04 mars 2018
Marx dans le texte (5)
Venons-en maintenant aux oracles du « Prussien » [Arnold Ruge] à propos des ouvriers allemands.
« Les Allemands pauvres » raille-t-il « ne sont pas plus astucieux que les pauvres allemands ; c’est-à-dire : ils ne voient nulle part au delà de leur foyer, de leur fabrique, de leur district ; toute la question a été jusqu’à maintenant délaissée par l’âme politique qui pénètre tout. »
Pour pouvoir établir une comparaison entre la situation des ouvriers allemands et la situation des ouvriers français et anglais, le « Prussien » aurait dû comparer la première forme, le début du mouvement ouvrier en France et en Angleterre, avec le mouvement débutant actuellement en Allemagne. Il néglige cela. Son raisonnement aboutit donc à une trivialité dans le genre de celle-ci, l’industrie allemande est encore moins développée que l’industrie anglaise, ou un mouvement à ses débuts ne ressemble pas à un mouvement en cours de développement. Il voulait parler de la particularité du mouvement ouvrier allemand. Il ne souffle pas mot de tout cela.
Que le « Prussien » se place au point de vue exact. Il trouvera que pas un seul des soulèvements ouvriers en France ou en Angleterre n’a présenté de caractère aussi théorique, aussi conscient, que la révolte des tisserands silésiens.
Qu’on se rappelle d’abord la chanson des tisserands, ce hardi mot d’ordre de guerre, où il n’est même pas fait mention du foyer, de la fabrique, du district, mais où le prolétariat clame immédiatement, de façon brutale, frappante, violente et tranchante, son opposition à la société de la propriété privée. Le soulèvement silésien commence précisément par là où finissent les insurrections ouvrières anglaises et françaises, avec la conscience de ce qu’est l’essence du prolétariat. L’action même a ce caractère de supériorité. On ne détruisit pas seulement les machines, ces rivales de l’ouvrier, mais encore les livres de commerce, les titres de propriété ; et tandis que les autres mouvements ne sont d’abord dirigés que contre le patron industriel, l’ennemi visible, ce mouvement se tourne également contre le banquier, l’ennemi caché. Enfin, pas un soulèvement ouvrier anglais n’a été conduit avec autant de vaillance, de supériorité et d’endurance.
En ce qui concerne la culture des ouvriers allemands en général, ou leur aptitude à se cultiver, je rappellerai les écrits géniaux de Weitling qui, au point de vue théorique, dépassent même, souvent, les ouvrages de Proudhon, tout en y étant bien inférieurs quant à l’exécution. Où donc la bourgeoisie — y compris ses philosophes et ses savants — peut-elle nous présenter — au sujet de l’émancipation bourgeoise, de l’émancipation politique — un ouvrage comparable à celui de Weitling (...) ?
Que l’on compare la médiocrité mesquine et prosaïque de la littérature politique allemande avec ce début littéraire énorme et brillant des ouvriers allemands. Que l’on compare cette gigantesque chaussure d’enfant du prolétariat avec la chaussure politique éculée et naniforme de la bourgeoisie allemande, et l’on devra prédire une forme athlétique à la cendrillon allemande. On doit admettre que le prolétariat anglais en est l’économiste et le prolétariat français le politicien. On doit admettre que l’Allemagne possède autant une vocation classique pour la révolution sociale qu’une incapacité pour une révolution politique. Car de même que l’impuissance de la bourgeoisie allemande est l’impuissance politique de l’Allemagne, les aptitudes du prolétariat allemand — sans parler même de la théorie allemande — sont les aptitudes sociales de l’Allemagne. La disproportion entre le développement politique et le développement philosophique de l’Allemagne n’a rien d’anormal ; c’est une disproportion nécessaire. Ce n’est que dans le socialisme qu’un peuple philosophique peut trouver sa pratique adéquate ; ce n’est donc que dans le prolétariat qu’il peut trouver l’élément actif de sa libération.
Mais, en ce moment, je n’ai pas le temps, ni l’envie d’expliquer au « Prussien » le rapport de la « société allemande » au bouleversement social et de dégager de ce rapport, d’une part la faible réaction de la bourgeoisie allemande contre le socialisme, et d’autre part les aptitudes excellentes du prolétariat allemand pour le socialisme. Les premiers éléments pour l’intelligence de ce phénomène, il les trouvera dans mon Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel (Annales franco-allemandes).
L’intelligence des Allemands pauvres est donc en raison inverse de l’intelligence des pauvres allemands. Mais les publics, aboutissent, par cette activité formelle à un contenu renversé, tandis que, de son côté, le contenu renversé impose, de nouveau, à la forme le cachet de la trivialité. Aussi la tentative du « Prussien » — dans une occasion comme celle des événements de la Silésie- de procéder sous forme d’antithèses — l’a conduit à la plus grande antithèse avec la vérité. L’unique tâche d’un homme qui pense et aime la vérité consistait — en face de la première explosion du soulèvement ouvrier de Silésie — non à jouer au maître d’école mais plutôt à étudier le caractère qui lui est propre. Pour cela il faut avant tout une certaine perspicacité scientifique et un certain amour des hommes, tandis que pour l’autre opération une phraséologie tout prête, immergée dans un creux égoïsme, suffit amplement.
Pourquoi le « Prussien » juge-t-il avec tant de mépris les ouvriers allemands ? Parce qu’à son avis « toute la question » — c’est-à-dire la question de la misère des ouvriers allemands — est « jusqu’à maintenant » délaissée « par l’âme politique qui pénètre tout ».
(...)
