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19 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 182

"On ne peut certes pas opposer de manière manichéenne une légende dorée du “léninisme sous Lénine” au léninisme sous Staline, les années vingt lumineuses aux sombres années trente, comme si rien n'avait encore commencé à pourrir au pays des soviets. La bureaucratisation est immédiatement à l’œuvre. L'activité policière de la Tchéka a sa logique propre. Le bagne politique des îles Solovski est ouvert dès le lendemain de la guerre civile.

Alors que la guerre civile s'achève, la désastreuse répression de Kronstadt met à l'ordre du jour un changement de cap. Lénine a certes perçu la crise du printemps 1921 comme un signal d'alarme. Malgré la résistance de la direction bolchévique et de l'Internationale, il a impulsé la réorientation économique de la Nep. Mais la libéralisation politique n'accompagne pas le virage économique : dès le Xème congrès, la liberté d'expression est limitée. Il interdit les tendances et les fractions. Les libertés démocratiques sont à nouveau réduites au lieu d'être élargies.

Le sens de ce scénario inédit n'est pourtant pas instantanément intelligible pour les acteurs plongés dans le tourbillon de l'histoire.

Le processus de la contre-révolution bureaucratique n'est pas un événement symétrique d'Octobre, facilement datable. Il ne se fait pas en un jour. Il opère par paliers, par une succession d'événements, dont l'importance n'apparaît qu'après coup. Les acteurs eux-mêmes n'ont cessé de s'opposer sur cette périodisation, non par goût immodéré de la précision historique, mais pour en déduire des tâches politiques. Les témoignages d'Alfred Rosmer, de Max Eastman, de Boris Souvarine, de Panaït istrati, de Walter Benjamin, de Zamiatine et de Boulgakov (dans leur lettre à Staline), la poésie de Maïakovski, les tourments de Mandelstam, les carnets de Babel, etc., contribuent à éclairer les multiples facettes du phénomène, son développement, sa progression, ses contradictions."

 

 

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14 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 177

"Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l'observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés.

 

(...)

 

La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.

 

A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience.

 

Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l'on représente ce processus d'activité vitale, l'histoire cesse d'être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l'action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes."

 

 

 

 

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01 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 164

"Être foncièrement convaincu qu’est à haut point pertinente la visée communiste marxienne pour aujourd’hui et demain non seulement n’incline pas à quelque indulgence envers le stalinisme sous toutes ses formes, mais ajoute encore au contraire à la sévérité : personne ne pouvait faire tort à la cause communiste autant que l’a fait Staline."

 

 

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16 février 2023

"BOUQUINAGE" - 151

"Il arrive que des auteurs écrivent des livres à foison, mais qu'arrivés à l'âge de la maturité où les idées se sédimentent ils ne fassent que remettre sur le métier le même livre camouflé derrière des variations plus ou moins stériles. Gorz n'a pas été de ceux-là. Profond dans ses investigations, il n'a pas été moins disponible pour continûment réviser ses idées, explorer de nouveaux territoires intellectuels, découvrir de nouveaux candidats à l'insoumission, avec pour immuable objectif de faire jaillir du réel des propositions censées donner libre carrière à l'utopie concrète. Ce à quoi André Gorz a obstinément travaillé, c'est à imaginer “une société non capitaliste et non marchande porteuse de liberté et qui fasse rêver.” [Lettre à Denis Clerc, 19 mai 1983] Le chemin a été long et sinueux."

 

 

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10 février 2023

"BOUQUINAGE" - 145

"Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste."

 

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09 février 2023

"BOUQUINAGE" - 144

"Une fois abolies l'armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l'ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l'outil spirituel de l'oppression, le pouvoir des prêtres ; elle décréta la dissolution et l'expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants. Les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée, pour y vivre des aumônes des fidèles, à l'instar de leurs prédécesseurs, les apôtres. La totalité des établissements d'instruction furent ouverts au peuple gratuitement, et en même temps débarrassés de toute ingérence de l’Église et de l’État."

