29 juin 2018
Pensées intempestives (VIII)
« Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro. C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde : c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on en conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre. Aux préfets de Charles X comme au lecteur du Figaro d’aujourd’hui, la grève apparaît d’abord comme un défi aux prescriptions de la raison moralisée : faire grève, c’est "se moquer du monde", c’est–à-dire enfreindre moins une légalité civique qu’une légalité "naturelle", attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu’est le bon sens.
Car ceci, le scandale vient d’un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu’elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas. C’est la raison qui souffre et se révolte : la causalité directe, mécanique, computable, pourrait-on dire, qui nous est déjà apparue comme le fondement de la logique petite-bourgeoise dans les discours de M. Poujade, cette causalité-là est troublée : l’effet se disperse incompréhensiblement loin de la cause, il lui échappe, et c’est là ce qui est intolérable, choquant.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire des rêves petits-bourgeois, cette classe a une idée tyrannique, infiniment susceptible, de la causalité : le fondement de sa morale n’est nullement magique, mais rationnel. Seulement, il s’agit d’une rationalité linéaire étroite, fondée sur une correspondance pour ainsi dire numérique des causes et des effets. Ce qui manque à cette rationalité-là, c’est évidemment l’idée des fonctions complexes, l’imagination d’un étalement lointain des déterminismes, d’une solidarité des événements, que la tradition matérialiste a systématisée sous le nom de totalité.
La restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les "hommes" sont solidaires : ce que l’on oppose, ce n’est donc pas l’homme à l’homme, c’est le gréviste à l’usager. L’usager, (appelé aussi homme de la rue, et dont l’assemblage reçoit le nom innocent de population : nous avons déjà vu tout cela dans le vocabulaire de M. Macaigne), l’usager est un personnage imaginaire, algébrique pourrait-on dire, grâce auquel il devient possible de rompre la dispersion contagieuse des effets, et de tenir ferme une causalité réduite sur laquelle on va enfin pouvoir raisonner tranquillement et vertueusement. En découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit un une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d’apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui est expressément adressé. L’usager, l’homme de la rue, le contribuable sont donc à la lettre des personnages, c’est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales, dont on sait qu’elle a été le premier principe idéologique de la Révolution bourgeoise.
C’est qu’en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l’individu en essences. Ce que tout le théâtre bourgeois fait de l’homme psychologique, mettant en conflit le Vieillard et le Jeune Homme, le Cocu et l’Amant, le Prêtre et le Mondain, les lecteurs du Figaro le font, eux aussi, de l’être social : opposer le gréviste et l’usager, c’est constituer le monde en théâtre, tirer de l’homme total un acteur particulier, et confronter des acteurs arbitraires dans le mensonge d’une symbolique qui feint de croire que la partie n’est qu’une réduction parfaite du tout.
Ceci participe d’une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu’on peut le désordre social. Par exemple, la bourgeoisie ne s’inquiète pas, dit-elle, de savoir qui, dans la grève, a tort ou raison : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : la grève est réduite à une incidence solitaire, à un phénomène que l’on néglige d’expliquer pour mieux en manifester le scandale. De même le travailleur des Services publics, le fonctionnaire seront abstraits de la masse laborieuse, comme si tout le statut salarié de ces travailleurs était en quelque sorte attiré, fixé et ensuite sublimé dans la surface même de leurs fonctions. Cet amincissement intéressé de la condition sociale permet d’esquiver le réel sans abandonner l’illusion euphorique d’une causalité directe, qui commencerait seulement là d’où il est commode à la bourgeoisie de la faire partir : de même que tout d’un coup le citoyen se trouve réduit au pur concept d’usager, de même les jeunes Français mobilisables se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence militaire que l’on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de la logique universelle : le statut militaire devient ainsi l’origine inconditionnelle d’une causalité nouvelle, au-delà de laquelle il sera désormais monstrueux de vouloir remonter : contester ce statut ne peut donc être en aucun cas l’effet d’une causalité générale et préalable (conscience politique du citoyen), mais seulement le produit d’accidents postérieurs au départ de la nouvelle série causale : du point de vue bourgeois, refuser pour un soldat de partir ne peut être que le fait de meneurs ou de coups de boisson, comme s’il n’existait pas d’autres très bonnes raisons à ce geste : croyance dont la stupidité le dispute à la mauvaise foi, puisqu’il est évident que la contestation d’un statut ne peut expressément trouver racine et aliment que dans une conscience qui prend ses distances par rapport à ce statut.
Il s’agit d’un nouveau ravage de l’essentialisme. Il est donc logique qu’en face du mensonge de l’essence et de la partie, la grève fonde le devenir et la vérité du tout. Elle signifie que l’homme est total, que toutes ses fonctions sont solidaires les unes des autres, que les rôles d’usager, de contribuable ou de militaire sont des remparts bien trop minces pour s’opposer à la contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous. En protestant que cette grève la gêne, la bourgeoisie témoigne d’une cohésion des fonctions sociales, qu’il est dans la fin même de la grève de manifester : le paradoxe, c’est que l’homme petit-bourgeois invoque le naturel de son isolement au moment précis où la grève le courbe sous l’évidence de la subordination. »
[Roland BARTHES, Mythologies, Seuil (« Points »), Paris, 1970, p.125-128]
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25 juin 2018
Marx dans le texte (11)
(...). En France la danse va recommencer au printemps. L'infâme république bourgeoise a continué sur sa lancée et tous ses péchés n'ont fait que croître et embellir.
