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29 juin 2018

Pensées intempestives (VIII)

 

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« Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro. C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde : c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on en conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre. Aux préfets de Charles X comme au lecteur du Figaro d’aujourd’hui, la grève apparaît d’abord comme un défi aux prescriptions de la raison moralisée : faire grève, c’est "se moquer du monde", c’est–à-dire enfreindre moins une légalité civique qu’une légalité "naturelle", attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu’est le bon sens.

Car ceci, le scandale vient d’un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu’elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas. C’est la raison qui souffre et se révolte : la causalité directe, mécanique, computable, pourrait-on dire, qui nous est déjà apparue comme le fondement de la logique petite-bourgeoise dans les discours de M. Poujade, cette causalité-là est troublée : l’effet se disperse incompréhensiblement loin de la cause, il lui échappe, et c’est là ce qui est intolérable, choquant.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire des rêves petits-bourgeois, cette classe a une idée tyrannique, infiniment susceptible, de la causalité : le fondement de sa morale n’est nullement magique, mais rationnel. Seulement, il s’agit d’une rationalité linéaire étroite, fondée sur une correspondance pour ainsi dire numérique des causes et des effets. Ce qui manque à cette rationalité-là, c’est évidemment l’idée des fonctions complexes, l’imagination d’un étalement lointain des déterminismes, d’une solidarité des événements, que la tradition matérialiste a systématisée sous le nom de totalité.

La restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les "hommes" sont solidaires : ce que l’on oppose, ce n’est donc pas l’homme à l’homme, c’est le gréviste à l’usager. L’usager, (appelé aussi homme de la rue, et dont l’assemblage reçoit le nom innocent de population : nous avons déjà vu tout cela dans le vocabulaire de M. Macaigne), l’usager est un personnage imaginaire, algébrique pourrait-on dire, grâce auquel il devient possible de rompre la dispersion contagieuse des effets, et de tenir ferme une causalité réduite sur laquelle on va enfin pouvoir raisonner tranquillement et vertueusement. En découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit un une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d’apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui est expressément adressé. L’usager, l’homme de la rue, le contribuable sont donc à la lettre des personnages, c’est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales, dont on sait qu’elle a été le premier principe idéologique de la Révolution bourgeoise.

C’est qu’en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l’individu en essences. Ce que tout le théâtre bourgeois fait de l’homme psychologique, mettant en conflit le Vieillard et le Jeune Homme, le Cocu et l’Amant, le Prêtre et le Mondain, les lecteurs du Figaro le font, eux aussi, de l’être social : opposer le gréviste et l’usager, c’est constituer le monde en théâtre, tirer de l’homme total un acteur particulier, et confronter des acteurs arbitraires dans le mensonge d’une symbolique qui feint de croire que la partie n’est qu’une réduction parfaite du tout.

Ceci participe d’une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu’on peut le désordre social. Par exemple, la bourgeoisie ne s’inquiète pas, dit-elle, de savoir qui, dans la grève, a tort ou raison : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : la grève est réduite à une incidence solitaire, à un phénomène que l’on néglige d’expliquer pour mieux en manifester le scandale. De même le travailleur des Services publics, le fonctionnaire seront abstraits de la masse laborieuse, comme si tout le statut salarié de ces travailleurs était en quelque sorte attiré, fixé et ensuite sublimé dans la surface même de leurs fonctions. Cet amincissement intéressé de la condition sociale permet d’esquiver le réel sans abandonner l’illusion euphorique d’une causalité directe, qui commencerait seulement là d’où il est commode à la bourgeoisie de la faire partir : de même que tout d’un coup le citoyen se trouve réduit au pur concept d’usager, de même les jeunes Français mobilisables se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence militaire que l’on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de la logique universelle : le statut militaire devient ainsi l’origine inconditionnelle d’une causalité nouvelle, au-delà de laquelle il sera désormais monstrueux de vouloir remonter : contester ce statut ne peut donc être en aucun cas l’effet d’une causalité générale et préalable (conscience politique du citoyen), mais seulement le produit d’accidents postérieurs au départ de la nouvelle série causale : du point de vue bourgeois, refuser pour un soldat de partir ne peut être que le fait de meneurs ou de coups de boisson, comme s’il n’existait pas d’autres très bonnes raisons à ce geste : croyance dont la stupidité le dispute à la mauvaise foi, puisqu’il est évident que la contestation d’un statut ne peut expressément trouver racine et aliment que dans une conscience qui prend ses distances par rapport à ce statut.

