous cette forme économie nationale ou pouvoir de la propriété privée sur la nationalité. Il s'agit donc, en France et en Angleterre, d'abolir le monopole qui a été poussé jusqu'à ses dernières conséquences ; et il s'agit en Allemagne d'aller jusqu'aux dernières conséquences du monopole. Là, il s'agit de la solution, ici il ne s'agit encore que de la collision. Et nous voyons suffisamment, par cet exemple, sous quelle forme les problèmes modernes se posent en Allemagne ; et cet exemple nous montre que notre histoire, semblable à une jeune recrue, n'a eu jusqu'ici que la tâche de ressasser des histoires banales.

Si tout le développement allemand ne dépassait donc pas le développement politique allemand, un Allemand pourrait intervenir dans les problèmes du temps présent tout au plus comme un Russe y interviendrait. Mais si l'individu particulier n'est pas lié par les limites de la nation, la nation tout entière est encore bien moins affranchie par l'affranchissement d'un individu. Les Scythes n'ont pas progressé d'un seul pas vers la culture grecque du fait que la Grèce compte un Scythe au nombre de ses philosophes.

Par bonheur, nous autres Allemands ne sommes pas des Scythes.

De même que les anciens peuples ont vécu leur préhistoire dans l'imagination, dans la mythologie, nous autres Allemands nous avons vécu notre post-histoire dans la pensée, dans la philosophie. Nous sommes les contemporains philosophiques du temps présent, sans en être les contemporains historiques. La philosophie allemande est le prolongement idéal de l'histoire allemande. Lorsque, au lieu des œuvres incomplètes de notre histoire réelle, nous critiquons donc les œuvres posthumes de notre histoire idéale, la philosophie, notre critique est en plein milieu des questions dont le présent dit : that is the question. Ce qui, chez les peuples avancés, constitue un désaccord pratique avec l'ordre social moderne, cela constitue tout d'abord en Allemagne, où cet ordre social n'existe même pas encore, un désaccord critique avec le mirage philosophique de cet ordre social.

La philosophie du droit, la philosophie politique allemande est la seule histoire allemande qui soit au niveau avec le présent moderne officiel. Le peuple allemand est donc forcé de lier son histoire de rêve à son ordre social du moment et à soumettre à la critique, non seulement cet ordre social existant, mais encore sa continuation abstraite. Son avenir ne peut se limiter ni à la négation directe de son ordre juridique et politique réel, ni à la réalisation directe de son ordre juridique et politique idéal. La négation directe de son ordre réel, il la possède en effet dans son ordre idéal, et la réalisation directe de son ordre idéal, il l'a déjà presque dépassée dans l'idée des peuples voisins. C'est donc à juste titre qu'en Allemagne le parti politique pratique réclame la négation de la philosophie. Son tort consiste, non pas à formuler cette revendication, mais à s'arrêter à cette revendication qu'il ne réalise pas et ne peut pas réaliser sérieusement. Il se figure effectuer cette négation en tournant le dos à la philosophie et en lui consacrant, à mi-voix et le regard ailleurs, quelques phrases banales et pleines de mauvaise humeur. Quant aux limites étroites de son horizon, la philosophie ne les compte pas non plus dans le domaine de la réalité allemande, ou bien va jusqu'à les supposer sous la pratique allemande et les théories dont elle fait usage. Vous demandez que l'on prenne comme point de départ de réels germes de vie, mais vous oubliez que le véritable germe de vie du peuple allemand n'a poussé jusqu'ici que sous le crâne de ce même peuple. En un mot : vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la réaliser.

La même erreur, mais avec des facteurs inverses, fut commise par le parti politique théorique, qui date de la philosophie.

Dans la lutte actuelle, ce parti n'a vu que la lutte critique de la philosophie contre le monde allemand ; et il n'a pas considéré que la philosophie passée fait elle-même partie de ce monde et en est le complément, ne fût-ce que le complément idéal. Critique envers son adversaire, il ne le fut pas envers lui-même : il prit, en effet, comme point de départ, les hypothèses de la philosophie ; mais, ou bien il s'en tint aux résultats donnés par la philosophie, ou bien il alla chercher autre part des exigences et des résultats pour les donner comme des exigences et des résultats immédiats de la philosophie, bien qu'on ne puisse – leur légitimité supposée – les obtenir au contraire que par la négation de la philosophie telle qu'elle fut jusqu'ici, c'est-à-dire de la philosophie en tant que philosophie. Nous nous réservons de donner un tableau plus détaillé de ce parti. Son principal défaut peut se résumer comme suit : Il croyait pouvoir réaliser la philosophie, sans la supprimer.

La critique de la philosophie du droit et de la philosophie politique allemande, à laquelle Hegel a donné la formule la plus logique, la plus riche, la plus absolue, est à la fois l'analyse critique de l'État moderne et de la réalité qui s'y trouve liée et la négation catégorique de toute la manière passée de la conscience juridique et politique allemande, dont l'expression la plus universelle, l'expression capitale élevée au rang d'une science, est précisément la philosophie spéculative du droit. Si l'Allemagne seule a pu donner naissance à la philosophie spéculative du droit, cette pensée transcendante et abstraite de l'État moderne dont la réalité reste un au-delà, cet au-delà ne fût-il situé que de l'autre côté du Rhin, réciproquement, la représentation allemande de l'État moderne, cette représentation qui fait abstraction de l'homme réel, n'était, elle aussi, possible que parce que et autant que l'État moderne fait lui-même abstraction de l'homme réel, ou ne satisfait tout l'homme que de façon imaginaire. En politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait. L'Allemagne a été leur conscience théorique. L'abstraction et la présomption de sa pensée ont toujours marché de pair avec le caractère exclusif et trop compact de leur réalité. Si donc le statu quo de l'ordre politique allemand exprime le parachèvement de l'ancien régime, ce qui constitue une écharde dans le corps de l'État moderne, le statu quo de la science politique allemande exprime l'inachèvement de l'État moderne, ce qui constitue la nature morbide de son corps.

Par le seul fait qu'elle est l'adversaire déclaré de l'ancien mode de la conscience politique allemande, la critique de la philosophie spéculative du droit ne s'égare pas en elle-même, mais en des tâches dont la solution ne peut être donnée que par un moyen : la pratique.

La question se pose donc : l'Allemagne peut-elle arriver à une pratique à la hauteur des principes, c'est-à-dire à une révolution qui l'élèvera, non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais à la hauteur humaine, qui sera le proche avenir de ces peuples ?

