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29 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 192

"— Mais peut-on penser à un autre type d'histoire ?

— Oui, justement la langue allemande dispose d'un autre terme : la Geschichte, qui désigne non pas l'histoire accomplie, mais l'histoire au présent, sans doute déterminée en grande partie pas le passé déjà accompli, mais seulement en partie, car l'histoire présente, vivante, est aussi ouverte sur un futur incertain, imprévu, non encore accompli et par conséquent aléatoire. L'histoire vivante n'obéit qu'à une constante (pas à une loi) : la constante de la lutte des classes. Marx n'a pas employé le terme de “constante” que j'emprunte à Lévi-Strauss, mais une expression géniale : “loi tendancielle”, capable d'infléchir (pas de contredire) la première loi tendancielle, ce qui signifie qu'une tendance ne possède pas la forme ou la figure d'une loi linéaire, mais qu'elle peut bifurquer sous l'effet d'une rencontre avec une autre tendance et ainsi jusqu'à l'infini. À chaque intersection, la tendance peut prendre une voie imprévisible, parce qu'aléatoire.

En résumé, pourrait-on dire que l'histoire présente est toujours celle d'une conjoncture singulière, aléatoire ?

— Oui, et il faut se souvenir que conjoncture signifie conjonction, c'est-à-dire rencontre aléatoire d'éléments en partie existants mais aussi imprévisibles. Toute conjoncture est un cas singulier, comme toutes les individualités historiques, comme tout ce qui existe.

(...)

Il découle de ce qui précède que ce qui culmine dans le matérialisme, vieux comme le monde -primauté des amis de la Terre sur les amis des Idées, selon Platon-, c'est le matérialisme aléatoire, requis pour penser l'ouverture du monde vers l'événement, l'imagination inouïe et aussi toute pratique vivante, y compris la politique.

... vers l'événement ?

— Wittgenstein le dit superbement dans le Tractatus : die Welt ist alles das fall ist, phrase superbe mais difficile à traduire. On pourrait essayer ainsi : “le monde est tout ce qui arrive” ou plus littéralement : “le monde est tout ce qui nous tombe dessus”. Il y a encore une autre traduction, celle de l’École de Russell : “le monde est tout ce qui est le cas” (the World is what the Case is).

Cette superbe phrase dit tout, car il n'existe au monde que des cas, des situations, des choses, qui nous tombent dessus sans avertir. Cette thèse, qu'il n'existe que des cas, c'est-à-dire des individus singuliers totalement distincts les uns des autres, est la thèse fondamentale du nominalisme.

Marx n'a-t-il pas affirmé que le nominalisme était l'antichambre du matérialisme ?

— Justement, et j'irais plus loin. Je dirais que ce n'est pas seulement l'antichambre mais le matérialisme lui-même.

(...)

Ainsi, le monde est fait exclusivement de choses singulières, uniques, possédant chacune son nom propre et ses propriétés singulières. “Ici et maintenant”, qui à la limite ne peut être montré du doigt puisque le mot est déjà une abstraction — il faudrait parler sans mots, c'est-à-dire montrer, ce qui signifie la primauté du geste sur la parole, de la trace matérielle sur le signe.

(...)

Un dernier mot sur la question de l'événement historique : on peut dire que ni Marx, ni Engels ne se sont approchés d'une théorie de l'histoire, au sens de l'événement historique imprévu, unique, aléatoire, ni d'une théorie de la pratique politique. Je me réfère à la pratique politico-idéologico-sociale du militantisme politique, des mouvements de masse et de leurs éventuelles organisations, qui ne dispose pas de concepts, et encore moins d'une théorie cohérente pour être pensée. Lénine, Gramsci et Mao ne l'ont pensée qu'en partie. Le seul qui a pensé la théorie de l'histoire politique, de la pratique politique au présent, c'est Machiavel. Il y a là une autre lacune à combler, dont l'importance est décisive et qui, une fois de plus, nous renvoie à la philosophie."

 

 

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28 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 191

"Le médecin serre une dernière fois son épaule et retourne à sa place. Il la regarde comme il l’a toujours fait pendant toutes ces année, droit dans les yeux, sans faillir.

— Non, André ne m’en a pas parlé. Je ne l’ai pas vu depuis trois semaines. Vous savez, vous, où est André ?

Elle veut parler mais ses oreilles se mettent à bourdonner, elle se voit en pyjama, ses cheveux sont lâchés, ils sont beaux encore, n’est-ce pas, ses cheveux ? Elle tient à la main un téléphone, c’est la nuit, elle est seule, elle crie. C’est la nuit, elle vient d’être réveillée par la sonnerie du téléphone et elle ne se souvient pas des mots dits mais elle sait qu’elle a crié très fort. Où est André ?

Le médecin ne la quitte pas du regard et elle ne peut y lire autre chose que de la douceur, de la gentillesse, de la franchise. Elle se lève, elle se sent forte tout à coup, c’est un sentiment qui lui est familier, elle ne tombe jamais en dépression, on croit qu’elle va tomber, on croit qu’elle va cette fois-ci rompre mais non, elle se redresse, elle va se remettre en route. Elle sourit. Elle rédige son chèque et part avec l’ordonnance.

Le docteur B. reste assis à son bureau. Malgré lui, son cœur se serre. Il regarde l’heure, c’est déjà dix-neuf heures et il n’y a plus personne dans la salle d’attente. Il voudrait pouvoir la suivre, cette patiente, l’accompagner pendant un moment, ne plus être son médecin mais simplement un ami qui aurait le courage de lui révéler ce qu’elle a effacé de sa mémoire mais qui la réveille toutes les nuits à la même heure, comme un fantôme qui n’aurait pas terminé son travail."

 

 

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27 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 190

"En somme, Anson avait raison. L’université est une jungle comme le reste du monde, avec cette seule différence que, là, les choses se passent entre gens mal armés pour la lutte, précisément parce qu’ils ont choisi cette carrière afin de s’y sentir à l’abri."

 

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