Il s’agit d’un nouveau ravage de l’essentialisme. Il est donc logique qu’en face du mensonge de l’essence et de la partie, la grève fonde le devenir et la vérité du tout. Elle signifie que l’homme est total, que toutes ses fonctions sont solidaires les unes des autres, que les rôles d’usager, de contribuable ou de militaire sont des remparts bien trop minces pour s’opposer à la contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous. En protestant que cette grève la gêne, la bourgeoisie témoigne d’une cohésion des fonctions sociales, qu’il est dans la fin même de la grève de manifester : le paradoxe, c’est que l’homme petit-bourgeois invoque le naturel de son isolement au moment précis où la grève le courbe sous l’évidence de la subordination. »

 

[Roland BARTHES, Mythologies, Seuil (« Points »), Paris, 1970, p.125-128]

 

 

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25 juin 2018

Marx dans le texte (11)

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(...). En France la danse va recommencer au printemps. L'infâme république bourgeoise a continué sur sa lancée et tous ses péchés n'ont fait que croître et embellir.

 

[Lettre de Marx à Eduard Müller-Tellering, 15 janvier 1849]

 

 

(...). Ici règne une réaction royaliste, plus impudente que sous Guizot, qui ne saurait être comparée qu'à celle d'après 1815. Paris est morne. En plus le choléra, qui fait des ravages extraordinaires. Cependant jamais le volcan de la révolution n'a été si près d'une éruption colossale que maintenant à Paris. Des détails à ce sujet plus tard. Je suis en contact avec le parti révolutionnaire tout entier et dans quelques jours j'aurai tous les journaux révolutionnaires à ma disposition.

 

[Lettre de Marx à Engels, 7 juin 1849]

 

 

(...). Je te le dis, si je ne reçois pas d'aide d'un côté ou de l'autre, je suis perdu, vu que ma famille est également ici et que le dernier bijou de ma femme a déjà pris le chemin du mont-de-piété.

 

[Lettre de Marx à Joseph Weydemeyer, 13 juillet 1849]

 

 

(...). Les libre-échangistes anglais sont des bourgeois radicaux qui veulent rompre radicalement avec l'aristocratie, pour pouvoir régner sans partage. Ce qu'ils oublient de voir, c'est que, ce faisant, ils font entrer en scène, malgré eux, le peuple et le portent au pouvoir. Pas d'exploitation des peuples par la guerre moyenâgeuse, mais uniquement par la guerre commerciale, voilà le parti de la paix. L'attitude de Cobden dans l'affaire hongroise avait un point de départ directement pratique. La Russie cherche actuellement à contracter un emprunt. Cobden, représentant de la bourgeoisie industrielle, interdit cette affaire à la bourgeoisie d'argent, et en Angleterre, c'est l'industrie qui règne sur la banque, tandis qu'en France la banque règne sur l'industrie.

(...)

Le colosse absolutiste ne peut par conséquent rien faire, proclame l'orgueilleux bourgeois anglais, sans notre fric, et nous ne lui en prêtons pas. Nous menons, par des moyens entièrement bourgeois, encore une fois la guerre de la bourgeoisie contre l'absolutisme féodal. Le veau d'or est plus puissant que tous les autres veaux qui siègent sur les trônes du monde.

 

[Lettre de Marx à Ferdinand Freiligrath, 31 juillet 1849]

 

 

(... ). Je suis assigné à résidence dans le département du Morbihan : les Marais Pontins de Bretagne. Tu comprendras que je n'accepte pas cette tentative camouflée d'assassinat. Je quitte donc la France.

On ne me donne pas de passeport pour la Suisse, il me faut donc aller à Londres ; je pars demain. Du reste, la Suisse sera bientôt hermétiquement fermée et les souris seraient prises au piège d'un seul coup.

En outre, j'ai des perspectives positives de fonder à Londres un journal allemand. Une partie de l'argent m'est assurée.

Il faut donc que tu viennes immédiatement à Londres. De plus, il y va de ta sécurité.

(...)

Je compte positivement sur ta venue : tu ne peux pas rester en Suisse. A Londres, nous ferons des affaires.