Il est évident que l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu'elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu'elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même. Ce qui prouve jusqu'à l'évidence le radicalisme de la théorie allemande, donc son énergie pratique, c'est qu'elle prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion. La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l'homme est, pour l'homme, l'être suprême. Elle aboutit donc à l'impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l'homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable, qu'on ne peut mieux dépeindre qu'en leur appliquant la boutade d'un Français à l'occasion de l'établissement projeté d'une taxe sur les chiens « Pauvres chiens ! on veut vous traiter comme des hommes ! »

Même au point de vue historique, l'émancipation théorique présente pour l'Allemagne une importance spécifiquement pratique. En effet, le passé révolutionnaire de l'Allemagne est théorique, c'est la Réforme. À cette époque, la révolution débuta dans la tête d'un moine ; aujourd'hui, elle débute dans la tête du philosophe.

(...)

Mais une révolution radicale allemande semble se heurter à une difficulté capitale.

En effet, les révolutions ont besoin d'un élément passif, d'une base matérielle. La théorie n'est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des besoins de ce peuple. Le désaccord énorme entre les revendications de la pensée allemande et les réponses de la réalité allemande aura-t-il comme correspondant le même désaccord de la société bourgeoise avec l'État et avec elle-même ? Les besoins théoriques seront-ils des besoins directement pratiques ? Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée.

Mais l'Allemagne n'a pas gravi les degrés intermédiaires de l'émancipation politique en même temps que les peuples modernes. Et même les degrés, auxquels elle s'est élevée théoriquement, elle ne les a pas encore atteints dans la pratique. Et comment pourrait-elle, en un saut périlleux, franchir ses propres barrières, mais aussi les barrières des peuples modernes, c'est-à-dire des barrières dont elle doit, dans la réalité, éprouver et poursuivre l'établissement comme une émancipation de ses barrières réelles ? Une révolution radicale ne peut être que la révolution de besoins radicaux, dont il semble précisément qu'il manque les conditions et les lieux d'éclosion.

Mais l'Allemagne, Si elle n'a fait qu'accompagner de l'activité abstraite de la pensée le développement des peuples modernes, sans prendre de part active dans les luttes réelles de ce développement, a partagé les souffrances de ce développement, sans en partager les jouissances ni la satisfaction partielle. À l'activité abstraite d'une part correspond la souffrance abstraite d'autre part. Et un beau jour, l'Allemagne se trouvera donc au niveau de la décadence européenne, avant d'avoir jamais été au niveau de l'émancipation européenne. On pourra la comparer à un fétichiste, qui se meurt des maladies du christianisme.

Si l'on considère tout d'abord les gouvernements allemands, on se rend compte que les circonstances actuelles, la situation de l'Allemagne, l'étiage de la culture allemande, enfin un heureux instinct les poussent à combiner les défauts civilisés du monde politique moderne, dont nous ne possédons pas les avantages, avec les défauts barbares de l'ancien régime, dont nous jouissons pleinement, de telle sorte que l'Allemagne doit participer de plus en plus, sinon à l'intelligence, du moins à la déraison des formations politiques dépassant son statu quo. Y a-t-il par exemple, de par le monde, un pays qui partage avec autant de naïveté que l'Allemagne soi-disant constitutionnelle toutes les illusions du régime constitutionnel, sans en partager les réalités ? Ou bien, le gouvernement allemand ne dut-il pas nécessairement avoir l'idée d'allier les tourments de la censure avec les tourments des lois françaises de septembre, qui supposent la liberté de la presse ? De même qu'au Panthéon romain l'on trouvait les dieux de toutes les nations, on trouvera dans le Saint-Empire germanique tous les péchés de toutes les formes d'État. Cet éclectisme atteindra une hauteur insoupçonnée jusqu'ici. Nous en avons la garantie, notamment dans la gourmandise politico-esthétique d'un roi allemand, qui pense jouer tous les rôles de la royauté, de la royauté féodale ou bureaucratique, absolue ou constitutionnelle, autocratique ou démocratique. Si ce n'est par l'intermédiaire du peuple, du moins en propre personne. Si ce n'est pour le peuple, du moins pour lui-même. L’Allemagne, en tant que personnification du vice absolu du présent politique, ne pourra démolir les barrières spécifiquement allemandes, sans démolir la barrière générale du présent politique.

Ce qui est, pour l'Allemagne, un rêve utopique, ce n'est pas la révolution radicale, l'émancipation générale et humaine, c'est plutôt la révolution partielle, simplement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique ? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s'émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l'émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l'hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l'argent ou la culture.

Il n'est pas de classe de la société bourgeoise qui puisse jouer ce rôle, à moins de faire naître en elle-même et dans la masse un élément d'enthousiasme, où elle fraternise et se confonde avec la société en général, s'identifie avec elle et soit ressentie et reconnue comme le représentant général de cette société, un élément où ses prétentions et ses droits soient en réalité les droits et les prétentions de la société elle-même, où elle soit réellement la tête sociale et le cœur social. Ce n'est qu'au nom des droits généraux de la société qu'une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour emporter d'assaut cette position émancipatrice et s'assurer l'exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l'intérêt de sa propre sphère, l'énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d'un peuple et l'émancipation d'une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu'une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu'une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale ; il faut qu'une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu'en s'émancipant de cette sphère on réalise l'émancipation générale. Pour qu'une classe soit par excellence la classe de l'émancipation, il faut inversement qu'une autre classe soit ouvertement la classe de l'asservissement. L'importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l'importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée.

Tout d'abord, n'importe quelle classe particulière de l'Allemagne manque de la logique, de la pénétration, du courage, de la netteté qui pourraient la constituer en représentant négatif de la société. Mais il lui manque tout autant cette largeur d'âme qui s'identifie, ne fût-ce que momentanément, avec l'âme populaire, cette génialité qui pousse la force matérielle à la puissance politique, cette hardiesse révolutionnaire qui jette à l'adversaire cette parole de défi : Je ne suis rien et je devrais être tout. L'essence de la morale et de l'honnêteté allemandes, des classes aussi bien que des individus, est constituée par cet égoïsme modeste qui fait valoir et permet qu'on fasse valoir contre lui-même son peu d'étendue. La situation réciproque des différentes sphères de la société allemande n'est donc pas dramatique, mais épique. Chacune de ses sphères se met à prendre conscience d'elle-même et à s'établir à côté des autres avec ses revendications particulières, non pas à partir du moment où elle est opprimée, mais à partir du moment où, sans qu'elle y ait contribué en rien, les circonstances créent une nouvelle sphère sociale sur laquelle elle pourra, à son tour, faire peser son oppression. Même le sentiment moral de la classe moyenne allemande n'a d'autre base que la conscience d'être la représentante générale de la médiocrité étroite et bornée de toutes les autres classes. Ce ne sont donc pas seulement les rois allemands qui montent mal à propos sur le trône ; chaque sphère de la société bourgeoise subit une défaite avant d'avoir remporté de victoire ; elle élève sa propre barrière, avant d'avoir abattu la barrière qui la gêne ; elle fait valoir toute l'étroitesse de ses vues, avant d'avoir pu faire valoir sa générosité ; et ainsi, l'occasion même d'un grand rôle est toujours passée avant d'avoir existé, et chaque classe, à l'instant précis où elle engage la lutte contre la classe supérieure, reste impliquée dans la lutte contre la classe inférieure. C'est pourquoi les princes sont en lutte avec la royauté, la bureaucratie avec la noblesse, le bourgeois avec eux tous, tandis que le prolétaire commence déjà la lutte contre le bourgeois. La classe moyenne ose à peine, en se plaçant à son point de vue, concevoir l'idée de l'émancipation, que déjà le développement de la situation sociale ainsi que le progrès de la théorie politique font voir que ce point de vue est déjà suranné ou du moins problématique.

