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24 février 2020

Orwell, 1903-1950 (V)

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DANS

LE

TEXTE (4)

 

 

 

 

 

[George Orwell, A ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, Marseille, 2008]

 

Les taudis londoniens sont encore bien misérables mais ils ne sont pas comparables à ceux du XIXème siècle. (…) Le progrès existe, si difficile que ce soit de le croire en cette époque de camps de concentration et de belles grosses bombes (p.38)

Presque sans le savoir  -et peut-être sans vouloir le savoir-  l’ouvrier blanc exploite l’ouvrier de couleur et, en retour, l’ouvrier de couleur peut être utilisé, et est utilisé, contre l’ouvrier blanc. (…) Les choses étant ce qu’elles sont, l’Asie et l’Afrique constituent tout simplement une inépuisable armée de réserve de briseurs de grève. On ne peut pas reprocher au travailleur de couleur de ne pas se sentir solidaire de ses camarades blancs. (…) Le mouvement socialiste n’a jamais vraiment pris pied ni en Asie, ni en Afrique, ni même parmi les Nègres américains : partout, il est dévoyé par le nationalisme et la haine raciale. (…) Il n’y aura pas de solution tant que le niveau de vie du milliard de ‘’non-Blancs’’ ne sera pas relevé de force et rendu égal au nôtre (p.40)

Si l’on veut se croire infaillible, il ne faut pas tenir de journal. En relisant mon journal de 1940 et 1941, je me rends compte que je me suis trompé chaque fois que c’était possible. Mais tout de même moins que les experts militaires (p.45)

Ce que tous ces gens (…) ont en commun, c’est leur refus de croire que la société puisse être fondamentalement améliorée. L’homme n’est pas perfectible, de simples changements politiques ne peuvent avoir aucun effet, et le progrès est une illusion. Le lien entre cette conception et la réaction politique est, bien sûr, manifeste. Le détachement vis-à-vis de ce monde est le meilleur alibi du riche. (…) Il y a un risque à ignorer les néo-pessimistes, car jusqu’à un certain point, ils ont raison. Tant qu’on pense à court terme, il est sage de ne pas trop espérer du futur. Les plans pour l’amélioration de l’humanité tombent régulièrement à l’eau (…) La bonne réponse est de dissocier le socialisme de l’utopisme. (…) La réponse (…) est que le socialisme n’est pas un perfectionnisme, ni même sans doute un hédonisme. Les socialistes ne se prétendent pas capables de rendre le monde parfait ; ils s’affirment capables de le rendre meilleur. Et tout socialiste qui réfléchit tant soit peu concédera au catholique qu’une fois l’injustice économique corrigée le problème fondamental de la place de l’homme dans l’univers continuera de se poser. Mais ce que les socialistes affirment avec force, c’est qu’il est impossible d’affronter ce problème tant que les préoccupations de l’être humain moyen sont, par nécessité, économiques. Tout cela se trouve résumé dans la formule de Marx selon laquelle l’histoire humaine ne pourra commencer qu’après l’avènement du socialisme (p.48-50)

Néanmoins, un monde où l’assassinat d’un seul civil est criminel et où le largage d’un millier de tonnes d’explosifs sur un quartier résidentiel est légitime me fait parfois me demander si notre Terre ne sert pas d’asile psychiatrique à une autre planète (p.54)

… nous sommes tout bonnement une ploutocratie (p.59)

Je crois que les éventuels lecteurs du futur qui se plongeront dans nos journaux et nos magazines considéreront comme une aberration similaire le dédain pour la démocratie et la franche admiration pour le totalitarisme qui se sont emparés de l’intelligentsia britannique vers 1940 (p.65)

Le fait que la démocratie n’est pas inhérente au collectivisme et qu’on ne se débarrasse pas de la domination de classe en abolissant de façon formelle la propriété privée devient chaque jour plus clair. La tendance du monde à se scinder en plusieurs grands blocs formant des superpuissances est également assez claire, et le fait que chacune d’entre elles serait probablement invincible ouvre des perspectives sinistres (p.66)