 

[Lettre de Marx à Engels, 23 août 1849]

 

 

(...). Un autre événement qui n'est pas encore visible sur le continent est l'approche d'une énorme crise industrielle et commerciale. Si le continent reporte sa révolution après le déclenchement de cette crise, l'Angleterre devra peut-être, même si cela ne lui plaît pas, être d'emblée l'alliée du continent révolutionnaire. Si la révolution éclatait plus tôt -à moins que ce ne soit motivé par une intervention russe- ce serait, à mon avis, un malheur ; en effet, maintenant que le commerce va toujours ascendant, les masses ouvrières et tout le petit commerce, etc. en France, Allemagne, etc. sont peut-être révolutionnaires en paroles, mais sûrement pas en réalité.

 

[Lettre de Marx à Joseph Weydemeyer, 19 décembre 1849]

 

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24 juin 2018

Pensées intempestives (VII)

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 « Personne n'ignore aujourd'hui, sauf quelques dogmatiques entêtés, qu'il y a dans la pensée de Marx un côté utopique. Les fins simultanées ou successives de la religion, de la philosophie, du salariat et des classes, du marché et de l'argent, du travail, de l'histoire, de l'Etat, de la nation ? Quelle perspective impossible à prévoir, encore plus à accomplir. Le prolétariat, qui ne peut s'affirmer qu'en se niant ? Quel paradoxe ! Oui, utopies. Mais sans utopie pas d'imagination ni d'imaginaire, pas de projets ; un réalisme aplati. Seule l'utopie stimule l'action et permet de 'réaliser' même s'il arrive que le résultat diffère considérablement de l'intention et du projet. Comment penser, comment agir, sans une pensée du possible et de l'impossible, donc sans une utopie ? Vous vous privez d'utopie ? Vous ne rencontrerez jamais plus la grâce ni l'état de grâce !

(...)

Pour mon compte je maintiens depuis longtemps une thèse : l'oeuvre de Marx se situe par rapport à notre époque à peu près comme la physique de Newton par rapport à la physique moderne. Pour arriver à celle-ci, il faut passer par celle-là, prendre ses concepts, les modifier, les compléter, les transformer en leur adjoignant d'autres concepts... Ni fétichiser Marx ni l'envoyer aux poubelles ! Encore faut-il, pour poursuivre ce travail d'aggiornamento et de renouvellement, ne pas croire seulement aux faits accomplis, à l'empirisme, mais admettre l'importance des concepts. On les situe mal en se bornant à les nommer 'scientifiques', car on élimine ainsi la part d'hypothèse et de questionnement, donc de risque, que comportent toute connaissance et toute découverte. De telle sorte qu'à propos des principaux concepts, il m'arrive de parler d'hypothèse stratégique, plutôt que de savoir acquis à la manière du dogmatisme, que je rejette expressément »

 

[Henri LEFEBVRE, Marx... ou pas ?, EDI, Paris, 1986, p. 21 et p. 23]

 

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23 juin 2018

Pensées intempestives (VI)

 

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« Pour faire progresser la théorie de l'État, il est indispensable de tenir compte, non seulement de la distinction entre pouvoir d'État et appareil d'État, mais aussi d'une autre réalité qui est manifestement du côté de l'appareil (répressif) d'État, mais ne se confond pas avec lui. Nous appellerons cette réalité par son concept : les appareils idéologiques d'État.

Qu'est-ce que les appareils idéologiques d'État (AIE) ?

Ils ne se confondent pas avec l'appareil (répressif) d'État. Rappelons que dans la théorie marxiste, l'appareil d'État (AE) comprend : le gouvernement, l'administration, l'armée, la police, les tribunaux, les prisons, etc., qui constituent ce que nous appellerons désormais l'appareil répressif d'État. Répressif indique que l'appareil d'État en question « fonctionne à la violence », du moins à la limite (car la répression, par exemple administrative, peut revêtir des formes non physiques).

Nous désignons par appareils idéologiques d'État un certain nombre de réalités qui se présentent à l'observateur immédiat sous la forme d'institutions distinctes et spécialisées, Nous en proposons une liste empirique, qui exigera naturellement d'être examinée en détail, mise à l'épreuve, rectifiée et remaniée. Sous toutes les réserves qu'implique cette exigence, nous pouvons, pour le moment, considérer comme appareils idéologiques d'État les institutions suivantes (l'ordre dans lequel nous les énumérons n'a pas de signification particulière) :

l'AIE religieux (le système des différentes Églises) ; l'AIE scolaire (le système des différentes « écoles », publiques et privées) ;l'AIE familial  ; l'AIE juridique ; l'AIE politique (le système politique, dont les différents partis) ; l'AIE syndical ; l'AIE de l'information (presse, radio-télé, etc.) ; l'AIE culturel (lettres, beaux-arts, sports, etc.). 