En France, il suffit qu'on soit quelque chose, pour vouloir être tout. En Allemagne, personne n'a le droit d'être quelque chose, à moins de renoncer à tout. En France, l'émancipation partielle est la raison de l'émancipation universelle. En Allemagne, l'émancipation universelle est la condition sine qua non de toute émancipation partielle. En France, c'est la réalité, en Allemagne, c'est l'impossibilité de l'émancipation progressive qui doit enfanter toute la liberté. En France, toute classe du peuple est idéaliste politique, et elle a d'abord le sentiment d'être non pas une classe particulière, mais la représentante des besoins généraux de la société. Le rôle d'émancipateur passe donc successivement, dans un mouvement dramatique, aux différentes classes du peuple français, jusqu'à ce qu'il arrive enfin à la classe qui réalise la liberté sociale, non plus en supposant certaines conditions extérieures à l'homme et néanmoins créées par la société humaine, mais en organisant au contraire toutes les conditions de l'existence humaine dans l'hypothèse de la liberté sociale. En Allemagne, où la vie pratique est aussi peu intellectuelle que la vie intellectuelle est peu pratique, aucune classe de la société bourgeoise n'éprouve ni le besoin ni la faculté de l'émancipation universelle, jusqu'à ce qu'elle y soit forcée par sa situation immédiate, par la nécessité matérielle, par ses chaînes mêmes.

Où donc est la possibilité positive de l'émancipation allemande ?

Voici notre réponse. Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat.

Le prolétariat ne commence à se constituer en Allemagne que grâce au mouvement industriel qui s'annonce partout. En effet, ce qui forme le prolétariat, ce n'est pas la pauvreté naturellement existante, mais la pauvreté produite artificiellement ; ce n'est pas la masse machinalement opprimée par le poids de la société, mais la masse résultant de la décomposition aiguë de la société, et surtout de la décomposition aiguë de la classe moyenne. Ce qui n'empêche pas, cela va de soi, la pauvreté naturelle et le servage germano-chrétien de grossir peu à peu les rangs du prolétariat.

Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l'ordre social actuel, il ne fait qu'énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu'établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu'il y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société. Le prolétariat se trouve alors, par rapport au nouveau monde naissant, dans la même situation juridique que le roi allemand par rapport au monde existant, quand il appelle le peuple son peuple ou un cheval son cheval. En déclarant le peuple sa propriété privée, le roi énonce tout simplement que le propriétaire privé est roi.

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. Et dès que l'éclair de la pensée aura pénétré au fond de ce naïf terrain populaire, les Allemands s'émanciperont et deviendront des hommes.

Résumons le résultat. L'émancipation de l'Allemagne n'est pratiquement possible que si l'on se place au point de vue de la théorie qui déclare que l'homme est l'essence suprême de l'homme. L'Allemagne ne pourra s'émanciper du Moyen Age qu'en s'émancipant en même temps des victoires partielles remportées sur le Moyen Age. En Allemagne, aucune espèce d'esclavage ne peut être détruite, sans la destruction de tout esclavage. L'Allemagne qui aime aller au fond des choses ne peut faire de révolution sans tout bouleverser de fond en comble. L'émancipation de l'Allemand, c'est l'émancipation de l'homme. La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.

Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois.



[Contribution à la critique de la philosophie du droit politique de Hegel, Introduction,  1843]

20 février 2018

Marx dans le texte (2)

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La presse en Hollande aurait provoqué la révolution belge ! Quelle presse ? La presse réformatrice ou la presse réactionnaire ? Question que nous pouvons aussi poser au sujet de la France, et si l'orateur blâme, par exemple, la presse cléricale belge, qui fut en même temps démocratique, qu'il s'en prenne également à la presse cléricale en France, qui fut en même temps absolutiste. Toutes deux ont concouru à la chute de leurs gouvernements. En France, ce n'est pas la liberté de la presse qui a provoqué des révolutions, c'est la censure.

Cela dit, il n'en reste pas moins que la révolution belge apparut d'abord comme une révolution spirituelle, une révolution de la presse. C'est en ce sens seulement que l'on peut affirmer que la presse a fait la révolution belge. Faut-il l'en blâmer ? La révolution doit-elle d'emblée prendre figure matérielle ? Frapper au lieu de parler ? Le gouvernement peut matérialiser une révolution spirituelle ; une révolution matérielle doit d'abord spiritualiser le gouvernement.

La révolution belge est un produit de l'esprit belge. C'est pourquoi la presse, qui est, de nos jours, la plus libre des manifestations de l'esprit, a aussi sa part dans la révolution belge. La presse belge ne serait pas la presse belge, si elle était restée à l'écart de la révolution tout comme la révolution belge ne serait pas belge si elle n'avait pas été en même temps la révolution de la presse. La révolution d'un peuple est totale ; ce qui signifie que chaque sphère se révolte à sa manière particulière ; pourquoi pas la presse en tant que presse ?

(...)

La liberté est à ce point essentielle aux hommes que même ses adversaires la réalisent, tout en combattant sa réalité.

(...)

Nul homme ne combat la liberté ; tout au plus combat-il la liberté des autres. Toute espèce de liberté a donc toujours existé, mais tantôt comme un privilège particulier, tantôt comme un droit universel.

(...)

La presse libre, c'est l'oeil partout ouvert de l'esprit du peuple, c'est l'incarnation de la confiance que la peuple a en lui-même, le lien parlant qui unit l'individu à l'Etat et au monde, la culture incarnée qui transfigure les luttes matérielles en luttes spirituelles et en idéalise la rude forme physique. Elle est l'impitoyable confession qu'un peuple se fait à lui-même, et l'on connaît la vertu rédemptrice de l'aveu. Elle est le miroir spirituel où un peuple se regarde, et la contemplation de soi-même est la première condition de la sagesse. Elle est l'esprit public que l'on peut colporter dans chaque maison à meilleur compte que le gaz matériel. Elle est universelle, omniprésente, omnisciente. Elle est le monde idéal qui jaillit perpétuellement du monde réel et, esprit toujours plus riche, y reflue pour le vivifier à nouveau.

(...)