Que notre « Prussien » nous permette d’abord une remarque sur son style. Son antithèse est incomplète. Dans la première moitié il est dit : la misère engendre l’intelligence, et dans la seconde : l’intelligence politique découvre les racines de la misère sociale. La simple intelligence de la première moitié de l’antithèse devient, dans la seconde moitié, l’intelligence politique, comme la simple misère de la première moitié de l’antithèse devient, dans la seconde moitié, la misère sociale. Pourquoi notre orfèvre en style a-t-il ordonné si inégalement les deux moitiés de l’antithèse ? Je ne crois pas qu’il s’en soit rendu compte. Je vais interpréter son instinct véritable. Si le « Prussien » avait écrit : « la misère sociale engendre l’intelligence politique, et l’intelligence politique découvre la racine de la misère sociale », le non-sens de cette antithèse n’aurait pu échapper à aucun lecteur impartial. Chacun se serait demandé d’abord pourquoi l’anonyme ne joint pas l’intelligence sociale à la misère sociale et l’intelligence politique à la misère politique, comme le réclame la plus simple logique. Au fait, maintenant !
Il est tellement faux que la misère sociale engendre l’intelligence politique, que c’est tout au contraire le bien-être social qui produit l’intelligence politique. L’intelligence politique est une spiritualiste ; elle est donnée à celui qui possède déjà, à celui qui est douillettement installé.
(...)
Nous avons déjà démontré au « Prussien » à quel point l’intelligence politique est incapable de découvrir la source de la misère sociale. Ajoutons encore un mot, au sujet de sa manière de voir. Le prolétariat, du moins au début du mouvement, gaspille d’autant plus ses forces dans des émeutes inintelligentes, inutiles et étouffées dans le sang, que l’intelligence politique du peuple est plus développée, plus générale. Parce qu’il pense dans la forme politique, il aperçoit la raison de tous les abus dans la volonté, tous les moyens d’y remédier dans la violence et le renversement d’une forme d’Etat déterminée. Exemple : les premières explosions du prolétariat français. Les ouvriers de Lyon croyaient ne poursuivre que des buts politiques, n’être que des soldats de la république, alors qu’ils étaient en réalité des soldats du socialisme. C’est ainsi que leur intelligence politique masquait la racine de la misère sociale, faussait chez eux la compréhension de leur véritable but ; c’est ainsi que leur intelligence politique trompait leur instinct social.
Mais si le « Prussien » s’attend à ce que la misère engendre l’intelligence, pourquoi associe-t-il : «étouffement dans le sang» et « étouffements dans l’incompréhension » ? Si la misère en général est un moyen, la misère sanglante est un moyen très aigu d’engendrer l’intelligence. Le « Prussien » devait donc dire : l’étouffement dans le sang étouffera l’inintelligence et procurera à l’intelligence un souffle nécessaire.
Le « Prussien » prophétise l’étouffement des émeutes qui éclatent dans l’ « isolement funeste des hommes de l’être collectif et dans la séparation de leurs idées vis-à-vis des principes sociaux ».
Nous avons montré que, dans l’explosion de l’émeute silésienne, il n’y avait nullement séparation des idées et des principes sociaux. Nous n’avons donc plus à nous occuper que de l’ « isolement funeste des hommes de l’être collectif ». Par être collectif, il faut entendre ici l’être collectif politique, l’être de l’Etat (Staatswesen). C’est le vieux refrain de l’Allemagne non politique.
Mais toutes les émeutes, sans exception, n’éclatent-elles pas dans l’isolement funeste des hommes de l’être collectif ? Toute émeute ne présuppose-t-elle pas nécessairement cet isolement ? La Révolution de 1789 aurait-elle pu avoir lieu sans cet isolement funeste des bourgeois français de l’être collectif ? Elle était précisément destinée à supprimer cet isolement.
Mais l’être collectif dont le travailleur est isolé est un être collectif d’une tout autre réalité, d’une tout autre ampleur que l’être politique. L’être collectif dont le sépare son propre travail, est la vie même, la vie physique et intellectuelle, les mœurs humaines, l’activité humaine, la jouissance humaine, l’être humain. L’être humain est le véritable être collectif des hommes. De même que l’isolement funeste de cet être est incomparablement plus universel, plus insupportable, plus terrible, plus rempli de contradictions que le fait d’être isolé de l’être collectif politique ; de même la suppression de cet isolement — et même une réaction partielle, un soulèvement contre cet isolement — a une ampleur beaucoup plus infinie, comme l’homme est plus infini que le citoyen et la vie humaine que la vie politique. L’émeute industrielle si partielle soit-elle, renferme en elle une âme universelle. L’émeute politique si universelle soit-elle, dissimule sous sa forme colossale un esprit étroit.
Le « Prussien » termine dignement son article par cette phrase : «Une révolution sociale sans âme politique (c’est-à-dire sans compréhension organisatrice opérant au point de vue de la totalité) est impossible.»
Nous l’avons vu : quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel, une révolution sociale se place au point de vue de la totalité, parce qu’elle est une protestation de l’homme contre la vie déshumanisée, parce qu’elle part du point de vue de chaque individu réel, parce que l’être collectif dont l’individu s’efforce de ne plus être isolé est le véritable être collectif de l’homme, l’être humain. Au contraire, l’âme politique d’une révolution consiste dans la tendance des classes sans influence politique de supprimer leur isolement vis-à-vis de l’être de l’Etat et du pouvoir. Leur point de vue est celui de l’Etat, d’une totalité abstraite qui n’existe que par la séparation de la vie réelle, qui serait impensable sans la contradiction organisée entre l’idée générale et l’existence individuelle de l’homme. Conformément à sa nature limitée et ambiguë, une révolution à âme politique organise donc une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société.
