15 mars 2018
Marx dans le texte (9)
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Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en ceci aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. En disant que les rapports actuels - les rapports de la production bourgeoise - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l'influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. Il y a eu de l'histoire, puisqu'il y a eu des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de féodalité on trouve des rapports de production tout à fait différents de ceux de la société bourgeoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et partant éternels.
La féodalité aussi avait son prolétariat - le servage, qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes, qu'on désigne également sous le nom de beau côté et de mauvais côté de la féodalité, sans considérer que c’est toujours le mauvais côté qui finit par l'emporter sur le côté beau. C'est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l'histoire en constituant la lutte. Si, à l'époque du règne de la féodalité, les économistes, enthousiasmés des vertus chevaleresques, de la bonne harmonie entre les droits et les devoirs, de la vie patriarcale des villes, de l'état de prospérité de l'industrie domestique dans les campagnes, du développement de l'industrie organisée par corporations, jurandes, maîtrises, enfin de tout ce qui constitue le beau côté de la féodalité, s'étaient proposé le problème d'éliminer tout ce qui fait ombre à ce tableau - servage, privilèges, anarchie - qu'en serait-il arrivé? On aurait anéanti tous les éléments qui constituaient la lutte, et étouffé dans son germe le développement de la bourgeoisie. On se serait posé l'absurde problème d'éliminer l'histoire.
Lorsque la bourgeoisie l'eut emporté, il ne fut plus question ni du bon, ni du mauvais côté de la féodalité. Les forces productives qui s'étaient développées par elle sous la féodalité, lui furent acquises. Toutes les anciennes formes économiques, les relations civiles qui leur correspondaient, l'état politique qui était l'expression officielle de l'ancienne société civile, étaient brisés.
Ainsi, pour bien juger la production féodale, il faut la considérer comme un mode de production fondé sur l'antagonisme. Il faut montrer comment la richesse se produisait au dedans de cet antagonisme, comment les forces productives se développaient en même temps que l'antagonisme des classes, comment l'une des classes, le mauvais côté, l'inconvénient de la société, allait toujours croissant, jusqu'à ce que les conditions matérielles de son émancipation fussent arrivées au point de maturité. N'est-ce pas dire assez que le mode de production, les rapports dans lesquels les forces productives se développent, ne sont rien moins que des lois éternelles, mais qu'ils correspondent à un développement déterminé des hommes et de leurs forces productives, et qu'un changement survenu dans les forces productives des hommes amène nécessairement un changement dans leurs rapports de production ? Comme il importe avant tout de ne pas être privé des fruits de la civilisation, des forces productives acquises, il faut briser les formes traditionnelles dans lesquelles elles ont été produites. Dès ce moment, la classe révolutionnaire devient conservatrice.
La bourgeoisie commence avec un prolétariat qui lui-même est un reste du prolétariat des temps féodaux. Dans le cours de son développement historique, la bourgeoisie développe nécessairement son caractère antagoniste, qui à son début se trouve être plus ou moins déguisé, qui n'existe qu'à l'état latent. A mesure que la bourgeoisie se développe, il se développe dans son sein un nouveau prolétariat, un prolétariat moderne : il se développe une lutte entre la classe prolétaire et la classe bourgeoise, lutte qui, avant d'être sentie des deux côtés, aperçue, appréciée, comprise, avouée et hautement proclamée, ne se manifeste préalablement que par des conflits partiels et momentanés, par des faits subversifs. D'un autre côté, si tous les membres de la bourgeoisie moderne ont le même intérêt en tant qu'ils forment une classe vis-à-vis d'une autre classe, ils ont des intérêts opposés, antagonistes, en tant qu'ils se trouvent les uns vis-à-vis des autres. Cette opposition des intérêts découle des conditions économiques de leur vie bourgeoise. De jour en jour, il devient donc plus clair que les rapports de production dans lesquels se meut la bourgeoisie n'ont pas un caractère un, un caractère simple, mais un caractère de duplicité; que dans les mêmes rapports dans lesquels se produit la richesse la misère se produit aussi; que dans les mêmes rapports dans lesquels il y a développement des forces productives, il y a une force productrice de répression; que ces rapports ne produisent la richesse bourgeoise, c'est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, qu'en anéantissant continuellement la richesse des membres intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat toujours croissant.
Plus le caractère antagoniste se met au jour, plus les économistes, les représentants scientifiques de la production bourgeoise, se brouillent avec leur propre théorie; et différentes écoles se forment.
Nous avons les économistes fatalistes, qui dans leur théorie sont aussi indifférents à ce qu'ils appellent les inconvénients de la production bourgeoise, que les bourgeois eux-mêmes le sont dans la pratique aux souffrances des prolétaires qui les aident à acquérir des richesses. Dans cette école fataliste, il y a des classiques et des romantiques. Les classiques, comme Adam Smith et Ricardo, représentent une bourgeoisie qui, luttant encore avec les restes de la société féodale, ne travaille qu'à épurer les rapports économiques des tâches féodales, à augmenter les forces productives, et à donner à l'industrie et au commerce un nouvel essor. Le prolétariat Participant à cette lutte, absorbé dans ce travail fébrile, n'a que des souffrances passagères, accidentelles, et lui-même les regarde comme telles. Les économistes comme Adam Smith et Ricardo, qui sont les historiens de cette époque, n'ont d'autre mission que de démontrer comment la richesse s'acquiert dans les rapports de la production bourgeoise, de formuler ces rapports en catégories, en lois, et de démontrer combien ces lois, ces catégories, sont pour la production des richesses supérieures aux lois et aux catégories de la société féodale. La misère n'est à leurs yeux que la douleur qui accompagne tout enfantement, dans la nature aussi bien que dans l'industrie.