La première liberté de la presse, c'est de n'être pas un métier. L'écrivain qui la rabaisse jusqu'à en faire un moyen matériel mérite, comme châtiment de cette servitude intérieure, la servitude extérieure, la censure ; ou plutôt son châtiment, c'est son existence même.

Evidemment, la presse existe aussi comme un métier, mais ce n'est pas alors l'affaire des écrivains, c'est celle des imprimeurs et des libraires. Or, ce dont il s'agit ici, ce n'est pas la liberté du travail des imprimeurs et des libraires, mais la liberté de la presse.

[Les délibérations de la Sixième Diète Rhénane, mai 1842, Rheinische Zeitung (Gazette Rhénane)]

 

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Depuis le mois d'avril jusqu'à ce jour, j'ai pu travailler en tout peut-être quatre semaines au plus, et encore pas quatre semaines de suite. J'ai dû passer six semaines à Trèves du fait d'un nouveau décès, le reste de mon temps a été morcelé et gâché par les discussions familiales les plus rebutantes.Ma famille m'a mis des bâtons dans les roues et, en dépit de mon aisance je connais les pires difficultés matérielles. Je ne puis vous importuner du récit de ces tracasseries d'ordre privé ; c'est une vraie chance que les tracasseries publiques ôtent à un homme de caractère toute possibilité de s'irriter à propos de ses affaires personnelles.

(...)

Comme vous vous trouvez au coeur même des nouveautés philosophiques et théologiques, mon désir le plus cher serait d'avoir de vous quelques détails sur la situation présente. Ici on voit bien l'aiguille des heures, mais non celle des minutes.

[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, le 9 juillet 1842]



Il y a quelques jours, j'ai reçu une lettre du petit Meyen (...) où il m'invite à m'expliquer sur mes rapports 1. avec vous et Herwegh, 2. avec les Affranchis, 3. avec les nouveaux principes de la rédaction et sa position à l'égard du gouvernement. J'ai répondu immédiatement et exprimé ouvertement mon point de vue sur les défauts que présentent leurs articles : ils trouvent la liberté dans une forme licencieuse, sans-culottesque et par là- même commode, plutôt que dans un contenu libre, c'est-à-dire indépendant et qui aille au fond des choses. Je les invitai à ne pas se contenter de vagues raisonnements, de phrases pompeuses, à ne pas se montrer trop complaisants vis-à-vis d'eux-mêmes, à s'attacher à analyser exactement les situations concrètes et à faire preuve de connaissances précises. Je leur expliquai que je tenais pour déplacée, que dis-je pour immorale, l'introduction subreptice de dogmes communistes et socialistes, donc d'une nouvelle conception de la vie, dans des comptes-rendus de théâtre, etc. qui n'ont rien à voir avec elle, et que je désirais une discussion toute différente et plus approfondie du communisme, si ce sujet devait venir en discussion. J'ai exprimé ensuite le désir que la religion soit critiquée à travers la situation politique plutôt que la situation politique à travers la religion, parce que ce détour répond mieux à la nature d'un journal et à la formation du public, parce que la religion, vide de substance par elle-même, ne tire pas son existence du ciel, mais de la terre, et s'écroule d'elle-même dès qu'on détruit l'absurde réalité dont elle est la théorie. Enfin je voulais que, si l'on parlait de philosophie, l'on jouât moins avec le label «Athéisme et Cie» (cela fait penser aux enfants qui assurent à qui veut les entendre qu'ils n'ont pas peur du loup-garou), mais qu'on exposât plutôt au peuple le contenu de l'athéisme. Voilà tout.

[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, le 30 novembre 1842]





 

18 février 2018

Vitalité de Marx

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Marx, le coup de jeune

 

 

Humanité - Marx.pngCe numéro «hors-série» de l'Humanité reprend une trentaine de contributions qui alimenteront à coup sûr les débats autour du révolutionnaire allemand, né il y a près de 200 ans.

Des textes relativement brefs qui laissent parfois le lecteur sur sa faim mais qui constituent autant d'invitations à aller plus loin, en premier lieu à lire et à relire Marx lui-même.

Au fil des pages, on retrouve ainsi les belles plumes d'Etienne Balibar, Jacques Bidet, Jean-Numa Ducange, Isabelle Garo, Raymond Huard, Michael Löwy, Yvon Quiniou et quelques autres excellents connaisseurs de l'oeuvre de l'auteur du Capital.

Inutile d'entrer ici dans le détail de tous ces apports. Je me contenterai d'épingler l'entretien accordé par le doyen Lucien Sève qui, à 92 ans, n'a rien perdu de sa verve ni de sa pertinence [1].

Pour lui, «le coup de jeune» du célèbre barbu, suite notamment au beau film de Raoul Peck [2], illustre surtout un regain d'intérêt pour le «Marx révolutionnaire du Manifeste du Parti Communiste».

Il ne faut toutefois pas se raconter d'histoires : «Marx ne pensera jamais à notre place ». Par conséquent, «à nous de penser notre présent avec lui», car «sa pensée est encore opératoire à un point rare».

Certaines controverses sont rapidement abordées telle la problématique de l'aliénation [3] ou la question de la place de l'individu dans le projet communiste. Il développe également sa position au sujet du recours fréquent (et abusif ?) aux concepts de «marxisme»  et de «marxistes» :

«Le scandaleux interdit culturel qui a pesé durant trente ans sur le marxisme aura eu contre son gré un effet positif -c'est la dialectique... Il a fait place presque nette de tant de faux Marx qui ont plus ou moins altéré notre réflexion théorique et politique jusqu'en ce début de XXIème siècle. Sur les nouvelles générations ne pèse plus cette doctrine de parti ni plus guère ce discours d'allure savante à travers lesquelles étaient fléchés de très contestables chemins vers Marx. Je souhaite, quant à moi, que, tout en prenant bonne connaissance de ce que furent les divers marxismes d'hier -on ne dépasse que ce qu'on connaît-, elles se gardent de vouloir édifier un nouveau « marxisme » d'aujourd'hui, le -isme ouvrant à mon sens la voie à de redoutables altérations de la pensée-Marx. Je ne prétends imposer à personne cette façon de voir, je connais de très bons auteurs des deux sexes qui persistent à se dire marxistes. Mais, quant à moi, je plaide cette cause avec vigueur : tout «marxisme» tend à imposer universellement une façon particulière de comprendre Marx, ce qui est toujours dommageable, et qui a été catastrophique dans le monde dit socialiste du siècle dernier. Donc, oui, vive la liberté dans la lecture et l'usage de la pensée marxienne ! Mais attention, c'est une liberté qui coûte très cher en temps de travail, en sérieux dans l'appropriation, en responsabilité dans la mise en oeuvre. Tout rabais est ruineux ».

Je partage largement ce point de vue mais il en existe d'autres, à découvrir entre autre dans cette publication.