Nous allons dire au « Prussien » ce qu’est une «révolution sociale à âme politique» ; nous lui révélerons le secret de son incapacité à s’élever avec ses beaux discours, au-dessus du point de vue politique borné.
Une révolution « sociale » à âme politique est : ou bien un non-sens complexe, si le «Prussien» comprend par révolution sociale une révolution «sociale» opposée à une révolution politique, et prête néanmoins à la révolution sociale une âme politique au lieu d’une âme sociale ; ou bien une simple paraphrase de ce qu’on appelait d’ordinaire une « révolution politique » ou une « révolution tout court ». Toute révolution dissout l’ancienne société : en ce sens, elle est sociale. Toute révolution renverse l’ancien pouvoir : en ce sens, elle est politique.
Que notre « Prussien » choisisse entre la paraphrase et le non-sens ! Mais, autant une révolution sociale à âme politique est paraphrastique ou absurde, autant une révolution politique à âme sociale est quelque chose de rationnel. La révolution en général, — le renversement du pouvoir existant et la dissolution des anciens rapports- est un acte politique. Mais, sans révolution, le socialisme ne peut se réaliser. Il a besoin de cet acte politique, dans la mesure où il a besoin de destruction et de dissolution. Mais là où commence son activité organisatrice, et où émergent son but propre, son âme, le socialisme rejette son enveloppe politique.
Il nous a fallu tout ce long développement pour déchirer le tissu d’erreurs dissimulées dans une seule colonne de journal. Les lecteurs ne peuvent tous avoir la culture et le temps pour se rendre compte d’une telle charlatanerie littéraire. Le « Prussien » anonyme n’a-t-il donc pas l’obligation, vis-à-vis de son public de lecteurs, de commencer par renoncer à toute élucubration littéraire dans le domaine politique et social, comme aux déclamations sur la situation allemande, et de se mettre plutôt à l’étude consciencieuse de son propre état ?
[Gloses critiques marginales à l’article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien», Vorwärts ! N° 64, 10 août 1844]
(...) Vous avez -j'ignore si c'est délibérément- donné dans ces écrits un fondement philosophique au socialisme, et c'est dans cet esprit que les communistes ont tout de suite compris ces travaux. L'unité entre les hommes et l'humanité, qui repose sur les différences réelles entre les hommes, le concept de genre humain ramené du ciel de l'abstraction à la réalité terrestre, qu'est-ce sinon le concept de société.
(...)
C'est un phénomène remarquable de voir que, à l'inverse du 18ème siècle, la religiosité est devenue le fait des classes moyennes et de la classe supérieure, alors que par contre l'irreligion -j'entends par là celle de l'homme, qui se sent homme véritablement- est devenue l'apanage du prolétariat français. Il faudrait que vous ayez assisté à une des réunions d'ouvriers français pour pouvoir croire à la fraîcheur juvénile, à la noblesse qui se manifestent chez ces ouvriers éreintés. Le prolétaire anglais fait aussi des progrès gigantesques, mais il lui manque le caractère cultivé des Français. Mais je ne dois pas oublier de souligner les mérites des ouvriers allemands en Suisse, à Londres, à Paris sur le plan théorique. Seulement l'ouvrier allemand reste encore trop ouvrier.
[Lettre de Karl Marx à Ludwig Feuerbach, 11 août 1844]
En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui, quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial.
[Manuscrits de 1844]
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02 mars 2018
Marx dans le texte (4)
(... ) Vous savez ce que j'ai tout de suite pensé des Instructions sur la censure ? Ce qui arrive n'en est qu'une conséquence ; je vois dans la suspension de la Rheinische Zeitung un progrès de la conscience politique et m'y résigne donc. Au surplus, je trouvais que l'atmosphère était devenue étouffante. Il est mauvais d'assurer des tâches serviles, fût-ce pour la liberté, et de se battre à coups d'épingles et non à coups de massue. J'en ai assez de l'hypocrisie, de la sottise, de l'autorité brutale, j'en ai assez de notre docilité, de nos platitudes, de nos reculades de nos querelles de mots. Ainsi, le gouvernement m'a rendu ma liberté.
(...)
Je ne peux plus rien entreprendre en Allemagne. Ici, on se falsifie soi-même.
[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, 25 janvier 1843]
(...) L'Etat est une chose trop grave pour qu'on en fasse une arlequinade. Peut-être pourrait-on laisser voguer un bon moment, vent arrière, un navire chargé d'imbéciles ; pourtant, précisément parce que les imbéciles ne le croient pas, c'est vers son destin qu'il vogue. Ce destin, c'est la révolution imminente.
[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, mars 1843]
(... ) Les aphorismes de Feuerbach n'ont qu'un tort à mes yeux : ils renvoient trop à la nature et trop peu à la politique. C'est pourtant la seule alliance qui peut permettre à la philosophie d'aujourd'hui de devenir vérité.