 

 

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28 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 101

"Les faits sont là : il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV.

Les politiques conçues pour réduire l'ingérence de l’État dans l'économie finissent en réalité par produire plus de réglementations, plus de bureaucrates, plus d'interventions policières ! Cet apparent paradoxe s'observe si régulièrement que nous sommes en droit, je pense, de l'élever à la dignité de loi sociologique générale. Je propose de l'appeler la “loi d'airain du libéralisme”, et de la formuler ainsi :

Loi d'airain du libéralisme. Toute réforme du marché – toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché – aura pour effet ultime d'accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse, et l'effectif total des agents de l’État."

 

 

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27 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 100

"Tel que nous le définissons plus précisément, le romantisme est une critique culturelle, ou une révolte, contre la modernité capitaliste-industrielle au nom de valeurs passées, prémodernes ou précapitalistes. En tant que vision du monde, il est présent dans toute une série de créations culturelles: littérature et art, religion et philosophie, théorie politique, historiographie, anthropologie, et même économie politique. Il perçoit dans l'avènement de la société bourgeoise moderne une perte décisive de valeurs humaines, sociales et spirituelles qui existaient dans un passé réel ou imaginaire - le Moyen Âge, la Grèce homérique, le communisme primitif, et autres.

La contestation romantique s'inspire toujours de valeurs précapitalistes -sociales, culturelles ou religieuses- et se caractérise par la nostalgie d'un paradis perdu, d'un âge d'or du passé. Mais cela ne signifie pas qu'elle soit toujours réactionnaire et rétrograde. Le romantisme peut prendre des formes régressives, rêvant d'un retour imaginaire au passé, mais aussi des formes révolutionnaires qui aspirent à une utopie future faisant un détour par le passé.

(...)

La perspective romantique est donc en contradiction directe avec ce que l'on a appelé “le régime moderne d'historicité”, fondé sur la croyance que le “Progrès” est inévitable et sur le rejet du passé prémoderne comme “archaïque”.

(...)

Comme nous l'avons déjà suggéré, le romantisme ne conteste pas toujours le système capitaliste dans son ensemble, mais réagit souvent à un certain nombre de traits de la modernité qu'il trouve particulièrement odieux et insupportables. Voici quelques exemples marquants -dans une liste qui est loin d'être exhaustive- de composantes caractéristiques et interdépendantes de la civilisation moderne fréquemment déplorées ou dénoncées dans les œuvres romantiques :

1) Le désenchantement du monde. (...)

2) La quantification du monde. (...)

3) La mécanisation du monde. (...)

4) La dissolution des liens sociaux. (...)

 

À cette liste de thèmes romantiques prédominants, il convient d'ajouter celui qui est au centre de cette étude : la destruction de la nature. Le gaspillage, la dévastation et la désolation infligées à l'environnement naturel par la civilisation industrielle sont souvent un motif profond de tristesse et de colère romantique. Elle est intimement liée aux quatre objets précédents de la protestation romantique. Nostalgiques de l'harmonie perdue entre l'homme et la nature, consacrant parfois la nature comme l'objet d'un culte mystique, de nombreux romantiques ont observé avec mélancolie et désespoir les progrès de la mécanisation et de l'industrialisation, la conquête moderne de l'environnement qui a conduit à la disparition des espaces sauvages et à la défiguration de beaux paysages. L'empoisonnement de la vie sociale par l'argent et l'empoisonnement de l'air par la fumée industrielle sont compris par certains romantiques comme des phénomènes parallèles, issus de la même racine perverse - la domination impitoyable de l'utilitarisme et du mercantilisme, le pouvoir dissolvant du calcul quantitatif. Dans le monde capitaliste désenchanté, la nature cesse d'être un royaume magique et spirituel, une création divine ou la splendeur sacrée de la beauté. Les forêts, les rivières et les paysages sont réduits à l'état de matières premières, exploitées jusqu'à épuisement."

 

 

 

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