Nous disons : les AIE ne se confondent pas avec l'appareil (répressif) d'État. En quoi consiste leur différence ?

Dans un premier moment nous pouvons observer que s'il existe un appareil (répressif) d'État, il existe une pluralité d'appareils idéologiques d'État. A supposer qu'elle existe, l'unité qui constitue cette pluralité d'AIE en corps n'est pas immédiatement visible.

Dans un second moment, nous pouvons constater qu'alors que l'appareil (répressif) d'État, unifié, appartient tout entier au domaine public, la plus grande partie des appareils idéologiques d'État (dans leur apparente dispersion) relève au contraire du domaine prive. Privés sont les églises, les partis, les syndicats, les familles, quelques écoles, la plupart des journaux, des entreprises culturelles, etc.

Laissons de côté pour le moment notre première observation. Mais on ne manquera pas de relever la seconde, pour nous demander de quel droit nous pouvons considérer comme appareils idéologiques d'État des institutions qui, pour la majorité d'entre elles, ne possèdent pas de statut public, mais sont tout simplement des institutions privées. En marxiste conscient, Gramsci avait déjà, d'un mot, prévenu cette objection. La distinction du public et du privé est une distinction intérieure au droit bourgeois, et valable dans les domaines (subordonnés) où le droit bourgeois exerce ses « pouvoirs ». Le domaine de l'État lui échappe car il est « au-delà du droit » : l'État, qui est l'État de la classe dominante, n'est ni public ni privé, il est au contraire la condition de toute distinction entre public et privé. Disons la même chose en partant cette fois de nos appareils idéologiques d'État. Peu importe si les institutions qui les réalisent sont « publiques » ou « privées ». Ce qui importe c'est leur fonctionnement. Des institutions privées peuvent parfaitement « fonctionner » comme des appareils Idéologiques d'État. Il suffirait d'une analyse un peu poussée de n'importe lequel des AIE pour le montrer. 

Mais allons à l'essentiel. Ce qui distingue les AIE de l'appareil (répressif) d'État, c'est la différence fondamentale suivante : l'appareil répressif d'État « fonctionne à la violence », alors que les appareils idéologiques d'État fonctionnent « à l'idéologie ».

Nous pouvons préciser, en rectifiant cette distinction. Nous dirons en effet que tout appareil d'État, qu'il soit répressif ou idéologique, « fonctionne » à fois à la violence et à l'idéologie, mais avec une différence très importante, qui interdit de confondre les appareils idéologiques d'État avec l'appareil (répressif) d'État.

C'est que pour son compte l'appareil (répressif) d'État fonctionne de façon massivement prévalente à la répression (y compris physique), tout en fonctionnant secondairement à l'idéologie. (Il n'existe pas d'appareil purement répressif). Exemples : l'armée et la police fonctionnent aussi à l'idéologie, à la fois pour assurer leur propre cohésion et reproduction, et par les « valeurs » qu'elles proposent au dehors.

De la même manière, mais à l'inverse, on doit dire que, pour leur propre compte, les appareils idéologiques d'État fonctionnent de façon massivement prévalente à l'idéologie, mais tout en fonctionnant secondairement à la répression, fût-elle à la limite, mais à la limite seulement, très atténuée, dissimulée, voire symbolique (il n'existe pas d'appareil purement idéologique.) Ainsi l'école et les églises « dressent » par des méthodes appropriées de sanctions, d'exclusions, de sélection, etc., non seulement leurs officiants, mais aussi leurs ouailles. Ainsi la famille... Ainsi l'appareil idéologique culturel (la censure, pour ne mentionner qu'elle), etc.

Est-il utile de mentionner que cette détermination du double « fonctionnement » (de façon prévalente, de façon secondaire) à la répression et à l'idéologie, selon qu'il s'agit de l'appareil (répressif) d'État ou des appareils Idéologiques d'État, permet de comprendre qu'il se tisse constamment de très subtiles combinaisons explicites ou tacites entre le jeu de l'appareil (répressif) d'État et le jeu des appareils Idéologiques d'État ?