[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, le 13 mars 1843]
(...) Les Allemands sont des réalistes tellement circonspects que toutes leurs aspirations et toutes leurs pensées les plus sublimes ne dépassent pas la simple existence. Et c'est cette réalité, et rien de plus, qu'acceptent ceux qui les dominent. Étant, eux aussi, des réalistes, ces gens sont bien éloignés de toute pensée et de toute grandeur humaine, ils sont officiers ordinaires et hobereaux ; mais ils ne se trompent pas, ils ont raison : tels qu'ils sont, ils suffisent parfaitement pour exploiter et dominer ce règne animal, car domination et exploitation ne sont qu'une seule et même chose, ici comme partout. Et quand ils reçoivent l'hommage, et contemplent le pullulement de têtes de ces êtres privés de cerveaux, quelle pensée leur vient, sinon celle qui vint à Napoléon sur la rive de la Bérésina ? On raconte qu'il aurait montré du doigt le grouillement des hommes qui se noyaient, et crié à son compagnon : Voyez ces crapauds ! Il semble qu'on ait menti en rapportant ce propos, mais il n'en est pas moins vrai. La seule pensée du despotisme, c'est le mépris des hommes, c'est l'homme vidé de son humanité, et cette pensée a sur beaucoup d'autres l'avantage d'être en même temps un fait. Le despote voit les hommes à jamais privés de dignité. Devant ses yeux, et pour lui, ils se noient dans la vase de la vie vulgaire, d'où ils remontent incessamment à la surface, comme font les grenouilles. Si cette opinion peut s'imposer même à des hommes qui, tel Napoléon avant sa folie dynastique, étaient capables de grands desseins, comment se pourrait-il qu'un roi ordinaire fût idéaliste au sein d'une telle réalité ?
Le principe absolu de la monarchie, c'est l'homme méprisé et méprisable, l'homme déshumanisé ; et Montesquieu a grand tort d'affirmer que ce principe c'est l'honneur. Il se tire d'affaire grâce à la distinction entre monarchie, despotisme et tyrannie. Mais ce sont là des noms d'une seule et même idée ; il s'agit tout au plus d'une différence de mœurs, le principe étant identique. Quand le principe monarchique est majoritaire, les hommes sont dans la minorité ; quand il n'est pas mis en doute, il n'y a point d'hommes. Or, pourquoi un individu tel que le roi de Prusse, à qui rien n'indique qu'il soit mis en question, n'obéirait-il pas à son seul caprice ? Et puisqu'il le fait, qu'en résulte-t-il ? Des desseins contradictoires ? Soit, ce ne sera rien. Des velléités stériles ? Pourtant, elles sont toujours la seule réalité politique. Le rouge de la honte et les situations gênantes ? La seule honte et la seule gêne, c'est la perte du trône. Aussi longtemps que le caprice reste en place, il a raison. Quelque inconstant, insensé et méprisable qu'il soit, le caprice sera toujours assez bon pour gouverner un peuple qui n'a jamais connu d'autre loi que le bon plaisir de ses rois. Je ne dis nullement qu'un système stupide et la perte de l'estime à l'intérieur et à l'extérieur resteront sans conséquences ; je ne garantis pas, quant à moi, la sécurité de la nef des fous ; mais je prétends que le roi de Prusse sera un homme de son temps aussi longtemps que le monde absurde sera le monde réel.
(...)
Telle fut la tentative de supprimer l'État des philistins sur sa propre base, et tel en est l'échec : on a rendu évident à tout le monde que le despotisme ne peut se passer de la brutalité et que l'humanité lui est chose impossible. Seule la brutalité peut maintenir un état de choses fait de brutalité. Et me voilà au terme de notre tâche commune, qui était d'examiner de près le philistin et son État. Vous ne direz pas que je surestime le présent, et si pourtant je n'en désespère pas, c'est uniquement parce que sa situation désespérée me remplit d'espoir. Je ne parle pas du tout de l'impéritie des maîtres ni de l'indolence des valets et des sujets qui laissent tout aller à la grâce de Dieu ; et pourtant, les deux réunies suffiraient déjà pour provoquer une catastrophe. Je me borne à vous signaler le fait que voici : les ennemis des philistins, en un mot tous les hommes qui pensent et tous ceux qui souffrent, sont parvenus à une entente, dont les moyens leur manquaient absolument jusqu'alors, et même le système de reproduction des sujets, le système passif d'autrefois, enrôle chaque jour des recrues pour le service de l'humanité nouvelle. Cependant, le système de l'industrie et du commerce, de la propriété et de l'exploitation des hommes conduit, plus rapidement encore que l'accroissement de la population, à une rupture au sein de la société actuelle ; et l'ancien système est incapable de guérir cette rupture, parce qu'il ne guérit ni ne crée rien, mais ne fait qu'exister et jouir. Or, l'existence de l'humanité souffrante qui pense, et de l'humanité pensante, qui est opprimée, deviendra nécessairement immangeable et indigeste pour le monde animal des philistins, monde passif et qui jouit sans penser à rien.
Nous devons pour notre part mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler positivement à la formation du nouveau.
[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, mai 1843]
(... ) En Allemagne, l'oppression brutale est partout ; c'est une vraie anarchie de l'esprit ; le règne de la bêtise elle-même est advenu, et Zurich obéit aux ordres de Berlin ; aussi est-il de plus en plus évident qu'il faut chercher un nouveau point de ralliement pour les esprits réellement pensants et indépendants. Je suis convaincu que notre projet répondra à un vrai besoin, et il doit être possible de satisfaire réellement les besoins réels. Aussi n'ai-je pas le moindre doute quant à l'entreprise, pour peu que l'on s'y mette sérieusement.