[Lettre de Marx à Eduard Müller-Tellering, 15 janvier 1849]
(...). Ici règne une réaction royaliste, plus impudente que sous Guizot, qui ne saurait être comparée qu'à celle d'après 1815. Paris est morne. En plus le choléra, qui fait des ravages extraordinaires. Cependant jamais le volcan de la révolution n'a été si près d'une éruption colossale que maintenant à Paris. Des détails à ce sujet plus tard. Je suis en contact avec le parti révolutionnaire tout entier et dans quelques jours j'aurai tous les journaux révolutionnaires à ma disposition.
[Lettre de Marx à Engels, 7 juin 1849]
(...). Je te le dis, si je ne reçois pas d'aide d'un côté ou de l'autre, je suis perdu, vu que ma famille est également ici et que le dernier bijou de ma femme a déjà pris le chemin du mont-de-piété.
[Lettre de Marx à Joseph Weydemeyer, 13 juillet 1849]
(...). Les libre-échangistes anglais sont des bourgeois radicaux qui veulent rompre radicalement avec l'aristocratie, pour pouvoir régner sans partage. Ce qu'ils oublient de voir, c'est que, ce faisant, ils font entrer en scène, malgré eux, le peuple et le portent au pouvoir. Pas d'exploitation des peuples par la guerre moyenâgeuse, mais uniquement par la guerre commerciale, voilà le parti de la paix. L'attitude de Cobden dans l'affaire hongroise avait un point de départ directement pratique. La Russie cherche actuellement à contracter un emprunt. Cobden, représentant de la bourgeoisie industrielle, interdit cette affaire à la bourgeoisie d'argent, et en Angleterre, c'est l'industrie qui règne sur la banque, tandis qu'en France la banque règne sur l'industrie.
(...)
Le colosse absolutiste ne peut par conséquent rien faire, proclame l'orgueilleux bourgeois anglais, sans notre fric, et nous ne lui en prêtons pas. Nous menons, par des moyens entièrement bourgeois, encore une fois la guerre de la bourgeoisie contre l'absolutisme féodal. Le veau d'or est plus puissant que tous les autres veaux qui siègent sur les trônes du monde.
[Lettre de Marx à Ferdinand Freiligrath, 31 juillet 1849]
(... ). Je suis assigné à résidence dans le département du Morbihan : les Marais Pontins de Bretagne. Tu comprendras que je n'accepte pas cette tentative camouflée d'assassinat. Je quitte donc la France.
On ne me donne pas de passeport pour la Suisse, il me faut donc aller à Londres ; je pars demain. Du reste, la Suisse sera bientôt hermétiquement fermée et les souris seraient prises au piège d'un seul coup.
En outre, j'ai des perspectives positives de fonder à Londres un journal allemand. Une partie de l'argent m'est assurée.
Il faut donc que tu viennes immédiatement à Londres. De plus, il y va de ta sécurité.
(...)
Je compte positivement sur ta venue : tu ne peux pas rester en Suisse. A Londres, nous ferons des affaires.
[Lettre de Marx à Engels, 23 août 1849]
(...). Un autre événement qui n'est pas encore visible sur le continent est l'approche d'une énorme crise industrielle et commerciale. Si le continent reporte sa révolution après le déclenchement de cette crise, l'Angleterre devra peut-être, même si cela ne lui plaît pas, être d'emblée l'alliée du continent révolutionnaire. Si la révolution éclatait plus tôt -à moins que ce ne soit motivé par une intervention russe- ce serait, à mon avis, un malheur ; en effet, maintenant que le commerce va toujours ascendant, les masses ouvrières et tout le petit commerce, etc. en France, Allemagne, etc. sont peut-être révolutionnaires en paroles, mais sûrement pas en réalité.
[Lettre de Marx à Joseph Weydemeyer, 19 décembre 1849]
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24 juin 2018
Pensées intempestives (VII)
« Personne n'ignore aujourd'hui, sauf quelques dogmatiques entêtés, qu'il y a dans la pensée de Marx un côté utopique. Les fins simultanées ou successives de la religion, de la philosophie, du salariat et des classes, du marché et de l'argent, du travail, de l'histoire, de l'Etat, de la nation ? Quelle perspective impossible à prévoir, encore plus à accomplir. Le prolétariat, qui ne peut s'affirmer qu'en se niant ? Quel paradoxe ! Oui, utopies. Mais sans utopie pas d'imagination ni d'imaginaire, pas de projets ; un réalisme aplati. Seule l'utopie stimule l'action et permet de 'réaliser' même s'il arrive que le résultat diffère considérablement de l'intention et du projet. Comment penser, comment agir, sans une pensée du possible et de l'impossible, donc sans une utopie ? Vous vous privez d'utopie ? Vous ne rencontrerez jamais plus la grâce ni l'état de grâce !
(...)
Pour mon compte je maintiens depuis longtemps une thèse : l'oeuvre de Marx se situe par rapport à notre époque à peu près comme la physique de Newton par rapport à la physique moderne. Pour arriver à celle-ci, il faut passer par celle-là, prendre ses concepts, les modifier, les compléter, les transformer en leur adjoignant d'autres concepts... Ni fétichiser Marx ni l'envoyer aux poubelles ! Encore faut-il, pour poursuivre ce travail d'aggiornamento et de renouvellement, ne pas croire seulement aux faits accomplis, à l'empirisme, mais admettre l'importance des concepts. On les situe mal en se bornant à les nommer 'scientifiques', car on élimine ainsi la part d'hypothèse et de questionnement, donc de risque, que comportent toute connaissance et toute découverte. De telle sorte qu'à propos des principaux concepts, il m'arrive de parler d'hypothèse stratégique, plutôt que de savoir acquis à la manière du dogmatisme, que je rejette expressément »
[Henri LEFEBVRE, Marx... ou pas ?, EDI, Paris, 1986, p. 21 et p. 23]
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