Les romantiques appartiennent à notre époque, où la bourgeoisie est en opposition directe avec le prolétariat : où la misère s'engendre en aussi grande abondance que la richesse. Les économistes se posent alors en fatalistes blasés qui, du haut de leur position, jettent un superbe regard de dédain sur les hommes locomotives qui fabriquent les richesses. Ils copient tous les développements donnés par leurs prédécesseurs, et l'indifférence qui chez ceux-là était de la naïveté devient pour eux de la coquetterie.
Vient ensuite l'école humanitaire, qui prend à cœur le mauvais côté des rapports de production actuels. Celle-ci cherche, par acquit de conscience, à pallier tant soit peu les contrastes réels; elle déplore sincèrement la détresse du prolétariat, la concurrence effrénée des bourgeois entre eux-mêmes; elle conseille aux ouvriers d'être sobres, de bien travailler et de faire peu d'enfants; elle recommande aux bourgeois de mettre dans la production une ardeur réfléchie. Toute la théorie de cette école repose sur des distinctions interminables entre la théorie et la pratique, entre les principes et les résultats, entre l'idée et l'application, entre le contenu et la forme, entre l'essence et la réalité, entre le droit et le fait, entre le bon et le mauvais côté.
L'école philanthrope est l'école humanitaire perfectionnée. Elle nie la nécessité de l'antagonisme; elle veut faire de tous les hommes des bourgeois; elle veut réaliser la théorie en tant qu'elle se distingue de la pratique et qu'elle ne renferme pas d'antagonisme. Il va sans dire que, dans la théorie, il est aisé de faire abstraction des contradictions qu'on rencontre à chaque instant dans la réalité. Cette théorie deviendrait alors la réalité idéalisée. Les philanthropes veulent donc conserver les catégories qui expriment les rapports bourgeois, sans avoir l'antagonisme qui les constitue et qui en est inséparable.
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De même que les économistes sont les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, de même les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire. Tant que le prolétariat n'est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que, par conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n'a pas encore un caractère politique, et que les forces productives ne se sont pas encore assez développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser entrevoir les conditions matérielles nécessaires à l'affranchissement du prolétariat et à la formation d'une société nouvelle, ces théoriciens ne sont que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice. Mais à mesure que l'histoire marche et qu'avec elle la lutte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n'ont plus besoin de chercher de la science dans leur esprit, ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et de s'en faire l'organe. Tant qu'ils cherchent la science et ne font que des systèmes, tant qu'ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que lit misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le mouvement historique, et s'y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d'être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire.
Revenons à M. Proudhon.
Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté c'est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels; il emprunte aux socialistes l'illusion de ne voir dans la misère que la misère. Il est d'accord avec les uns et les autres en voulant s'en référer à l'autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d'une formule scientifique ; il est l'homme à la recherche des formules. C'est ainsi que M. Proudhon se flatte d'avoir donné la critique et de l'économie politique et du communisme : il est au-dessous de l'une et de l'autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d'entrer dans des détails purement économiques; au-dessous des socialistes, puisqu'il n'a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s'élever, ne serait-ce que spéculativement, au-dessus de l'horizon bourgeois.
Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.
Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires; il n'est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie politique et le communisme.
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Malgré les uns et les autres, malgré les manuels et les utopies, les coalitions n'ont pas cessé un instant de marcher et de grandir avec le développement et l'agrandissement de l'industrie moderne. C'est à tel point maintenant, que le degré où est arrivé la coalition dans un pays, marque nettement le degré qu'il occupe dans la hiérarchie du marché de l'univers. L'Angleterre, où l'industrie a atteint le plus haut degré de développement, a les coalitions les plus vastes et les mieux organisées.
En Angleterre, on ne s'en est pas tenu à. des coalitions partielles, qui n'avaient pas d'autre but qu'une grève passagère, et qui disparaissaient avec elle. On a formé des coalitions permanentes, des trades-unions qui servent de rempart aux ouvriers dans leurs luttes avec les entrepreneurs. Et à l'heure qu'il est, toutes ces trades-unions locales trouvent un point d'union dans la National Association of United Trades, dont le comité central est à Londres, et qui compte déjà 80 000 membres. La formation de ces grèves, coalitions, trades-unions marcha simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui constituent maintenant un grand parti politique sous le nom de Chartistes.
C'est sous la forme des coalitions qu'ont toujours lieu les premiers essais des travailleurs pour s'associer entre eux.
La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d'intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu'ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance - coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui. de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n'a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d'abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l'association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu'en faveur du salaire. Dans cette lutte - véritable guerre civile - se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là, l'association prend un caractère politique.
Les conditions économiques avaient d'abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n'avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique.
Dans la bourgeoisie, nous avons deux phases à distinguer celle pendant laquelle elle se constitua en classe sous le régime de la féodalité et de la monarchie absolue, et celle où, déjà constituée en classe, elle renversa la féodalité et la monarchie, pour faire de la société une société bourgeoise. La première de ces phases fut la plus longue et nécessita les plus grands efforts. Elle aussi avait commencé par des coalitions partielles contre les seigneurs féodaux.