Plus grande encore peut-être que les obstacles externes semblent être les difficultés internes. Car s'il n'y a pas le moindre doute quant au point de départ, tout le monde devra admettre que la confusion est d'autant plus grande quant au but. Non seulement l'anarchie générale a éclaté parmi les réformateurs, mais chacun est bien obligé de s'avouer qu'il n'a pas une vue exacte de ce qui doit arriver. Or, l'avantage de la nouvelle tendance, c'est justement que nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement, mais découvrir le monde nouveau, en commençant par la critique du monde ancien. Jusqu'ici les philosophes détenaient la solution de toutes les énigmes dans leur pupitre, et ce monde bêtement exotérique n'avait qu'à ouvrir le bec pour que les alouettes de la science absolue lui tombent toutes rôties dans la bouche. La philosophie s'est sécularisée, et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même se trouve entraînée dans le tourment du combat de manière non seulement extérieure, mais aussi intérieure. Si la construction de l'avenir et l'achèvement pour tous les temps n'est pas notre affaire, ce qu'il nous faut accomplir dans le présent n'en est que plus certain, je veux dire la critique impitoyable de tout l'ordre établi, impitoyable en ce sens que la critique ne craint ni ses propres conséquences ni le conflit avec les puissances existantes.
Voilà pourquoi je ne tiens nullement à ce que nous arborions un drapeau dogmatique, bien au contraire. Notre tâche, c'est d'aider les dogmatiques à bien comprendre leurs propres thèses. Ainsi, par exemple, le communisme est une abstraction dogmatique, et ici je n'ai nullement en vue un quelconque communisme imaginaire ou possible, mais le communisme réellement existant, tel que l'enseignent Cabet, Dézamy, Weitling et d'autres. Ce communisme n'est lui-même qu'une manifestation particulière du principe humaniste, infectée de son contraire, l'intérêt privé. Par conséquent, abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques, et le communisme a vu naître en face de lui, non pas par hasard, mais par nécessité, d'autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, de Proudhon, etc., parce qu'il n'est lui-même qu'une réalisation particulière, partielle, du principe socialiste. Et tout le principe socialiste n'est, quant à lui, que l'une des faces du problème, celle qui concerne la réalité de l'être humain vrai. Nous devons nous soucier tout autant de l'autre face, de l'existence théorique de l'homme, donc prendre la religion, la science, etc., pour objet de notre critique. Nous voulons en outre agir sur nos contemporains, c'est-à-dire sur nos contemporains allemands. Comment procéder ? Telle est la question. Il y a deux faits incontestables. La religion, d'une part, la politique, d'autre part, sont des objets qui constituent le principal intérêt de l'Allemagne actuelle. C'est par elles, telles qu'elles sont, qu'il nous faut commencer, sans leur opposer tel système tout fait, dans le genre du Voyage en Icarie.
La raison a toujours existé, mais pas toujours sous la forme raisonnable. Le critique peut donc se rattacher à n'importe quelle forme de la conscience théorique et pratique, et déployer, en partant des propres formes de la réalité existante, la vraie réalité comme leur exigence et leur fin ultime. Or, touchant la vie réelle, c'est précisément l'État politique – dans toutes ses formes modernes – qui, même quand il n'est pas encore empli, de manière consciente, des exigences socialistes, contient les exigences de la raison. Et il ne s'en tient pas là. Partout il suppose la raison devenue réalité. Mais partout aussi, il tombe dans la contradiction entre sa vocation théorique et ses présuppositions réelles.
(...)
Par conséquent, rien ne nous empêche de relier notre critique à la critique de la politique, à la prise de parti en la politique, donc à des luttes réelles, et de nous identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d'un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c'est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat ». Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non.
La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui- même, à lui expliquer ses propres actes.
(...)
Notre devise sera donc : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mystique, obscure à elle-même, qu'elle se manifeste dans la religion ou dans la politique. On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède le rêve d'une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. On s'apercevra qu'il ne s'agit pas de tirer un grand trait suspensif entre le passé et l'avenir, mais d'accomplir les idées du passé. On verra enfin que l'humanité ne commence pas une œuvre nouvelle, mais qu'elle réalise son œuvre ancienne avec conscience.
Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C'est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l'oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s'agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l'Humanité n'a besoin que de les appeler enfin par leur nom.
[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, septembre 1843]
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23 février 2018
Marx dans le texte (3)
Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance. Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique.
(...)
Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.
La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole.
La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même.
L'histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s'est évanouie, d'établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation de l'homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.
(...)
Mais dès que la réalité sociale et politique moderne est elle-même soumise à la critique, dès que, par conséquent, la critique s'élève à des problèmes vraiment humains, elle se trouve en dehors du statu quo allemand, à moins de prendre son objet par le petit coté. Un exemple ! Le rapport de l'industrie, du monde de la richesse en général, au monde politique est un problème capital des temps modernes. Sous quelle forme ce problème commence-t-il à préoccuper les Allemands ? Sous la forme des tarifs protectionnistes, du système prohibitif de l'économie nationale. La teutomanie a passé des hommes dans la matière, si bien qu'un beau jour nos chevaliers du coton et nos héros du fer se virent métamorphosés en patriotes. On commence donc à reconnaître en Allemagne la souveraineté du monopole à l'intérieur en lui attribuant la souveraineté à l'extérieur. On commence donc à faire en Allemagne ce par quoi l'on a fini en France ou en Angleterre. L'ancien ordre pourri, contre lequel ces peuples se révoltent en théorie, et qu'ils supportent simplement comme l'on supporte des chaînes, est salué en Allemagne comme l'aube naissante d'un bel avenir, qui ose encore à peine passer de la théorie astucieuse à la pratique brutale. Tandis qu'en France et en Angleterre le problème se pose sous la forme économie politique ou pouvoir de la Société sur la richesse, il se pose en Allemagne sous cette forme économie nationale ou pouvoir de la propriété privée sur la nationalité. Il s'agit donc, en France et en Angleterre, d'abolir le monopole qui a été poussé jusqu'à ses dernières conséquences ; et il s'agit en Allemagne d'aller jusqu'aux dernières conséquences du monopole. Là, il s'agit de la solution, ici il ne s'agit encore que de la collision. Et nous voyons suffisamment, par cet exemple, sous quelle forme les problèmes modernes se posent en Allemagne ; et cet exemple nous montre que notre histoire, semblable à une jeune recrue, n'a eu jusqu'ici que la tâche de ressasser des histoires banales.
