21 décembre 2022
"BOUQUINAGE" - 94
"L'attitude craintive et critique à l'égard de la révolution bolchévique n'était pas dictée par un préjugé idéologique ou un intérêt politique, mais par le changement soudain dont les révolutionnaires au pouvoir firent preuve par rapport aux positions qu'ils avaient défendues alors qu'ils étaient dans l'opposition et luttaient contre le tsarisme puis contre le gouvernement provisoire. La déception et l'indignation que cette métamorphose négative suscitait, la littérature en témoigne d'une manière qui reste d'actualité, dans les lettres que Vladimir Korolenko, écrivain d'une probité au dessus de tout soupçon et d'une foi démocratique et populiste solide, envoya à Anatoli Lounatcharski, commissaire du peuple à l'instruction. Il s'agit d'un document lucide et sérieux, dans lequel les sentiments sont maîtrisés. Il ressort de ces lettres, écrites en 1920 et qui firent l'objet d'une publication posthume à Paris, un tableau désolant et terrifiant des abus et des violences pratiquées dès le début par les bolchéviks, pour asseoir leur pouvoir. Korolenko réaffirme la thèse que le socialisme ne peut être instauré “qu'en pays libre”, et l'on jugera cette thèse soit irréprochable soit ingénue, suivant le sens que l'on donne au mot “socialisme”. Mais lorsque, dans la dernière de ses lettres, il invite les bolchéviks à reconnaître leurs “erreurs” et à se tourner avec le peuple “vers la liberté” pour parvenir à un “développement de la conscience socialiste” en Russie, Korolenko est conscient du caractère chimérique de cette requête et demande à Lounatcharski : “Cela est-il encore possible pour vous ? N'est-il pas trop tard, en admettant même que vous le vouliez ?” La réponse, ce ne fut pas Lounatcharski qui la donna, mais l'Histoire : il était réellement trop “tard”.
Pour la littérature, le problème n'était pas seulement de comprendre la révolution, en l'interprétant à l'intérieur de schémas généraux prédéterminés, mais également de se défendre elle-même et de défendre son rôle et sa fonction à l'intérieur de cette nouvelle réalité qui naissait de la révolution, réalité énigmatique dans son essence profonde, mais immédiatement claire dans ses aspects répressifs. Les cris d'alarme furent immédiats et retentissants, puis ils cessèrent, car même la protestation devint impossible."
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