On a fait bien des recherches pour retracer les différentes phases historiques que la bourgeoisie a parcourues, depuis la commune jusqu'à sa constitution comme classe.
Mais quand il s'agit de se rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme classe, les uns sont saisis d'une crainte réelle, les autres affichent un dédain transcendantal.
Une classe opprimée est la condition vitale de toute société fondée sur l'antagonisme des classes. L'affranchissement de la classe opprimée implique donc nécessairement la création d'une société nouvelle. Pour que la classe opprimée puisse s'affranchir, il faut que les pouvoirs productifs déjà acquis et les rapports sociaux existants ne puissent plus exister les uns à côté des autres. De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif, c'est la classe révolutionnaire elle-même. L'organisation des éléments révolutionnaires comme classe suppose l'existence de toutes les forces productives qui pouvaient s'engendrer dans le sein de la société ancienne.
Est-ce à dire qu'après la chute de l'ancienne société il y aura une nouvelle domination de classe, se résumant dans un nouveau pouvoir politique ? Non.
La condition d'affranchissement de la classe laborieuse c'est l'abolition de toute classe, de même que la condition d'affranchissement du tiers état, de l'ordre bourgeois, fut l'abolition de tous les états et de tous les ordres.
La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile.
En attendant, l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D'ailleurs, faut-il s'étonner qu'une société, fondée sur l'opposition des classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ?
Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps.
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[Misère de la philosophie, 1847]
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14 mars 2018
Marx dans le texte (8)
La condition première de toute histoire humaine est naturellement l'existence d'êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n'est pas qu'ils pensent, mais qu'ils se mettent à produire leurs moyens d'existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu'elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l'homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l'organisation qui émane de la nature; l'organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu'à l'époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours de l'histoire.
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.
Cette production n'apparaît qu'avec l'accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production.
Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d'elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d'une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures. L'on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu'ont atteint les forces productives d'une nation au degré de développement qu'a atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n'est pas une simple extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu'alors (défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.
La division du travail à l'intérieur d'une nation entraîne d'abord la séparation du travail industriel et commercial, d'une part, et du travail agricole, d'autre part; et, de ce fait, la séparation de la ville et de la campagne et l'opposition de leurs intérêts. Son développement ultérieur conduit à la séparation du travail commercial et du travail industriel. En même temps, du fait de la division du travail à l'intérieur des différentes branches, on voit se développer à leur tour différentes subdivisions parmi les individus coopérant à des travaux déterminés. La position de ces subdivisions particulières les unes par rapport aux autres est conditionnée par le mode d'exploitation du travail agricole, industriel et commercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mêmes rapports apparaissent quand les échanges sont plus développés dans les relations des diverses nations entre elles.
Les divers stades de développement de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété; autrement dit, chaque nouveau stade de la division du travail détermine également les rapports des individus entre eux pour ce qui est de la matière, des instruments et des produits du travail.
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Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l'observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés.
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La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience.
Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l'on représente ce processus d'activité vitale, l'histoire cesse d'être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l'action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes.
C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l'analyse de l'activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Avec l'étude de la réalité la philosophie cesse d'avoir un milieu où elle existe de façon autonome. À sa place, on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu'il est possible d'abstraire de l'étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l'histoire réelle, n'ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques. La difficulté commence seulement, au contraire, lorsqu'on se met à étudier et à classer cette matière, qu'il s'agisse d'une époque révolue ou du temps présent, et à l'analyser réellement. L'élimination de ces difficultés dépend de prémisses qu'il nous est impossible de développer ici, car elles résultent de l'étude du processus de vie réel et de l'action des individus de chaque époque. Nous allons prendre ici quelques-unes de ces abstractions dont nous nous servirons vis-à-vis de l'idéologie et les expliquer par des exemples historiques.
Avec les Allemands dénués de toute présupposition, force nous est de débuter par la constatation de la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, à savoir que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir "faire l'histoire". Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s'habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c'est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l'on doit, aujourd'hui encore comme il y a des milliers d'années, remplir jour par jour, heure par heure, simplement pour maintenir les hommes en vie. Même quand la réalité sensible est réduite à un bâton, au strict minimum, comme chez saint Bruno, elle implique l'activité qui produit ce bâton. La première chose, dans toute conception historique, est donc d'observer ce fait fondamental dans toute son importance et toute son extension, et de lui faire droit. Chacun sait que les Allemands ne l'ont jamais fait; ils n'ont donc jamais eu de base terrestre pour l'histoire et n'ont par conséquent jamais eu un seul historien. Bien qu'ils n'aient vu la connexité de ce fait avec ce qu'on appelle l'histoire que sous l'angle le plus étroit, surtout tant qu'ils restèrent emprisonnés dans l'idéologie politique, les Français et les Anglais n'en ont pas moins fait les premiers essais pour donner à l'histoire une base matérialiste, en écrivant d'abord des histoires de la société bourgeoise, du commerce et de l'industrie.
Le second point est que le premier besoin une fois satisfait lui-même, l'action de le satisfaire et l'instrument déjà acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins, — et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique. C'est à cela que l'on reconnaît aussitôt de quel bois est faite la grande sagesse historique des Allemands; car là où ils sont à court de matériel positif et où l'on ne débat ni stupidités théologiques, ni stupidités politiques ou littéraires, nos Allemands voient, non plus l'histoire, mais les "temps préhistoriques"; ils ne nous expliquent du reste pas comment l'on passe de cette absurdité de la "préhistoire" à l'histoire proprement dite — bien que, par ailleurs, leur spéculation historique se jette tout particulièrement sur cette "préhistoire", parce qu'elle s'y croit à l'abri des empiétements du "fait brutal" et aussi parce qu'elle peut y lâcher la bride à son instinct spéculatif et qu'elle peut engendrer et jeter bas les hypothèses par milliers.