Si tout le développement allemand ne dépassait donc pas le développement politique allemand, un Allemand pourrait intervenir dans les problèmes du temps présent tout au plus comme un Russe y interviendrait. Mais si l'individu particulier n'est pas lié par les limites de la nation, la nation tout entière est encore bien moins affranchie par l'affranchissement d'un individu. Les Scythes n'ont pas progressé d'un seul pas vers la culture grecque du fait que la Grèce compte un Scythe au nombre de ses philosophes.
Par bonheur, nous autres Allemands ne sommes pas des Scythes.
De même que les anciens peuples ont vécu leur préhistoire dans l'imagination, dans la mythologie, nous autres Allemands nous avons vécu notre post-histoire dans la pensée, dans la philosophie. Nous sommes les contemporains philosophiques du temps présent, sans en être les contemporains historiques. La philosophie allemande est le prolongement idéal de l'histoire allemande. Lorsque, au lieu des œuvres incomplètes de notre histoire réelle, nous critiquons donc les œuvres posthumes de notre histoire idéale, la philosophie, notre critique est en plein milieu des questions dont le présent dit : that is the question. Ce qui, chez les peuples avancés, constitue un désaccord pratique avec l'ordre social moderne, cela constitue tout d'abord en Allemagne, où cet ordre social n'existe même pas encore, un désaccord critique avec le mirage philosophique de cet ordre social.
La philosophie du droit, la philosophie politique allemande est la seule histoire allemande qui soit au niveau avec le présent moderne officiel. Le peuple allemand est donc forcé de lier son histoire de rêve à son ordre social du moment et à soumettre à la critique, non seulement cet ordre social existant, mais encore sa continuation abstraite. Son avenir ne peut se limiter ni à la négation directe de son ordre juridique et politique réel, ni à la réalisation directe de son ordre juridique et politique idéal. La négation directe de son ordre réel, il la possède en effet dans son ordre idéal, et la réalisation directe de son ordre idéal, il l'a déjà presque dépassée dans l'idée des peuples voisins. C'est donc à juste titre qu'en Allemagne le parti politique pratique réclame la négation de la philosophie. Son tort consiste, non pas à formuler cette revendication, mais à s'arrêter à cette revendication qu'il ne réalise pas et ne peut pas réaliser sérieusement. Il se figure effectuer cette négation en tournant le dos à la philosophie et en lui consacrant, à mi-voix et le regard ailleurs, quelques phrases banales et pleines de mauvaise humeur. Quant aux limites étroites de son horizon, la philosophie ne les compte pas non plus dans le domaine de la réalité allemande, ou bien va jusqu'à les supposer sous la pratique allemande et les théories dont elle fait usage. Vous demandez que l'on prenne comme point de départ de réels germes de vie, mais vous oubliez que le véritable germe de vie du peuple allemand n'a poussé jusqu'ici que sous le crâne de ce même peuple. En un mot : vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la réaliser.
La même erreur, mais avec des facteurs inverses, fut commise par le parti politique théorique, qui date de la philosophie.
Dans la lutte actuelle, ce parti n'a vu que la lutte critique de la philosophie contre le monde allemand ; et il n'a pas considéré que la philosophie passée fait elle-même partie de ce monde et en est le complément, ne fût-ce que le complément idéal. Critique envers son adversaire, il ne le fut pas envers lui-même : il prit, en effet, comme point de départ, les hypothèses de la philosophie ; mais, ou bien il s'en tint aux résultats donnés par la philosophie, ou bien il alla chercher autre part des exigences et des résultats pour les donner comme des exigences et des résultats immédiats de la philosophie, bien qu'on ne puisse – leur légitimité supposée – les obtenir au contraire que par la négation de la philosophie telle qu'elle fut jusqu'ici, c'est-à-dire de la philosophie en tant que philosophie. Nous nous réservons de donner un tableau plus détaillé de ce parti. Son principal défaut peut se résumer comme suit : Il croyait pouvoir réaliser la philosophie, sans la supprimer.
La critique de la philosophie du droit et de la philosophie politique allemande, à laquelle Hegel a donné la formule la plus logique, la plus riche, la plus absolue, est à la fois l'analyse critique de l'État moderne et de la réalité qui s'y trouve liée et la négation catégorique de toute la manière passée de la conscience juridique et politique allemande, dont l'expression la plus universelle, l'expression capitale élevée au rang d'une science, est précisément la philosophie spéculative du droit. Si l'Allemagne seule a pu donner naissance à la philosophie spéculative du droit, cette pensée transcendante et abstraite de l'État moderne dont la réalité reste un au-delà, cet au-delà ne fût-il situé que de l'autre côté du Rhin, réciproquement, la représentation allemande de l'État moderne, cette représentation qui fait abstraction de l'homme réel, n'était, elle aussi, possible que parce que et autant que l'État moderne fait lui-même abstraction de l'homme réel, ou ne satisfait tout l'homme que de façon imaginaire. En politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait. L'Allemagne a été leur conscience théorique. L'abstraction et la présomption de sa pensée ont toujours marché de pair avec le caractère exclusif et trop compact de leur réalité. Si donc le statu quo de l'ordre politique allemand exprime le parachèvement de l'ancien régime, ce qui constitue une écharde dans le corps de l'État moderne, le statu quo de la science politique allemande exprime l'inachèvement de l'État moderne, ce qui constitue la nature morbide de son corps.