Burnham (…) était également incapable d’admettre qu’il existe une différence de nature essentielle entre la Russie et l’Allemagne. Mais l’erreur de base de cette pensée est son mépris de l’homme ordinaire (p.67)

Mais là où Burnham et ses savants camarades se trompent, c’est quand ils tentent de propager l’idée que le totalitarisme est inévitable, et que nous ne devrions donc pas nous y opposer (p.68)

Un lecteur me reproche d’être ‘’négatif’’ et ‘’toujours en train de critiquer’’. Le fait est que nous vivons à une époque où les raisons de se réjouir ne sont pas nombreuses (p.71)

L’histoire est écrite par les vainqueurs. En dernière analyse, notre unique titre à la victoire est que, si nous gagnons la guerre, nous proférerons moins de mensonges que nos adversaires. Ce qu’il y a de véritablement effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque au concept de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir (p.81)

La faiblesse de la gauche, c’est qu’elle traite l’antisémitisme d’un point de vue rationaliste. (…) On ne se débarrasse pas d’une croyance en démontrant qu’elle est irrationnelle (p.85-86)

Donc, comme on ne peut pas donner à tout le monde certains produits de luxe (des voitures puissantes, par exemple, des manteaux de fourrures, des yachts, des maisons de campagne et que sais-je encore), il est préférable que personne n’en possède. Le riche perd autant par sa richesse que le pauvre par sa pauvreté (p.95)

On pourrait dire par exemple que ce qu’il y a de plus important dans la théorie de Marx est contenu dans l’adage : ‘’là où est ton trésor, là aussi est ton cœur’’. Mais avant que Marx ne le développe, quel pouvoir avait cet adage ? Qui y a jamais prêté attention ? Qui en avait déduit  -ce qu’il implique pourtant indubitablement-  que les lois, la religion et les codes moraux constituent une superstructure édifiée sur la base des relations de propriété existantes ? C’est le Christ, selon l’Evangile, qui a prononcé ces paroles, mais c’est Marx qui leur a donné vie. Et depuis qu’il l’a fait, les motivations des hommes politiques, des prêtres, des juges, des moralistes et des millionnaires inspirent la plus profonde suspicion  -et c’est bien pourquoi ils le détestent tant (p.100)

… quand on a le ventre creux, le seul problème c’est qu’on a le ventre creux. C’est seulement quand nous serons débarrassés de la corvée et de l’exploitation que nous commencerons vraiment à nous interroger sur la destinée de l’homme et sur le sens de son existence (p.105)

Certes, si la caste militaire allemande n’a pas été détruite, c’est évidemment en raison d’une stratégie délibérée des dirigeants alliés, terrifiés à l’idée d’une révolution en Allemagne (p.124)

La croyance en l’au-delà n’influence pas notre conduite comme elle le ferait obligatoirement si elle était authentique. Avec la perspective de cette existence sans fin par-delà la mort, combien nos vies nous paraîtraient insignifiantes ! La plupart des chrétiens nous affirment qu’ils croient à l’enfer. Mais avez-vous jamais rencontré un chrétien qui paraisse aussi effrayé par l’enfer que par le cancer ? Même les chrétiens les plus dévots plaisanteront sur l’enfer, alors qu’ils ne plaisanteraient pas sur les lépreux ou sur les visages brûlés des pilotes de la Royal Air Force : le sujet est trop douloureux (p.136)

Tout journaliste de la presse quotidienne vous le dira : l’un des secrets les plus importants de son métier, c’est l’astuce qui consiste à faire croire qu’il y a de l’information quand il n’y en a pas (p.139)