La vie quotidienne nous en offre d'innombrables exemples, qu'il faudra toutefois étudier dans le détail pour dépasser cette simple observation » 

 

[Louis ALTHUSSER, Positions, Editions Sociales, Paris, 1976, p. 82-85]

 

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22 juin 2018

Pensées intempestives (V)

 

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« Mais je n'ai jamais dit que la classe ouvrière pouvait être remplacée par des minorités ou des marginaux en tant que sujet final et agent de la révolution. C'est impossible. Tant que la classe ouvrière est la majorité de la population, il n'y aura pas, il ne peut y avoir de révolution dont la classe ouvrière ne soit le porteur. Il est vrai, toutefois, que la classe ouvrière a changé : elle n'a pas seulement pris de l'extension, en englobant de larges couches des anciennes classes moyennes, elle a aussi changé en qualité ; il ne s'agit plus du prolétariat misérable réclamant du pain et du travail. Si la classe ouvrière doit devenir révolutionnaire, ce ne peut être qu'en vertu du besoin vital d'un mode de vie fondamentalement différent, libéré des valeurs capitalistes, fondé sur l'autodétermination et la valorisation de la vie en tant que fin elle-même »

 

[Herbert MARCUSE, Sommes-nous déjà des hommes ?, QS? Editions, Alboussière, 2018, p. 363]

 

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21 juin 2018

Pensées intempestives (IV)

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De l'expérience fondatrice de 1848 à celle de la Commune, le «mouvement réel» tendant à abolir l'ordre établi prit forme et force, dissipant les «marottes sectaires» et tournant en ridicule «le ton d'oracle de l'infaillibilité scientifique». Autrement dit, le communisme, qui fut d'abord un état d'esprit ou «un communisme philosophique », trouvait sa forme politique. En un quart de siècle, il accomplit sa mue: de ses modes d'apparition philosophiques et utopiques, à la forme politique enfin trouvée de l'émancipation.

1. Les mots de l'émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu'ils n'en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme. Le socialisme a trempé dans l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu'il gagnait en extension. Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur. Mais, de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l'avant, celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d'Etat et de son asservissement à une entreprise totalitaire. La question reste cependant de savoir si, de tous ces mots blessés, il en est qui valent la peine d'être réparés et remis en mouvement.

2. Il est nécessaire pour cela de penser ce qu'il est advenu du communisme au xxème· siècle. Le mot et la chose ne sauraient rester hors du temps et des épreuves historiques auxquelles ils ont été soumis. L'usage massif du titre communiste pour désigner l'Etat libéral autoritaire chinois pèsera longtemps beaucoup plus lourd, aux yeux du plus grand nombre, que les fragiles repousses théoriques et expérimentales d'une hypothèse communiste. La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l'idée communiste à des « invariants» atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d'émancipation, et non la forme spécifique de l'émancipation à l'époque de la domination capitaliste. Le mot perd alors en précision politique ce qu'il gagne en extension éthique ou philosophique. Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d'Octobre ou le fruit d'une contre-révolution bureaucratique, attestée non seulement par les procès, les purges, les déportations massives, mais par les bouleversements des années trente dans la société et dans l'appareil d'Etat soviétique.

3. On n'invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences. Céder à l'identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l'espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus, tous ceux et celles, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l'idée communiste et qui l'ont fait vivre contre ses caricatures et ses contrefaçons. Honte à ceux qui cessèrent d'être communistes en cessant d'être staliniens et qui ne furent communistes qu'aussi longtemps qu'ils furent staliniens !

4. De toutes les façons de nommer «l'autre », nécessaire et possible, de l'immonde capitalisme, le mot communisme est celui qui conserve le plus de sens historique et de charge programmatique explosive. C'est celui qui évoque le mieux le commun du partage et de l'égalité, la mise en commun du pouvoir, la solidarité opposable au calcul égoïste et à la concurrence généralisée, la défense des biens communs de l'humanité, naturels et culturels, l'extension d'un domaine de gratuité (démarchandisation) des services aux biens de première nécessité, contre la prédation généralisée et la privatisation du monde.