Le troisième rapport, qui intervient ici d'emblée dans le développement historique, est que les hommes, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d'autres hommes, à se reproduire; c'est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c'est la famille. Cette famille, qui est au début le seul rapport social, devient par la suite un rapport subalterne (sauf en Allemagne), lorsque les besoins accrus engendrent de nouveaux rapports sociaux et que l'accroissement de la population engendre de nouveaux besoins; par conséquent, on doit traiter et développer ce thème de la famille d'après les faits empiriques existants et non d'après le "concept de famille", comme on a coutume de le faire en Allemagne. Du reste, il ne faut pas comprendre ces trois aspects de l'activité sociale comme trois stades différents, mais précisément comme trois aspects tout simplement, ou, pour employer un langage clair pour des Allemands trois "moments" qui ont coexisté depuis le début de l'histoire et depuis les premiers hommes et qui se manifestent aujourd'hui encore dans l'histoire. Produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travail que la vie d'autrui en procréant, nous apparaît donc dès maintenant comme un rapport double : d'une part comme un rapport naturel, d'autre part comme un rapport social, — social en ce sens que l'on entend par là l'action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but. Il s'ensuit qu'un mode de production ou un stade industriel déterminés sont constamment liés à un mode de coopération ou à un stade social déterminés, et que ce mode de coopération est lui-même une "force productive"; il s'ensuit également que la masse des forces productives accessibles aux hommes détermine l'état social, et que l'on doit par conséquent étudier et élaborer sans cesse l'"histoire des hommes" en liaison avec l'histoire de l'industrie et des échanges. Mais il est tout aussi clair qu'il est impossible d'écrire une telle histoire en Allemagne, puisqu'il manque aux Allemands, pour la faire, non seulement la faculté de la concevoir et les matériaux, mais aussi la "certitude sensible", et que l'on ne peut pas faire d'expériences sur ces choses de l'autre côté du Rhin puisqu'il ne s'y passe plus d'histoire. Il se manifeste donc d'emblée une interdépendance matérialiste des hommes qui est conditionnée par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieille que les hommes eux-mêmes, — interdépendance qui prend sans cesse de nouvelles formes et présente donc une "histoire" même sans qu'il existe encore une quelconque absurdité politique ou religieuse qui réunisse les hommes par surcroît.
Et c'est maintenant seulement, après avoir déjà examiné quatre moments, quatre aspects des rapports historiques originels, que nous trouvons que l'homme a aussi de la "conscience". Mais il ne s'agit pas d'une conscience qui soit d'emblée conscience "pure". Dès le début, une malédiction pèse sur "l'esprit", celle d'être "entaché" d'une matière qui se présente ici sous forme de couches d'air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, — le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes. Ma conscience c'est mon rapport avec ce qui m'entoure. Là où existe un rapport, il existe pour moi. L'animal "n'est en rapport" avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l'animal, ses rapports avec les autres n'existent pas en tant que rapports. La conscience est donc d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes. Bien entendu, la conscience n'est d'abord que la conscience du milieu sensible le plus proche et celle d'une interdépendance limitée avec d'autres personnes et d'autres choses situées en dehors de l'individu qui prend conscience; c'est en même temps la conscience de la nature qui se dresse d'abord en face des hommes comme une puissance foncièrement étrangère, toute-puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent d'une façon purement animale et qui leur en impose autant qu'au bétail; par conséquent une conscience de la nature purement animale (religion de la nature).
On voit immédiatement que cette religion de la nature, ou ces rapports déterminés envers la nature, sont conditionnés par la forme de la société et vice versa. Ici, comme partout ailleurs, l'identité de l'homme et de la nature apparaît aussi sous cette forme, que le comportement borné des hommes en face de la nature conditionne leur comportement borné entre eux, et que leur comportement borné entre eux conditionne à son tour leurs rapports bornés avec la nature, précisément parce que la nature est encore à peine modifiée par l'histoire et que, d'autre part, la conscience de la nécessité d'entrer en rapport avec les individus qui l'entourent marque pour l'homme le début de la conscience de ce fait qu'il vit somme toute en société. Ce début est aussi animal que l'est la vie sociale elle-même à ce stade; il est une simple conscience grégaire et l'homme se distingue ici du mouton par l'unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l'instinct ou que son instinct est un instinct conscient. Cette conscience grégaire ou tribale se développe et se perfectionne ultérieurement en raison de l'accroissement de la productivité, de l'augmentation des besoins et de l'accroissement de la population qui est à la base des deux éléments précédents. Ainsi se développe la division du travail qui n'était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l'acte sexuel, puis devint la division du travail qui se fait d'elle-même ou "par nature" en vertu des dispositions naturelles (vigueur corporelle par exemple), des besoins, des hasards, etc. La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. À partir de ce moment la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. À partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie, morale, etc. Mais même lorsque cette théorie, cette théologie, cette philosophie, cette morale, etc., entrent en contradiction avec les rapports existants, cela ne peut se produire que du fait que les rapports sociaux existants sont entrés en contradiction avec la force productive existante; d'ailleurs, dans une sphère nationale déterminée, cela peut arriver aussi parce que, dans ce cas, la contradiction se produit, non pas à l'intérieur de cette sphère nationale, mais entre cette conscience nationale et la pratique des autres nations, c'est-à-dire entre la conscience nationale d'une nation et sa conscience universelle.