L'Humanité Hors-Série, Marx le coup de jeune, 10 € (11 en Belgique !). Avec « en cadeau le livre politique le plus diffusé au monde », à savoir Le Manifeste du Parti Communiste (classé, en 2014, au patrimoine de l'humanité par l'UNESCO).

 

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Images du film réalisé par Raoul Peck

 

 

 

[1] Le tome IV de sa tétralogie « Penser avec Marx aujourd'hui » devrait paraître dans le courant de cette année aux éditions La Dispute.

[2] Le Jeune Karl Marx, sorti en 2017, avec August Diehl, Stefan Konarske et Olivier Gourmet. Bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=93ptytoEG5M

[3] « Je conteste depuis cinquante ans que le concept d'aliénation, central chez le jeune Marx en 1844, ait disparu dans Le Capital, comme le soutenait Althusser, alors qu'il y prend au contraire un sens bien plus mûr ». La correspondance entre Louis Althusser et Lucien Sève, dont la publication (partielle) est annoncée par les Editions Sociales, vaudra sans doute le détour...

 

 

 

 

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14 février 2018

Marx dans le texte (1)

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(...) Mais il ne nous est pas toujours possible d'embrasser la profession à laquelle nous nous croyons appelés, car nos rapports avec la société ont, dans une certaine mesure, commencé avant que nous puissions les déterminer.

(...) L'idée maîtresse qui doit nous guider dans le choix d'une profession, c'est le bien de l'humanité et notre perfectionnement. On aurait tort de croire que ces deux intérêts s'opposent nécessairement, que l'un doive fatalement ruiner l'autre : l'humaine nature est ainsi faite que c'est seulement en oeuvrant pour le bien et la perfection du monde qui l'entoure que l'homme peut atteindre sa propre perfection. S'il ne crée que pour lui-même, il deviendra peut-être un savant célèbre, un grand sage, un poète distingué, mais jamais un homme accompli, un homme vraiment grand.

[Méditations d'un adolescent devant le choix d'une profession, 1835]

 

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[Maison natale de Karl Marx à Trèves (Trier)]

 

(...) Qu'au milieu de ces multiples occupations j'aie dû, pendant le premier semestre, passer bien des nuits blanches, soutenir bien des luttes, subir bien des impulsions extérieures et intérieures, que finalement je n'en sois guère sorti plus riche, qu'elles m'aient fait négliger la nature, l'art, le monde, éloigner mes amis, c'est la réflexion qu'a paru faire mon corps. Un médecin me conseilla la campagne et c'est ainsi que pour la première fois, traversant la ville dans toute sa longueur, j'ai franchi la porte et ai gagné Stralow. Je ne me doutais pas que le jeune homme débile et anémié que j'étais trouverait là robustesse et force physique.

Un voile était tombé, mon saint des saints était en pièces, il fallait y établir de nouveaux dieux.

Partant de l'idéalisme que, soit dit en passant, j'ai confronté et nourri avec ce que me fournissaient Kant et Fichte, j'en suis arrivé à chercher l'idée dans le réel lui-même.

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(...) Pendant mon indisposition, j'avais appris à connaître Hegel d'un bout à l'autre, ainsi que la plupart de ses disciples. A la suite de plusieurs rencontres que j'ai eues à Stralow avec des amis, je me suis retrouvé dans un club de docteurs, parmi lesquels quelques privats-docents et le plus intime de mes amis berlinois, le docteur Rutenberg. Bien des vues contradictoires se manifestaient là dans la discussion, et je m'attachais de plus en plus solidement à cette philosophie d'aujourd'hui, à laquelle j'avais pensé échapper, mais toute musique s'était tue en moi et j'étais saisi d'une vraie rage d'ironie, comme il était normal après tant de négations.

[Lettre à son père, Heinrich Marx, le 10 novembre 1837]

 

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[Hegel]

 

La forme de cette étude aurait été plus rigoureusement scientifique et d’autre part, pour plusieurs développements, moins pédante, si sa destination primitive n’avait pas été celle d’être une dissertation de doctorat. Des raisons extérieures me décident à la faire néanmoins imprimer sous cette forme. Je crois y avoir en outre résolu un problème, insoluble jusqu’ici, de l’histoire de la philosophie grecque.

Les gens compétents savent que pour l’objet de cette étude, il n’existe pas de travaux antérieurs que l’on puisse de quelque manière utiliser. Les papotages de Cicéron et de Plutarque, on les a ressassés jusqu’à l’heure présente. Gassendi, qui a libéré Epicure de l’interdit dont l’avaient frappé les Pères de l’Eglise et tout le Moyen Age, l’époque de la déraison réalisée, ne présente dans son exposé qu’un moment intéressant. Il cherche à accommoder sa foi catholique avec sa science païenne, Epicure avec l’Eglise, ce qui est assurément peine perdue. C’est comme si on voulait jeter la défroque d’une nonne chrétienne sur le corps splendide et florissant de la Laïs grecque. Loin de pouvoir nous instruire sur la philosophie d’Epicure, c’est plutôt d’Epicure que Gassendi prend des leçons de philosophie.

On voudra bien ne voir dans cette étude que l’ébauche d’un écrit plus important où j’exposerai par le détail le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans sa connexion avec l’ensemble de la spéculation grecque. Les défauts de cette étude en ce qui concerne la forme ou d'autres imperfections seront alors supprimés.

Hegel, il est vrai, a déterminé dans l’ensemble avec exactitude l’élément général de ces systèmes, mais le plan admirable de grandeur et de hardiesse de son histoire de la philosophie, date de naissance proprement dite de l’histoire de la philosophie, l’empêchait d’entrer dans le détail ; d’autre part, l’idée qu’il se faisait de ce qu’il appelait spéculatif par excellence empêchait ce penseur gigantesque de reconnaître dans ces systèmes la haute importance qu’ils ont pour l’histoire de la philosophie grecque et pour l’esprit grec en général. Ces systèmes sont la clef de la véritable histoire de la philosophie grecque. Au sujet de leur connexion avec la vie grecque on trouve une esquisse assez profonde dans l’écrit de mon ami Köppen : « Frédéric le Grand et ses adversaires ».

Epicure.jpgSi j’ai ajouté en appendice une critique de la polémique menée par Plutarque contre la théologie d’Epicure, c’est parce que cette polémique n’est pas un phénomène isolé, mais caractérise une espèce : elle représente parfaitement le rapport de l’entendement théologien à la philosophie.