Cette illusion consiste à croire que, sous une dictature, on peut être libre intérieurement. Nombre de gens se consolent avec cette idée maintenant que le totalitarisme, sous une forme ou sous une autre, est visiblement en plein essor dans toutes les parties du monde. Dans la rue, les haut-parleurs vocifèrent, les drapeaux flottent sur les toits, les policiers avec leurs mitraillettes patrouillent en tout sens, et le visage du Chef, en un mètre cinquante de large, vous foudroie du regard depuis tous les panneaux d’affichage ; mais là-haut, dans les greniers, les ennemis secrets du régime peuvent consigner leurs pensées en toute liberté ; c’est à peu près l’idée. (…) Mais la pire des erreurs, c’est de s’imaginer que l’être humain est un individu autonome (p.144-145)

Supprimez la liberté d’expression et les capacités créatrices se tarissent (p.145)

La guerre est barbare par nature ; il vaut mieux le reconnaître. Si nous nous regardons comme les sauvages que nous sommes, certains progrès sont possibles ou, du moins envisageables (p.161)

La plupart des êtres humains ont le sentiment qu’une chose devient différente quand on lui attribue un nom différent (p.169)

Le catholique, du moins l’apologiste du catholicisme, se sent tenu d’affirmer la supériorité des pays catholiques et du Moyen-Age sur le monde contemporain, exactement comme un communiste se sent tenu de soutenir l’URSS en toute circonstance (p.185)

Ces nouvelles, et d’autres du même genre, doivent leur qualité à la forte attirance pour la brutalité qui était dans la nature de London. C’est aussi ce qui lui a permis cette compréhension subjective du fascisme qui manque d’ordinaire aux socialistes et qui fait, par certains côtés, du Talon de fer un livre véritablement prophétique (p.192)

L’une des choses les plus extraordinaires avec l’Angleterre, c’est qu’il n’existe pratiquement pas de censure officielle et que, pourtant, rien de ce qui pourrait réellement nuire à la classe dirigeante n’y est jamais publié, du moins dans les journaux à grand tirage. Si ‘’cela ne se fait pas’’ de parler de tel ou tel sujet, eh bien, on n’en parle pas, tout simplement. (…) Pas de pots-de-vin, pas de menaces, pas de sanctions : juste un hochement de tête, un clin d’œil, et le tour est joué. (…) Aujourd’hui, ce type de censure voilée touche aussi les livres. (…) Bien qu’il n’y ait pas d’interdictions expresses ni d’instructions claires sur ce qui doit ou ne doit pas être publié, on ne passe jamais outre la ligne officielle. Les chiens de cirque sautent quand le dresseur fait claquer son fouet, mais le chien vraiment bien dressé est celui qui exécute son saut périlleux sans avoir besoin du fouet (p.195-197)

Mais ces deux dernières années, la publicité commerciale, avec toute sa bêtise et tout son snobisme, a fait un retour en force (p.201)

Après tout, si la nature humaine est immuable, comment se fait-il que non seulement nous ne pratiquons plus le cannibalisme, mais surtout que nous n’en avons même pas envie ? (p.207)

La grande majorité des gens qui vont au cinéma sont pauvres ; il est donc de bonne politique de faire du pauvre un héros. Les grands producteurs de films, les magnats de la presse et leurs semblables amassent une grande partie de leur richesse en faisant valoir que la richesse, c’est le mal. La formule ‘’le gentil pauvre bat le méchant riche’’ n’est qu’une version plus subtile du pays de cocagne.  C’est une sublimation de la lutte des classes (p.210)

… il y a extrêmement peu d’esclaves dont on sache quelque chose. Pour ma part, il n’y a que trois esclaves dont je connaisse le nom : Spartacus lui-même ; Esope, le fabuliste, dont on dit qu’il était esclave ; et Epictète, le philosophe, qui était l’un de ces esclaves instruits dont les ploutocrates romains aimaient la compagnie. Tous les autres n’ont même pas de nom. On ne connaît pas  -ou tout au moins, je ne connais pas quant à moi-  le nom d’un seul de ces millions d’êtres humains qui bâtirent les pyramides. Spartacus est de loin, je pense, l’esclave le plus célèbre qu’il y ait jamais eu. Durant cinq mille ans, ou plus, la civilisation a reposé sur l’esclavage. Pourtant, quand le nom d’un seul esclave traverse les siècles, c’est parce qu’il a désobéi à l’injonction ‘’Ne résiste pas aux méchants’’, et qu’il a organisé une révolte violente. Il y a là, je pense, une morale pour les pacifistes (p.211)