Peu importe du reste ce que la conscience entreprend isolément; toute cette pourriture ne nous donne que ce résultat : ces trois moments, la force productive, l'état social et la conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l'activité intellectuelle et matérielle, — la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents; et alors la possibilité que ces éléments n'entrent pas en conflit réside uniquement dans le fait qu'on abolit à nouveau la division du travail. Il va de soi du reste que "fantômes", "liens", "être suprême", "concept", "scrupules" ne sont que l'expression mentale idéaliste, la représentation apparente de l'individu isolé, la représentation de chaînes et de limites très empiriques à l'intérieur desquelles se meut le mode de production de la vie et le mode d'échanges qu'il implique.
Cette division du travail, qui implique toutes ces contradictions et repose à son tour sur la division naturelle du travail dans la famille et sur la séparation de la société en familles isolées et opposées les unes aux autres, — cette division du travail implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu'en qualité; elle implique donc la propriété, dont la première forme, le germe, réside dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l'homme. L'esclavage, certes encore très rudimentaire et latent dans la famille, est la première propriété, qui d'ailleurs correspond déjà parfaitement ici à la définition des économistes modernes d'après laquelle elle est la libre disposition de la force de travail d'autrui. Du reste, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques - on énonce, dans la première, par rapport à l'activité ce qu'on énonce, dans la seconde, par rapport au produit de cette activité.
De plus, la division du travail implique du même coup la contradiction entre l'intérêt de l'individu singulier ou de la famille singulière et l'intérêt collectif de tous les individus qui sont en relations entre eux; qui plus est, cet intérêt collectif n'existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant qu'"intérêt général", mais d'abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail. Enfin la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu'il y a scission entre l'intérêt particulier et l'intérêt commun, aussi longtemps donc que l'activité n'est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l'action propre de l'homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s'oppose à lui et l'asservit, au lieu qu'il ne la domine. En effet, dès l'instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d'activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique, et il doit le demeurer s'il ne veut pas perdre ses moyens d'existence; tandis que dans la société communiste, où chacun n'a pas une sphère d'activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l'activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu'à nos jours. C'est justement cette contradiction entre l'intérêt particulier et l'intérêt collectif qui amène l'intérêt collectif à prendre, en qualité d'État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l'individu et de l'ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens existants dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l'une domine toutes les autres. Il s'ensuit que toutes les luttes à l'intérieur de l'État, la lutte entre la démocratie, l'aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles (ce dont les théoriciens allemands ne soupçonnent pas un traître mot, bien qu'à ce sujet on leur ait assez montré la voie dans les Annales franco-allemandes et dans La Sainte Famille); et il s'ensuit également que toute classe qui aspire à la domination, même si sa domination détermine l'abolition de toute l'ancienne forme sociale et de la domination en général, comme c'est le cas pour le prolétariat, il s'ensuit donc que cette classe doit conquérir d'abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l'intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dans les premiers temps. Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier, — qui ne coïncide pas pour eux avec leur intérêt collectif, l'universalité n'étant somme toute qu'une forme illusoire de la collectivité, — cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est "étranger", qui est "indépendant" d'eux et qui est lui-même à son tour un intérêt "général" spécial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir eux-mêmes dans cette dualité comme c'est le cas dans la démocratie.
Par ailleurs le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement : collectifs, rend nécessaire l'intervention pratique et le refrènement par l'intérêt "général" illusoire sous forme d'État. La puissance sociale, c'est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n'apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n'est pas volontaire, mais naturelle; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d'eux, dont ils ne savent ni d'où elle vient ni où elle va, qu'ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l'inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l'humanité qu'elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l'humanité.
(...)
Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes.
Du reste, la masse d'ouvriers qui ne sont qu'ouvriers — force de travail massive, coupée du capital ou de toute espèce de satisfaction même bornée — suppose le marché mondial; comme le suppose aussi du coup, du fait de la concurrence, la perte de ce travail en tant que source assurée d'existence, et non plus à titre temporaire.
Le prolétariat ne peut donc exister qu'à l'échelle de l'histoire universelle, de même que le communisme, qui en est l'action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu'en tant qu'existence "historique universelle". Existence historique universelle des individus, autrement dit, existence des individus directement liée à l'histoire universelle.
[L'Idéologie allemande, 1846]
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11 mars 2018
Marx dans le texte (7)
(...)
Vous auriez reçu depuis longtemps ma réponse à votre lettre du Ier novembre, si mon libraire n'avait pas tardé jusqu'à la semaine passée à m'envoyer le livre de M. Proudhon : Philosophie de la misère. Je l'ai parcouru en deux jours, pour pouvoir vous communiquer tout de suite mon opinion. Comme j'ai lu le livre très rapidement, je ne peux pas entrer dans les détails, je ne peux vous parler que de l'impression générale qu'il a produit sur moi. Si vous le demandez, je pourrai entrer en détail dans une seconde lettre.