Entre autres choses, nous n’envisagerons pas, dans la critique, la fausseté générale du point de vue de Plutarque, quand il traîne, pour l’y juger, la philosophie devant le tribunal de la religion. N’importe quel raisonnement peut être remplacé par ce passage de David Hume : «C’est certainement une sorte d’injure pour la philosophie de la contraindre, elle dont l’autorité souveraine devrait être reconnue en tous lieux, à plaider sa cause en toute occasion au sujet des conséquences qu’elle entraîne, et à se justifier auprès de tout art et de toute science qu’elle vient à choquer. On pense alors à un roi qui serait accusé de haute trahison à l’égard de ses propres sujets»

La philosophie, tant qu’il lui restera une goutte de sang pour faire battre son cœur absolument libre qui soumet l’univers, ne se lassera pas de jeter à ses adversaires le cri d’Epicure : «Impie n’est pas celui qui fait table rase des dieux de la foule, mais celui qui pare les dieux des représentations de la foule» [Diog. X 123]

La philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée : «En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux» [Eschyle 975]

 

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[Prométhée enchaîné]


Cette profession de foi est sa propre devise qu’elle oppose à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas comme la divinité suprême la conscience de soi humaine. Cette conscience de soi ne souffre pas de rival.

Mais aux tristes sires qui jubilent au spectacle de l’apparente dégradation de la situation sociale de la philosophie, elle fait à son tour la réponse que Prométhée fit à Hermès, serviteur des dieux : «Sache que je ne changerais pas ma misère contre ton esclavage. J’aime mieux être lié à ce rocher que d’être le messager fidèle de Zeus, ton père ! » [Ibid., V, 966-970.]

Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs.

[Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure, thèse de doctorat, mars 1841]



 

05 février 2018

Le Manifeste du Parti Communiste a 170 ans (III)

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A propos du Manifeste

 

 

Bien que les circonstances aient beaucoup changé au cours des vingt-cinq dernières années, les principes généraux exposés dans ce Manifeste conservent dans leurs grandes lignes, aujourd'hui encore, toute leur exactitude. Il faudrait revoir, çà et là, quelques détails. Le Manifeste explique lui-même que l'application des principes dépendra partout et toujours des circonstances historiques données, et que, par suite, il ne faut pas attribuer trop d'importance aux mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd'hui. Etant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années et les progrès parallèles qu'a accomplis, dans son organisation en parti, la classe ouvrière, étant donné les expériences, d'abord de la révolution de février, ensuite et surtout de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est aujourd'hui vieilli sur certains points. La Commune, notamment, a démontré que "la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et la faire fonctionner pour son propre compte" (voir La guerre civile en France, Adresse de l'AIT, où cette idée est plus longuement développée). En outre, il est évident que la critique de la littérature socialiste présente une lacune pour la période actuelle, puisqu'elle s'arrête à 1847. Et, de même, si les remarques sur la position des communistes à l'égard des différents partis d'opposition (chapitre IV) sont exactes aujourd'hui encore dans leurs principes, elles sont vieillies dans leur application parce que la situation politique s'est modifiée du tout au tout et que l'évolution historique a fait disparaître la plupart des partis qui y sont énumérés.

Cependant, le Manifeste est un document historique que nous ne nous attribuons plus le droit de modifier. Une édition ultérieure sera peut-être précédée d'une introduction qui comblera la lacune entre 1847 et nos jours; la réimpression actuelle nous a pris trop à l'improviste pour nous donner le temps de l'écrire.



Karl Marx et Friedrich Engels, 1872



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Bien que le Manifeste soit notre œuvre commune, j'estime néanmoins de mon devoir de constater que la thèse principale, qui en constitue le noyau, appartient à Marx. Cette thèse est qu'à chaque époque historique, le mode prédominant de la production économique et de l'échange, et la structure sociale qu'il conditionne, forment la base sur laquelle repose l'histoire politique de ladite époque et l'histoire de son développement intellectuel, base à partir de laquelle seulement elle peut être expliquée; que de ce fait toute l'histoire de l'humanité (depuis la décomposition de la communauté primitive avec sa possession commune du sol) a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploiteuses et exploitées et opprimées; que l'histoire de cette lutte de classes atteint à l'heure actuelle, dans son développement, une étape où la classe exploitée et opprimée - le prolétariat - ne peut plus s'affranchir du joug de la classe qui l'exploite et l'opprime - la bourgeoisie - sans affranchir du même coup, une fois pour toutes, la société entière de toute exploitation, oppression, division en classes et lutte de classes.



Friedrich Engels, 1888

 

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Il nous donne dans sa simplicité classique l'expression réelle de cette situation : le prolétariat moderne est, se pose, croît et se développe dans l'histoire contemporaine comme le sujet concret, comme la force positive, et le communisme devra nécessairement être l'aboutissement de son action inévitablement révolutionnaire. Et c'est pour cela que cette oeuvre, en donnant à sa prédiction une base théorique, et en l'exprimant en formules brèves, rapides, concises et mémorables, forme un recueil, bien plus, une mine inépuisable de graines de pensée, que le lecteur peut féconder et multiplier indéfiniment.



Antonio Labriola, 1895



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Cette plaquette vaut des tomes : son esprit fait vivre et se mouvoir, jusqu'à nos jours, l'ensemble du prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.

 

Lénine, 1896

 

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Cet ouvrage expose avec une clarté et une rigueur remarquables la nouvelle conception du monde, le matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique, science la plus vaste et le plus profonde de l'évolution, la théorie de la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l'histoire mondiale au prolétariat, créateur d'une société nouvelle, la société communiste.

 

Lénine, 1913

 

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A l'heure présente le socialisme est l'ultime planche de salut de l'humanité. Au dessus des remparts croulants de la société capitaliste on voit briller en lettres de feu le dilemme prophétique du Manifeste du Parti Communiste : socialisme ou retombée dans la barbarie !

 

Rosa Luxemburg, 1918

 

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Le Manifeste n'était pas une révélation, il ne faisait que refléter sous la forme la plus limpide et la plus ramassée les conceptions du monde acquises par ses auteurs. Pour autant qu'on puisse en juger par le style, c'est Marx qui a pris la plus grande part à la rédaction définitive, bien qu'Engels, comme le montre son premier projet, n'ait rien à envier à Marx quant à la compréhension des problèmes, et doive être légitimement considéré comme coauteur à part entière du Manifeste.

 

Franz Mehring, 1918

 

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Ce document renferme tous les résultats du travail scientifique que Marx et Engels, en particulier le premier, avaient accompli de 1845 à 1847.

 

David Riazanov, 1922

 

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Quel autre livre pourrait se mesurer même de loin avec le Manifeste communiste ? Cependant, cela ne signifie nullement qu'après 90 années de développement sans exemple des forces productives et de grandioses luttes sociales, le Manifeste n'ait pas besoin de rectifications et de compléments. La pensée révolutionnaire n'a rien de commun avec l'idolâtrie. Les programmes et les pronostics se vérifient et se corrigent à la lumière de l'expérience, qui est pour la pensée humaine l'instance suprême. Des corrections et des compléments, ainsi qu'en témoigne l'expérience historique même, ne peuvent être appliqués avec succès qu'en partant de la méthode qui se trouve à la base du Manifeste.