5. C'est aussi le nom d'une autre mesure de la richesse sociale que celle de la loi de la valeur et de l'évaluation marchande. La concurrence «libre et non faussée» repose sur «le vol du temps de travail d'autrui». Elle prétend quantifier l'inquantifiable et réduire à sa misérable commune mesure par le temps de travail abstrait l'incommensurable rapport de l'espèce humaine aux conditions naturelles de sa reproduction. Le communisme est le nom d'un autre critère de richesse, d'un développement écologique qualitativement différent de la course quantitative à la croissance. La logique de l'accumulation du capital exige non seulement la production pour le profit, et non pour les besoins sociaux, mais aussi «la production de nouvelle consommation», l'élargissement constant du cercle de la consommation «par la création de nouveaux besoins et par la création de nouvelles valeurs d'usage» : d'où «l'exploitation de la nature entière» et «l'exploitation de la terre en tous sens». Cette démesure dévastatrice du capital fonde l'actualité d'un éco-communisme radical.

6. La question du communisme, c'est d'abord, dans le Manifeste communiste, celle de la propriété: «Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique: suppression de la propriété privée» des moyens de production et d'échange, à ne pas confondre avec la propriété individuelle des biens d'usage. Dans «tous les mouvements », ils «mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d' évolution qu'elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement». Sur les dix points qui concluent le premier chapitre, sept concernent en effet les formes de propriété: l'expropriation de la propriété foncière et l'affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat; l'instauration d'une fiscalité fortement progressive; la suppression de l'héritage des moyens de production et d'échange; la confiscation des biens des émigrés rebelles; la centralisation du crédit dans une banque publique; la socialisation des moyens de transport et la mise en place d'une éducation publique et gratuite pour tous; la création de manufactures nationales et le défrichage des terres incultes. Ces mesures tendent toutes à établir le contrôle de la démocratie politique sur l'économie, le primat du bien commun sur l'intérêt égoïste, de l'espace public sur l'espace privé. Il ne s'agit pas d'abolir toute forme de propriété, mais « la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété bourgeoise », « le mode d'appropriation» fondé sur l'exploitation des uns par les autres.

7. Entre deux droits, celui des propriétaires à s'approprier les biens communs, et celui des dépossédés à l'existence, «c'est la force qui tranche», dit Marx. Toute l'histoire moderne de la lutte des classes, de la guerre des paysans en Allemagne aux révolutions sociales du siècle dernier, en passant par les révolutions anglaise et française, est l'histoire de ce conflit. Il se résout par l'émergence d'une légitimité opposable à la légalité des dominants. Comme «forme politique enfin trouvée de l'émancipation», comme «abolition» du pouvoir d'Etat, comme accomplissement de la République sociale, la Commune illustre l'émergence de cette légitimité nouvelle. Son expérience a inspiré les formes d'auto-organisation et d'autogestion populaires apparues dans les crises révolutionnaires: conseils ouvriers, soviets, comités de milices, cordons industriels, associations de voisins, communes agraires, qui tendent à déprofessionnaliser la politique, à modifier la division sociale du travail, à créer les conditions du dépérissement de l'Etat en tant que corps bureaucratique séparé.

8. Sous le règne du capital, tout progrès apparent a sa contrepartie de régression et de destruction. Il ne consiste in fine «qu'à changer la forme de l'asservissement ». Le communisme exige une autre idée et d'autres critères que ceux du rendement et de la rentabilité monétaire. A commencer par la réduction drastique du temps de travail contraint et le changement de la notion même de travail: il ne saurait y avoir d'épanouissement individuel dans le loisir ou le «temps libre» aussi longtemps que le travailleur reste aliéné et mutilé au travail. La perspective communiste exige aussi un changement radical du rapport entre l'homme et la femme : l'expérience du rapport entre les genres est la première expérience de l'altérité, et aussi longtemps que subsistera ce rapport d'oppression, tout être différent, par sa culture, sa couleur, ou son orientation sexuelle, sera victime de formes de discrimination et de domination. Le progrès authentique réside enfin dans le développement et la différenciation de besoins dont la combinaison originale fasse de chacun et chacune un être unique, dont la singularité contribue à l'enrichissement de l'espèce.

9. Le Manifeste conçoit le communisme comme «une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Il apparaît ainsi comme la maxime d'un libre épanouissement individuel qu'on ne saurait confondre, ni avec les mirages d'un individualisme sans individualité soumis au conformisme publicitaire, ni avec l'égalitarisme grossier d'un socialisme de caserne. Le développement des besoins et des capacités singuliers de chacun et de chacune contribue au développement universel de l'espèce humaine. Réciproquement, le libre développement de chacun et de chacune implique le libre développement de tous, car l'émancipation n'est pas un plaisir solitaire.