Je vous avouerai franchement que je trouve le livre en général mauvais, très mauvais. Vous-même plaisantez dans votre lettre « sur le coin de la philosophie allemande » dont M. Proudhon fait parade dans cette œuvre informe et présomptueuse, mais vous supposez que le développement économique n'a pas été infecté par le poison philosophique. Aussi suis-je très éloigné d'imputer les fautes du développement économique à la philosophie de M. Proudhon. M. Proudhon ne vous donne pas une fausse critique de l'économie politique parce qu'il est possesseur d'une philosophie ridicule, mais il vous donne une philosophie ridicule parce qu'il n'a pas compris l'état social actuel dans son engrènement, pour user d'un mot que M. Proudhon emprunte à Fourier, comme beaucoup d'autres choses.
Pourquoi M. Proudhon parle-t-il de dieu, de la raison universelle, de la raison impersonnelle de l'humanité, qui ne se trompe jamais, qui a été de tout temps égale à elle-même, dont il faut avoir seulement la conscience juste pour se trouver dans le vrai ? Pourquoi fait-il du faible hégélianisme, pour se poser comme esprit fort ?
Lui-même, il vous donne la clé de l'énigme. M. Proudhon voit dans l'histoire une certaine série de développements sociaux; il trouve le progrès réalisé dans l'histoire; il trouve enfin que les hommes, pris comme individus, ne savaient pas ce qu'ils faisaient, qu'ils se trompaient sur leur propre mouvement, c'est-à-dire que leur développement social paraît à première vue chose distincte, séparée, indépendante de leur développement individuel. Il ne sait pas expliquer ces faits, et l'hypothèse de la raison universelle, qui se manifeste, est toute trouvée. Rien de plus facile, que d'inventer des causes mystiques, c'est-à-dire des phrases, où le sens commun fait défaut.
(...)
Qu'est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l'action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile et vous aurez tel état politique, qui n'est que l'expression officielle de la société civile. Voilà ce que M. Proudhon ne comprendra jamais, car il croit faire grande chose, quand il en appelle de l'État à la société civile, c'est-à-dire du résumé officiel de la société à la société officielle.
Il n'est pas nécessaire d'ajouter que les hommes ne sont pas les libres arbitres de leurs forces productives — qui sont la base de toute leur histoire — car toute force productive est une force acquise, le produit d'une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l'énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu'ils ne créent pas, qui est le produit de la génération antérieure. Par ce simple fait que toute génération postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui lui servent comme matière première pour de nouvelles productions, il se forme une connexité dans l'histoire des hommes, il se forme une histoire de l'humanité, qui est d'autant plus l'histoire de l'humanité que les forces productives des hommes et, en conséquence, leurs rapports sociaux, ont grandi. Conséquence nécessaire : l'histoire sociale des nommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel, qu'ils en aient la conscience ou qu'ils ne l'aient pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise.
M. Proudhon confond les idées et les choses. Les hommes ne renoncent jamais à ce qu'ils ont gagné, mais cela ne revient pas à dire qu'ils ne renoncent jamais à la forme sociale dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privés du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (Je prends le mot commerce ici dans le sens le plus général comme nous disons en allemand : Verkehr.) Par exemple : le privilège, l'institution des jurandes et des corporations, le régime réglementaire du moyen âge, étaient des relations sociales, qui seules correspondaient aux forces productives acquises et à l'état social préexistant, duquel ces institutions étaient sorties. Sous la protection du régime corporatif et réglementaire, les capitaux s'étaient accumulés, un commerce maritime s'était développé, des colonies avaient été fondées — et les hommes auraient perdu les fruits mêmes, s'ils avaient voulu conserver les formes sous la protection desquelles ces fruits avaient mûri. Aussi y eut-il deux coups de tonnerre, la révolution de 1640 et celle de 1688. Toutes les anciennes formes économiques, les relations sociales qui leur correspondaient, l'état politique qui était l'expression officielle de l'ancienne société civile furent brisés en Angleterre. Ainsi les formes économiques sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production; et avec le mode de production, ils changent tous les rapports économiques, qui n'ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé.
(...)
M. Proudhon, en établissant la propriété comme une relation indépendante, commet plus qu'une faute de méthode : il prouve clairement qu'il n'a pas saisi le lien qui rattache toutes les formes de la production bourgeoise, qu'il n'a pas compris le caractère historique et transitoire des formes de la production dans une époque déterminée. M. Proudhon, qui ne voit pas dans nos institutions sociales de produits historiques, qui ne comprend ni leur origine, ni leur développement, ne peut en faire qu'une critique dogmatique.
Aussi M. Proudhon est-il forcé de recourir à une fiction, pour vous en expliquer le développement. Il s'imagine que la division du travail, le crédit, les machines, etc., que tout a été inventé au service de son idée fixe, de l'idée de l'égalité. Son explication est d'une naïveté sublime. On a inventé ces choses pour l'égalité, mais malheureusement elles se sont tournées contre l'égalité. C'est là tout son raisonnement. C'est-à-dire, il fait une supposition gratuite, et parce que le développement réel et sa fiction se contredisent à chaque pas, il en conclut qu'il y a contradiction. Il vous dissimule qu'il y a seulement contradiction entre ses idées fixes et le mouvement réel.