 

Léon Trotsky, 1937

 

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Le processus révolutionnaire n'apparaît pas encore, au moment du Manifeste et dans le Manifeste, avec tous ses problèmes et toute son ampleur. Tout en pensant que l'avènement du communisme dépend de conditions multiples et ne peut être que l'aboutissement d'une période historique, Marx semble penser que cet avènement est proche. Il semble imaginer, après la prise du pouvoir politique par le prolétariat, lors d'une crise européenne, une marche continue vers le communisme, sans arrêts, sans régressions momentanées. Il semble donc encore se représenter une période de «révolution permanente» consistant d'abord en une révolution politique, puis en une transformation sociale continue et rapide par le moyen de l'Etat politique ainsi conquis. Seule l'étude du capitalisme, lorsqu'il aura rétabli la situation après l'ébranlement des années 48, permettra à Marx d'approfondir et de différencier ces notions fondamentales ; en particulier, il développera l'analyse de la crise économique dans le Capital. La ligne générale, l'essentiel du Manifeste restera, mais les affirmations qu'il contient dans ce cadre général seront par la suite revues et approfondies (non pas révisées!).

 

Henri Lefebvre, 1947

 

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Le Manifeste ne contient rien que les auteurs n'aient exprimé auparavant dans d'autres écrits. Mais ils y résumèrent leurs convictions sous une forme accessible à tous et en une langue massive, précise et dégagée de toute formule hégélienne. C'est peut-être, avant tout, la puissance suggestive du style qui a assuré à cet écrit sa place au premier rang des écrits politiques populaires de tous les temps : rien dans ce genre, au cours du XIXème siècle, ne peut lui être comparé. Le Manifeste est un appel enthousiasmant, non un lourd traité de science sociale.

 

Werner Blumenberg, 1962

 

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Trop d'intellectuels universitaires, dits «sérieux», sont disposés à la rigueur à admirer le Marx scientifique du Capital mais ferment les yeux et font les dégoûtés devant les pages crues et toutes politiques du Manifeste. Celui-ci demeure pour nous un modèle d'intervention pratique du point de vue ouvrier dans la lutte de classes.

 

Mario Tronti, 1966

 

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Le Manifeste n'a pas joué un très grand rôle dans le développement de la Révolution de 1848. Les idées qu'il exprimait étaient très en avance sur la conscience du prolétariat, et les communistes représentaient à l'époque une infime minorité. Mais il venait à point nommé. En juin 1848, la classe ouvrière parisienne montait sur les barricades et sa lutte était maintenant ouvertement dirigée contre la bourgeoisie. L'histoire allait montrer que la question posée désormais était l'antagonisme entre le travail et le capital. Le prolétariat trouvait au moment où il entrait sur la scène politique l'arme décisive qui le mènerait à la victoire. On sait quel rôle le Manifeste a joué par la suite et celui qu'il joue encore dans le monde. Rarement texte n'a connu une telle audience et n'a connu une telle efficacité. Il est un des accoucheurs du monde contemporain.

 

Emile Bottigelli, 1967

 

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Le Manifeste n'a pas son origine dans un certain nombre d'esquisses rédigées indépendamment les unes des autres par Marx-Engels ou dans l'unique esquisse d'Engels d'octobre-novembre 1847, mais remonte à un projet de profession de foi de juin 1847 auquel participa Engels et qui fut soumis aux communes pour discussion.

 

Bert Andréas, 1972

 

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Le Manifeste n'est pas une simple exposition de doctrine -ce qui a été la manière la plus courante de le traiter, en dehors des circonstances de temps et de lieu- mais la plate-forme programmatique et politique des communistes en vue d'une révolution spécifique, celle dont l'explosion leur paraît imminente dans certains pays et proches dans d'autres.

 

Fernando Claudin, 1976

 

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Ce ne sont pas les classiques qui peuvent nous dire ce que nous avons à faire aujourd'hui ; c'est ce que nous avons à faire aujourd'hui qui nous dit ce qui demeure vivant chez eux.

 

Lucien Sève, 1983

 

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Si, dans l'Idéologie allemande et surtout dans Misère de la philosophie, Marx a redécouvert la politique en tant que moyen nécessaire de la révolution prolétarienne, cette démarche se confirme et s'amplifie dans le Manifeste Communiste, qui réintroduit même la notion d'Etat, constamment critiquée auparavant. Préparée par les oeuvres antérieures, cette insistance sur la dimension politique marque une étape importante dans l'évolution de la pensée marxienne.

 

Maurice Barbier, 1992

 

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Le Manifeste Communiste est un des principaux textes de l'histoire mondiale. C'est le document fondateur du courant communiste (marxiste-révolutionnaire) du mouvement ouvrier. En rupture avec toutes les autres idéologies en vogue au début du XIXème siècle, il donne pour la première fois une base rationnelle, objective, scientifique à l'existence et à l'activité de la classe ouvrière. Dans ce sens, il s'agit aussi d'un tournant capital dans l'histoire du mouvement ouvrier naissant. Voilà pour le contenu. Et puis il y a le style. La force du raisonnement est portée par un élan et une pugnacité sans pareil. Les contemporains, de haut en bas de l'échelle sociale, ne s'y sont pas trompés.

 

François Vercammen, 1998

 

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Quand la lutte quitte le champ de l'analyse historique pour intégrer le présent, le Manifeste est un document sur les choix, les possibilités, et a fortiori les certitudes. Entre «maintenant» et ce temps imprévisible où «au cours du développement» apparaîtra «une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous», se trouve le domaine de l'action politique.

 

Eric Hobsbawm, 1998

 

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Le Manifeste est l'illustration développée de la thèse d'une révolution communiste, imminente et inéluctable. En même temps, la portée de ce texte dépasse largement la conjoncture de sa commande, en raison de l'écho et de la diffusion considérables qu'il connaîtra, le plus souvent longtemps après sa rédaction (...). Texte de loin le plus célèbre de Marx -et l'on oublie souvent la part prise par Engels à sa rédaction-, souvent lu comme le bréviaire des révolutions passées et à venir, il doit être pour cette raison tout spécialement replacé dans son contexte historique ainsi que dans le mouvement propre de la recherche marxienne de cette époque.

 

Isabelle Garo, 2000

 

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C'est un texte fondateur, inaugural, déclaratif. Prophétique et performatif, il mêle inextricablement le constat de ce qui est et l'énoncé de ce qui doit être, le pronostic et le programme, la déduction logique et le but de l'effort à fournir. Le déclarer actuel ou dépassé n'a guère de sens : ces jugements supposent un simple jeu d'avancées et de retards sur un même fil chronologique du temps. Or, le Manifeste brise cette ligne temporelle et s'offre aux perpétuelles remises en jeu de sa réception.

 

Daniel Bensaid, 2000

 

 

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04 février 2018

Le Manifeste du Parti Communiste a 170 ans (II)

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Le Manifeste du Parti Communiste est fréquemment (ré-)édité et il est donc (relativement) aisé de se le procurer en librairie.