Par le seul fait qu'elle est l'adversaire déclaré de l'ancien mode de la conscience politique allemande, la critique de la philosophie spéculative du droit ne s'égare pas en elle-même, mais en des tâches dont la solution ne peut être donnée que par un moyen : la pratique.
La question se pose donc : l'Allemagne peut-elle arriver à une pratique à la hauteur des principes, c'est-à-dire à une révolution qui l'élèvera, non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais à la hauteur humaine, qui sera le proche avenir de ces peuples ?
Il est évident que l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu'elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu'elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même. Ce qui prouve jusqu'à l'évidence le radicalisme de la théorie allemande, donc son énergie pratique, c'est qu'elle prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion. La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l'homme est, pour l'homme, l'être suprême. Elle aboutit donc à l'impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l'homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable, qu'on ne peut mieux dépeindre qu'en leur appliquant la boutade d'un Français à l'occasion de l'établissement projeté d'une taxe sur les chiens « Pauvres chiens ! on veut vous traiter comme des hommes ! »
Même au point de vue historique, l'émancipation théorique présente pour l'Allemagne une importance spécifiquement pratique. En effet, le passé révolutionnaire de l'Allemagne est théorique, c'est la Réforme. À cette époque, la révolution débuta dans la tête d'un moine ; aujourd'hui, elle débute dans la tête du philosophe.
(...)
Mais une révolution radicale allemande semble se heurter à une difficulté capitale.
En effet, les révolutions ont besoin d'un élément passif, d'une base matérielle. La théorie n'est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des besoins de ce peuple. Le désaccord énorme entre les revendications de la pensée allemande et les réponses de la réalité allemande aura-t-il comme correspondant le même désaccord de la société bourgeoise avec l'État et avec elle-même ? Les besoins théoriques seront-ils des besoins directement pratiques ? Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée.
Mais l'Allemagne n'a pas gravi les degrés intermédiaires de l'émancipation politique en même temps que les peuples modernes. Et même les degrés, auxquels elle s'est élevée théoriquement, elle ne les a pas encore atteints dans la pratique. Et comment pourrait-elle, en un saut périlleux, franchir ses propres barrières, mais aussi les barrières des peuples modernes, c'est-à-dire des barrières dont elle doit, dans la réalité, éprouver et poursuivre l'établissement comme une émancipation de ses barrières réelles ? Une révolution radicale ne peut être que la révolution de besoins radicaux, dont il semble précisément qu'il manque les conditions et les lieux d'éclosion.
Mais l'Allemagne, Si elle n'a fait qu'accompagner de l'activité abstraite de la pensée le développement des peuples modernes, sans prendre de part active dans les luttes réelles de ce développement, a partagé les souffrances de ce développement, sans en partager les jouissances ni la satisfaction partielle. À l'activité abstraite d'une part correspond la souffrance abstraite d'autre part. Et un beau jour, l'Allemagne se trouvera donc au niveau de la décadence européenne, avant d'avoir jamais été au niveau de l'émancipation européenne. On pourra la comparer à un fétichiste, qui se meurt des maladies du christianisme.
Si l'on considère tout d'abord les gouvernements allemands, on se rend compte que les circonstances actuelles, la situation de l'Allemagne, l'étiage de la culture allemande, enfin un heureux instinct les poussent à combiner les défauts civilisés du monde politique moderne, dont nous ne possédons pas les avantages, avec les défauts barbares de l'ancien régime, dont nous jouissons pleinement, de telle sorte que l'Allemagne doit participer de plus en plus, sinon à l'intelligence, du moins à la déraison des formations politiques dépassant son statu quo. Y a-t-il par exemple, de par le monde, un pays qui partage avec autant de naïveté que l'Allemagne soi-disant constitutionnelle toutes les illusions du régime constitutionnel, sans en partager les réalités ? Ou bien, le gouvernement allemand ne dut-il pas nécessairement avoir l'idée d'allier les tourments de la censure avec les tourments des lois françaises de septembre, qui supposent la liberté de la presse ? De même qu'au Panthéon romain l'on trouvait les dieux de toutes les nations, on trouvera dans le Saint-Empire germanique tous les péchés de toutes les formes d'État. Cet éclectisme atteindra une hauteur insoupçonnée jusqu'ici. Nous en avons la garantie, notamment dans la gourmandise politico-esthétique d'un roi allemand, qui pense jouer tous les rôles de la royauté, de la royauté féodale ou bureaucratique, absolue ou constitutionnelle, autocratique ou démocratique. Si ce n'est par l'intermédiaire du peuple, du moins en propre personne. Si ce n'est pour le peuple, du moins pour lui-même. L’Allemagne, en tant que personnification du vice absolu du présent politique, ne pourra démolir les barrières spécifiquement allemandes, sans démolir la barrière générale du présent politique.
Ce qui est, pour l'Allemagne, un rêve utopique, ce n'est pas la révolution radicale, l'émancipation générale et humaine, c'est plutôt la révolution partielle, simplement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique ? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s'émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l'émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l'hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l'argent ou la culture.