Ainsi M. Proudhon, principalement par défaut de connaissances historiques, n'a pas vu que les hommes, en développant leurs facultés productives, c'est-à-dire en vivant, développent certains rapports entre eux, et que le mode de ces rapports change nécessairement avec la modification et l'accroissement de ces facultés productives. Il n'a pas vu que les catégories économiques ne sont que des abstractions de ces rapports réels, qu'elles ne sont que des vérités que pour autant que ces rapports subsistent. Ainsi il tombe dans l'erreur des économistes bourgeois, qui voient dans ces catégories économiques des lois éternelles et non des lois historiques, qui ne sont des lois que pour un certain développement historique, pour un développement déterminé des forces productives. Ainsi, au lieu de considérer les catégories économico-politiques comme des abstractions faites des relations sociales réelles, transitoires, historiques, M. Proudhon, par une inversion mystique, ne voit dans les rapports réels que des incarnations de ces abstractions. Ces abstractions elles-mêmes sont des formules qui ont sommeillé dans le sein de dieu le père depuis le commencement du monde.
Mais ici ce bon M. Proudhon tombe dans de grandes convulsions intellectuelles. Si toutes ces catégories économiques sont des émanations du cœur de dieu, si elles sont la vie cachée et éternelle des hommes, comment se fait-il, premièrement qu'il y ait développement et deuxièmement, que M. Proudhon ne soit pas conservateur ? Il vous explique ces contradictions évidentes par tout un système de l'antagonisme.
Pour éclaircir ce système de l'antagonisme, prenons un exemple.
Le monopole est bon, car c'est une catégorie économique, donc une émanation de dieu. La concurrence est bonne, car c'est aussi une catégorie économique. Mais ce qui n'est pas bon, c'est la réalité du monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est encore pire, c'est que le monopole et la concurrence se dévorent mutuellement. Que doit-on y faire ? Parce que ces deux pensées éternelles de dieu se contredisent, il lui paraît évident qu'il y a dans le sein de dieu également une synthèse entre ces deux pensées, dans laquelle les maux du monopole sont équilibrés par la concurrence et vice versa. La lutte entre les deux idées aura pour effet de n'en faire ressortir que le beau côté. Il faut arracher à dieu cette pensée secrète, ensuite l'appliquer, et tout sera pour le mieux; il faut révéler la formule synthétique cachée dans la nuit de la raison impersonnelle de l'humanité. M. Proudhon n'hésite pas un seul moment de se faire révélateur.
Mais jetez un moment votre regard sur la vie réelle. Dans la vie économique actuelle vous trouvez non seulement la concurrence et le monopole, mais aussi leur synthèse qui n'est pas une formule mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Pourtant cette équation, loin de lever les difficultés de la situation actuelle comme se l'imaginent les économistes bourgeois, a pour résultat une situation plus difficile et plus embrouillée. Ainsi en changeant la base, sur laquelle se fondent les rapports économiques actuels, en anéantissant le mode actuel de production, vous anéantissez non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur unité, leur synthèse, le mouvement, qui est l'équilibration réelle de la concurrence et du monopole.
Maintenant je vais vous donner un exemple de la dialectique de M. Proudhon.
La liberté et l'esclavage forment un antagonisme. Je n'ai pas besoin de parler ni des bons ni des mauvais côtés de la liberté. Quant à l'esclavage, je n'ai pas besoin de parler de ses mauvais côtés. La seule chose qu'il faut expliquer, c'est le beau côté de l'esclavage. Il ne s'agit pas de l'esclavage indirect, de l'esclavage du prolétaire; il s'agit de l'esclavage direct, de l'esclavage des Noirs dans le Surinam, dans le Brésil, dans les contrées méridionales de l'Amérique du Nord.
L'esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n'avez pas de coton, sans coton vous n'avez pas d'industrie moderne. C'est l'esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c'est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. Aussi avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l'ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. Ainsi l'esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance. Sans l'esclavage, l'Amérique du Nord, le peuple le plus progressif, se transformerait en un pays patriarcal. Rayez seulement l'Amérique du Nord de la carte des peuples et vous aurez l'anarchie, la décadence complète du commerce et de la civilisation moderne. Mais faire disparaître l'esclavage, ce serait rayer l'Amérique de la carte des peuples. Aussi l'esclavage, parce qu'il est une catégorie économique, se trouve depuis le commencement du monde chez tous les peuples. Les peuples modernes n'ont su que déguiser l'esclavage chez eux-mêmes et l'importer ouvertement au nouveau monde. Comment s'y prendra ce bon M. Proudhon, après ces réflexions sur l'esclavage ? Il cherchera la synthèse de la liberté et de l'esclavage, le vrai juste milieu, autrement dit l'équilibre de l'esclavage et de la liberté.
M. Proudhon a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, et le grand mérite d'avoir compris si peu de chose ! Ce que M. Proudhon n'a pas compris, c'est que les hommes, selon leurs facultés, produisent aussi les relations sociales, dans lesquelles ils produisent le drap et la toile. Encore moins M. Proudhon a-t-il compris que les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c'est-à-dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, la cause primitive, ce sont les abstractions, les catégories. Selon lui, ce sont elles et non pas les hommes qui produisent l'histoire. L'abstraction, la catégorie prise comme telle, c'est-à-dire séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impassible, elle n'est qu'un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l'abstraction prise comme telle est abstraite — tautologie admirable !
Aussi les relations économiques, vues sous la forme des catégories, sont pour M. Proudhon des formules éternelles, qui n'ont ni origine ni progrès.