Il existe de très nombreuses éditions de ce texte, dans différentes variantes de traductions, souvent accompagnées de présentations, préfaces commentaires et annotations de «spécialistes» de Marx.

Petit inventaire :

 

MPC Aubier.jpgAubier Montaigne, 1971. Il s'agit d'une édition bilingue (allemand/français). Traduction et présentation : Emile Bottigelli. Comprend aussi différentes préfaces de Marx et Engels, une chronologie, une bibliographie et des annexes.

 

 

 

Garnier-Flammarion, 1998. Reprend la présentation d'Emile Bottigelli manifeste gf.jpgdont référence ci-dessus. Edition revue, augmentée et annotée par Gérard Raulet, avec des documents annexes, notamment sur les différentes publications du Manifeste dans les décennies post-1848. Préfaces des auteurs, chronologie et bibliographie.

 

 

 

MPC Messidor.jpgMessidor/Editions sociales, 1986. Traduction revue par Gérard Cornillet, présentation de Raymond Huard, explications de textes par Raymond Huard et Lucien Sève. En plus des traditionnelles préfaces de différentes rééditions, comprend également «Les principes du communisme» (1847) d'Engels. Orientation bibliographique, index des matières et des noms.

 

 

Livre de Poche, 1973. Suivi de «La critique du programme de Gotha» (1875) de MPC LP.jpgMarx. Traduction de Corine Lyotard. Introduction, notes et commentaires de François Châtelet.

 

 

 

 

 

MPC Bordas.jpgBordas, 1986. Commentaires et notes de François Châtelet.

 

 

 

 

 

 

UGE 10/18, 1973. Suivi de : «Les luttes de classes en France». Avec une manifeste 10-18.jpgintroduction de Robert Mandrou.

 

 

 

 

 

MPC Nathan.jpgNathan, 1981. Préface de Jean Bruhat. Présentation et commentaires de Gérard Noiriel et de Jean-Jacques Barrère. Iconographie, glossaire, bibliographie et indications biographiques concernant les auteurs cités.

 

 

 

 

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Librio, 1998. Précédé de «Lire le Manifeste» de Claude Mazauric. Avec différentes préfaces des deux auteurs.

 

 

 

 

 

MPC Gallimard.jpgGallimard, 1965 (in Oeuvres, Economie I, Bibliothèque de la Pléiade). Edition établie et annotée par Maximilien Rubel. A noter que ce volume reprend une vaste (et utile) chronologie de la vie et de l'oeuvre de Karl Marx.

 

 

 

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1001 Nuits, 1994. Traduction de Laura Lafargue. Avec des observations de Raoul Vaneigem. Chronologie et repères bibliographiques.

 

 

 

 

 

MPC Pathfinder.jpgPathfinder, 2009. Introduction de Léon Trotsky, écrite en 1937. Un fac-similé d'une version du Manifeste datant de 1945, avec cette préface du fondateur de la IVème Internationale, avait déjà été édité par la Fondation Léon Lesoil, en 1976.

 

 

 

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Soleil Manga, 2012. Le Manifeste en bande dessinée made in Japan ! Pas seulement pour le fun car cette version didactique est très accessible...

 

 

 

 

Naturellement, on peut aussi aisément trouver Le Manifeste du Parti Communiste en ligne, sur le Net. Par exemple  :

 

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe...

 

https://www.ucc.ie/archive/hdsp/Literature_collection/Man...

 

http://www.bibebook.com/files/ebook/libre/V2/marx_karl_-_...

 

Il existe également des versions audio, comme sur Youtube :

 

https://www.youtube.com/watch?v=q2j37xpNQUo

 

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03 février 2018

Le Manifeste du Parti Communiste a 170 ans (I)

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Février 1848. Un «manifeste» est publié en langue allemande, à Londres : Manifest der Kommunistischen Partei.

Il a été rédigé par deux jeunes intellectuels et révolutionnaires rhénans, Karl Marx et Friedrich Engels, mandatés par la «Ligue des Communistes» qu'ils avaient rejointe en 1847. Le premier n'a pas encore atteint son trentième anniversaire, le second est son cadet de 2 ans.

A peine l'opuscule sorti de l'imprimerie éclate en France la révolution, prélude à une série d'explosions révolutionnaires qui vont ébranler les structures de la vieille Europe monarchique. Un télescopage symbolique entre une oeuvre militante de grande portée théorique destinée prioritairement à la classe ouvrière et un mouvement réel qui va embraser le continent européen une année durant. Même si ce document n'a pas eu de réelle incidence sur le déroulement de ce « Printemps des peuples ».

Un quart de siècle plus tard, dans une préface écrite pour une nouvelle édition allemande, Marx et Engels précisent que la situation a «beaucoup changé au cours des 25 dernières années» mais qu'ils ne se reconnaissent «plus le droit d'y rien y changer» car «le Manifeste est un document historique» [1].

Historique, assurément. Le Manifeste est un document qui a marqué son époque et qui est connu partout dans le monde. Il serait même le texte le plus traduit et le plus diffusé après la Bible ! Assertion vraie ou fausse, sa notoriété internationale est incontestable et ses 23 pages (dans l'édition originale) ont été beaucoup lues et beaucoup discutées.

Mais quel est encore l'intérêt d'un écrit vieux de 170 ans ? Certes, notre monde n'est plus celui de Marx et d'Engels ; il n'a cessé d'évoluer. Il reste toutefois un monde intolérable dominé par le capital qui doit être radicalement transformé.

 

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La lutte des classes comme moteur du développement des sociétés et des combats politiques qui en découlent, la nécessité d'abolir la «propriété bourgeoise», l'internationalisme, l'ambition révolutionnaire, la dialectique de «l'émancipation individuelle» et de «l'émancipation collective», ne sont pas des perspectives obsolètes renvoyant à un passé définitivement révolu !

Le Manifeste, qui a gardé toute sa tonicité et une forte cohésion, demeure un outil de réflexion et de proposition pertinent, un point d'appui utile dans nos confrontations avec le système de la production marchande généralisée.

Bien sûr, le Manifeste -qui ne synthétise pas toutes les conceptions de Marx et Engels- n'est pas un texte sacré pour dévots ; il se réfère à des événements aujourd'hui oubliés, il évoque des noms méconnus depuis longtemps et il a recours à un vocabulaire propre au XIXème siècle ; il ne peut donc répondre à toutes les interrogations contemporaines.

Mais celles et ceux qui refusent de se soumettre au désordre capitaliste persistant et qui continuent à oeuvrer pour l'émancipation humaine auraient tort d'ignorer ce document décisif dans l'histoire du mouvement social.

Il faudra toujours le lire et le relire pour stimuler l'indispensable réflexion sur le pourquoi et le comment des luttes de notre temps...

 

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[1] Préface à l'édition allemande de 1872.

 

 

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