La guerre ne nuit pas à l’édification de la civilisation par la destruction qu’elle engendre (…), ni même par le massacre d’êtres humains, mais par la haine et la malhonnêteté qu’elle suscite. En tirant sur votre ennemi, vous ne lui faites pas de mal au sens le plus profond du terme. Mais en le haïssant, en inventant sur lui des mensonges que vous faites croire à vos enfants, en réclamant à grands cris des conditions de paix injustes qui rendront de nouvelles guerres inévitables, vous frappez non une génération destinée à périr mais l’humanité elle-même (p.214-215)

Quiconque est informé d’un cas avéré de discrimination raciale doit systématiquement le dénoncer (p.220)

Le parti tory était autrefois considéré comme ‘’le parti stupide’’. Mais parmi les promoteurs de ce groupe on trouve quelques bons cerveaux et, lorsque les tories deviennent intelligents, il vaut mieux faire attention à sa montre et compter sa monnaie (p.283)

… les prestidigitateurs ne se convertissent jamais au spiritisme (p.288)

Quoi qu’on dise, les choses évoluent (p.291)

Personne ne cherche la vérité, tout le monde avance des ‘’arguments’’ sans se préoccuper du tout d’impartialité ou d’exactitude, et les faits les plus manifestement évidents peuvent être ignorés par ceux qui ne veulent pas les voir. Les mêmes trucs de propagande se retrouvent presque partout (p.295)

Toutefois, je crois qu’on pourrait démontrer, en se fondant sur l’histoire des vingt dernières années, que les méthodes totalitaires de controverse -falsification de l’histoire, calomnies personnelles, refus d’écouter équitablement les adversaires, et ainsi de suite- sont dans l’ensemble allées à l’encontre des intérêts de la gauche. Le mensonge est un boomerang, et il revient parfois à une vitesse surprenante (p.314)

Je suis tout à fait en faveur de la liberté en Europe, mais je me sens plus heureux quand elle est conjuguée avec la liberté partout ailleurs -en Inde par exemple (p.320)

Pour l’instant, l’avion est tout d’abord un instrument qui sert à lâcher des bombes et la radio est tout d’abord un instrument pour attiser le nationalisme (p.329)

Lorsqu’on examine ce qui s’est passé depuis 1930, il n’est pas facile de croire à la survie de la civilisation. Je ne suggère pas, à partir de ce constat, que la seule solution est de renoncer à la politique quotidienne, de se retirer dans un lieu éloigné et de se concentrer soit sur son salut personnel, soit sur la création de communautés autonomes en prévision du jour où les bombes atomiques auront fait leur travail. Je pense qu’il faut poursuivre la lutte politique, exactement comme un médecin doit tenter de sauver la vie d’un patient, même s’il a de grandes chances de mourir (p.358-359)

La nationalisation est une mesure à long terme qui, dans la plupart des cas, ne produit pas d’amélioration mais prépare simplement le terrain pour une amélioration (p.369)

… Andréï Jdanov (…) en sait à peu près autant sur la littérature que moi sur l’aérodynamisme (p.386)

Le roman de Zamiatine, Nous autres, sur lequel j’ai écrit un article pour Tribune il y a un an ou deux, va être réédité dans ce pays. Il s’agit d’une nouvelle traduction du russe. Repérez bien ce livre (p.400)

Il semble que nationaliser la presse serait du ‘’fascisme’’ alors que la ‘’liberté de la presse’’ consiste à permettre à quelques millionnaires de contraindre plusieurs centaines de journalistes à falsifier leurs opinions (p.445)

 

 

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