Parlons d'une autre manière : M. Proudhon n'affirme pas directement que la vie bourgeoise est pour lui une vérité éternelle; il le dit indirectement, en divinisant les catégories qui expriment les rapports bourgeois sous la forme de la pensée. Il prend les produits de la société bourgeoise pour des êtres spontanés, doués d'une vie propre, éternels, dès qu'ils se présentent à lui sous la forme de catégories, de pensée. Ainsi il ne s'élève pas au-dessus de l'horizon bourgeois. Parce qu'il opère sur les pensées bourgeoises en les supposant éternellement vraies; il cherche la synthèse de ces pensées, leur équilibre, et ne voit pas que leur mode actuel de s'équilibrer est le seul mode possible.
Réellement, il fait ce que font tous les bons bourgeois. Tous, ils vous disent que la concurrence, le monopole, etc., en principe, c'est-à-dire pris comme pensées abstraites, sont les seuls fondements de la vie, mais qu'ils laissent beaucoup à désirer dans la pratique. Tous ils veulent la concurrence sans les conséquences funestes de celle-ci. Tous veulent l'impossible, c'est-à-dire les conditions de la vie bourgeoise sans les conséquences nécessaires de ces conditions. Tous, ils ne comprennent pas que la forme bourgeoise de la production est une forme historique et transitoire, tout aussi bien que l'était la forme féodale. Cette erreur vient de ce que pour eux l'homme-bourgeois est la seule base possible de toute société, de ce qu'ils ne se figurent pas un état de société dans lequel l'homme aurait cessé d'être bourgeois.
(...)
Dans son désir de concilier les contradictions, M. Proudhon ne se demande pas, si la base même de ces contradictions ne doit pas être renversée. Il ressemble en tout au doctrinaire politique, qui veut le roi, la chambre des députés et la chambre des pairs comme parties intégrantes de la vie sociale, comme catégories éternelles. Seulement, il cherche une nouvelle formule pour équilibrer ces pouvoirs dont l'équilibre consiste précisément dans le mouvement actuel, où l'un de ces pouvoirs est tantôt le vainqueur, tantôt l'esclave de l'autre. C'est ainsi qu'au XVIIIe siècle une foule de têtes médiocres s'évertuaient à trouver la vraie formule, pour équilibrer les ordres sociaux, la noblesse, le roi, les parlements, etc., et le lendemain, il n'y avait plus ni roi, ni parlement, ni noblesse. Le juste équilibre entre ces antagonismes était le bouleversement de toutes les relations sociales, qui servaient de base à ces existences féodales et à l'antagonisme de ces existences féodales.
Parce que M. Proudhon pose d'un côté les idées éternelles, les catégories de la raison pure, de l'autre côté les hommes et leur vie pratique, qui est selon lui l'application de ces catégories, vous trouvez chez lui dès le commencement dualisme entre la vie et les idées, entre l'âme et le corps — dualisme qui se répète sous beaucoup de formes. Vous voyez maintenant que cet antagonisme n'est que l'incapacité de M. Proudhon de comprendre l'origine et l'histoire profanes des catégories, qu'il divinise.
Ma lettre est déjà trop longue pour parler encore du procès ridicule que M. Proudhon fait au communisme. Pour le moment vous m'accorderez qu'un homme qui n'a pas compris l'état actuel de la société, doit encore moins comprendre le mouvement qui tend à le renverser, et les expressions littéraires de ce mouvement révolutionnaire.
Le seul point sur lequel je suis parfaitement d'accord avec M. Proudhon est son dégoût pour la sensiblerie socialiste. Avant lui, j'ai provoqué beaucoup d'inimitiés par le persiflage du socialisme moutonnier, sentimental, utopique. Mais M. Proudhon ne se fait-il pas des illusions étranges, en opposant sa sentimentalité de petit-bourgeois, je veux dire ses déclamations sur le ménage, l'amour conjugal et toutes ces banalités, à la sentimentalité socialiste, qui est, par exemple chez Fourier, beaucoup plus profonde que les platitudes présomptueuses de notre bon Proudhon ?
(...)
M. Proudhon est de la tête aux pieds philosophe, économiste de la petite bourgeoisie. Le petit-bourgeois, dans une société avancée et par nécessité de son état, se fait d'une part socialiste, d'autre part économiste, c'est-à-dire il est ébloui par la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathise aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante dans son for intérieur de sa conscience d'être impartial, d'avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste milieu. Un tel petit-bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n'est que la contradiction sociale, mise en action. Il doit justifier par la théorie ce qu'il est en pratique, et M. Proudhon a le mérite d'être l'interprète scientifique de la petite-bourgeoisie française, ce qui est un mérite réel, parce que la petite-bourgeoisie sera partie intégrante de toutes les révolutions sociales qui se préparent.
J'aurais voulu pouvoir vous envoyer avec cette lettre mon livre sur l'économie politique, mais jusqu'à présent il m'a été impossible de faire imprimer cet ouvrage et les critiques des philosophes et socialistes allemands, dont je vous ai parlé à Bruxelles. Vous ne croirez jamais quelles difficultés une telle publication rencontre en Allemagne, d'une part de la police, d'autre part des libraires, qui sont eux-mêmes les représentants intéressés de toutes les tendances que j'attaque. Et quant à notre propre parti, il est non seulement pauvre, mais une grande fraction du parti communiste allemand m'en veut parce que je m'oppose à ses utopies et à ses déclamations.
Tout à vous,
P. S. — Vous me demanderez pourquoi je vous écris en mauvais français, au lieu de vous écrire en bon allemand ? C'est parce que j'ai affaire à un auteur français.
[Lettre de Karl Marx à Pavel Annenkov, décembre 1846]
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