10. Le communisme n'est pas une idée pure, ni un modèle doctrinaire de société. Il n'est pas le nom d'un régime étatique, ni celui d'un nouveau mode de production. Il est celui du mouvement qui, en permanence, dépasse/supprime l'ordre établi. Mais il est aussi le but qui, surgi de ce mouvement, l'oriente et permet, à l'encontre des politiques sans principe, des actions sans suites, des improvisations au jour le jour, de déterminer ce qui rapproche du but et ce qui en éloigne. A ce titre, il est, non pas une connaissance scientifique du but et du chemin, mais une hypothèse stratégique régulatrice. Il nomme, indissociablement, le rêve irréductible d'un autre monde de justice, d'égalité et de solidarité; le mouvement permanent qui vise à renverser l'ordre existant à l'époque du capitalisme; et l'hypothèse qui oriente ce mouvement vers un changement radical des rapports de propriété et de pouvoir, à distance des accommodements avec un moindre mal qui serait le plus court chemin vers le pire.

11. La crise, sociale, économique, écologique, et morale d'un capitalisme qui ne repousse plus ses propres limites qu'au prix d'une démesure et d'une déraison croissantes, menaçant à la fois l'espèce et la planète, remet à l'ordre du jour «l'actualité d'un communisme radical» qu'invoqua Benjamin face la montée des périls de l'entre-deux guerres.

 

[Daniel BENSAID, Puissances du communisme, Contretemps n°4 – décembre 2009, p.13-16]

 

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20 juin 2018

Pensées intempestives (III)

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« Si vous voulez, j'ai mis en jeu ce qui était hors jeu : les intellectuels se trouvent toujours d'accord pour laisser hors jeu leur propre jeu et leur propres enjeux.

Je suis revenu ainsi à la politique à partir du constat que la production des représentations du monde social, qui est une dimension fondamentale de la lutte politique, est le quasi-monopole des intellectuels : la lutte pour les classements sociaux est une dimension capitale de la lutte des classes et c'est par ce biais que la production symbolique intervient dans la lutte politique. Les classes existent deux fois, une fois objectivement et une deuxième fois dans la représentation sociale plus ou moins explicite que s'en font les agents et qui est un enjeu de luttes. Si l'on dit à quelqu'un 'ce qui t'arrive, c'est parce que tu as un rapport malheureux avec ton père', ou si on lui dit 'ce qui t'arrive, c'est parce que tu es un prolétaire à qui on vole la plus-value', ce n'est pas la même chose.

Le terrain où on lutte pour imposer la manière convenable, juste, légitime de parler du monde social ne peut pas être éternellement exclu de l'analyse ; même si la prétention au discours légitime implique, tacitement ou explicitement, le refus de cette objectivation. Ceux qui prétendent au monopole de la pensée du monde social n'entendent pas être pensés sociologiquement »

 

[Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 2002, p. 62]

 

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19 juin 2018

Pensées intempestives (II)

 

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« Toutefois, la marchandise ne peut se passer de l'étiquette qui la vante. Qui la pare des attraits nécessaires au défi de la concurrence, car elle ne pourrait lui faire face à elle seule dans sa vitrine. Le dessin et la parole, tout ce bruit autour de l'article, c'est la publicité. C'est elle qui change l'homme en ce qu'il y a e plus sacré après la propriété : en client. D'autres siècles et d'autres pays ont eu aussi leur publicité sans être pour autant capitalistes, mais elle était bien plus un éloge de soi qu'une arme dans la lutte économique.

(...)

Mieux encore que le décorateur, le créateur publicitaire manie avec un art inégalable la palette du rêve, met l'être envoûté dans l'incapacité de lui résister, le fait savamment mûrir jusqu'à éclosion du client.

(...)

Dans la société capitaliste, les vitrines et la publicité ne sont plus que des gluaux disposés pour attirer le rêveur. Et la marchandise, illuminée et flattée à outrance, n'est plus, comme le dit Marx, que l'appât destiné à s'emparer de la personnalité et de la bourse de l'autre et à transformer tout besoin possible et réel en faiblesse »

 

 

[Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, Tome I, Gallimard, Paris, 1976, p. 410-411]

 

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