Il n'est pas de classe de la société bourgeoise qui puisse jouer ce rôle, à moins de faire naître en elle-même et dans la masse un élément d'enthousiasme, où elle fraternise et se confonde avec la société en général, s'identifie avec elle et soit ressentie et reconnue comme le représentant général de cette société, un élément où ses prétentions et ses droits soient en réalité les droits et les prétentions de la société elle-même, où elle soit réellement la tête sociale et le cœur social. Ce n'est qu'au nom des droits généraux de la société qu'une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour emporter d'assaut cette position émancipatrice et s'assurer l'exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l'intérêt de sa propre sphère, l'énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d'un peuple et l'émancipation d'une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu'une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu'une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale ; il faut qu'une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu'en s'émancipant de cette sphère on réalise l'émancipation générale. Pour qu'une classe soit par excellence la classe de l'émancipation, il faut inversement qu'une autre classe soit ouvertement la classe de l'asservissement. L'importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l'importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée.
Tout d'abord, n'importe quelle classe particulière de l'Allemagne manque de la logique, de la pénétration, du courage, de la netteté qui pourraient la constituer en représentant négatif de la société. Mais il lui manque tout autant cette largeur d'âme qui s'identifie, ne fût-ce que momentanément, avec l'âme populaire, cette génialité qui pousse la force matérielle à la puissance politique, cette hardiesse révolutionnaire qui jette à l'adversaire cette parole de défi : Je ne suis rien et je devrais être tout. L'essence de la morale et de l'honnêteté allemandes, des classes aussi bien que des individus, est constituée par cet égoïsme modeste qui fait valoir et permet qu'on fasse valoir contre lui-même son peu d'étendue. La situation réciproque des différentes sphères de la société allemande n'est donc pas dramatique, mais épique. Chacune de ses sphères se met à prendre conscience d'elle-même et à s'établir à côté des autres avec ses revendications particulières, non pas à partir du moment où elle est opprimée, mais à partir du moment où, sans qu'elle y ait contribué en rien, les circonstances créent une nouvelle sphère sociale sur laquelle elle pourra, à son tour, faire peser son oppression. Même le sentiment moral de la classe moyenne allemande n'a d'autre base que la conscience d'être la représentante générale de la médiocrité étroite et bornée de toutes les autres classes. Ce ne sont donc pas seulement les rois allemands qui montent mal à propos sur le trône ; chaque sphère de la société bourgeoise subit une défaite avant d'avoir remporté de victoire ; elle élève sa propre barrière, avant d'avoir abattu la barrière qui la gêne ; elle fait valoir toute l'étroitesse de ses vues, avant d'avoir pu faire valoir sa générosité ; et ainsi, l'occasion même d'un grand rôle est toujours passée avant d'avoir existé, et chaque classe, à l'instant précis où elle engage la lutte contre la classe supérieure, reste impliquée dans la lutte contre la classe inférieure. C'est pourquoi les princes sont en lutte avec la royauté, la bureaucratie avec la noblesse, le bourgeois avec eux tous, tandis que le prolétaire commence déjà la lutte contre le bourgeois. La classe moyenne ose à peine, en se plaçant à son point de vue, concevoir l'idée de l'émancipation, que déjà le développement de la situation sociale ainsi que le progrès de la théorie politique font voir que ce point de vue est déjà suranné ou du moins problématique.
En France, il suffit qu'on soit quelque chose, pour vouloir être tout. En Allemagne, personne n'a le droit d'être quelque chose, à moins de renoncer à tout. En France, l'émancipation partielle est la raison de l'émancipation universelle. En Allemagne, l'émancipation universelle est la condition sine qua non de toute émancipation partielle. En France, c'est la réalité, en Allemagne, c'est l'impossibilité de l'émancipation progressive qui doit enfanter toute la liberté. En France, toute classe du peuple est idéaliste politique, et elle a d'abord le sentiment d'être non pas une classe particulière, mais la représentante des besoins généraux de la société. Le rôle d'émancipateur passe donc successivement, dans un mouvement dramatique, aux différentes classes du peuple français, jusqu'à ce qu'il arrive enfin à la classe qui réalise la liberté sociale, non plus en supposant certaines conditions extérieures à l'homme et néanmoins créées par la société humaine, mais en organisant au contraire toutes les conditions de l'existence humaine dans l'hypothèse de la liberté sociale. En Allemagne, où la vie pratique est aussi peu intellectuelle que la vie intellectuelle est peu pratique, aucune classe de la société bourgeoise n'éprouve ni le besoin ni la faculté de l'émancipation universelle, jusqu'à ce qu'elle y soit forcée par sa situation immédiate, par la nécessité matérielle, par ses chaînes mêmes.
Où donc est la possibilité positive de l'émancipation allemande ?
Voici notre réponse. Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat.
Le prolétariat ne commence à se constituer en Allemagne que grâce au mouvement industriel qui s'annonce partout. En effet, ce qui forme le prolétariat, ce n'est pas la pauvreté naturellement existante, mais la pauvreté produite artificiellement ; ce n'est pas la masse machinalement opprimée par le poids de la société, mais la masse résultant de la décomposition aiguë de la société, et surtout de la décomposition aiguë de la classe moyenne. Ce qui n'empêche pas, cela va de soi, la pauvreté naturelle et le servage germano-chrétien de grossir peu à peu les rangs du prolétariat.
Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l'ordre social actuel, il ne fait qu'énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu'établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu'il y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société. Le prolétariat se trouve alors, par rapport au nouveau monde naissant, dans la même situation juridique que le roi allemand par rapport au monde existant, quand il appelle le peuple son peuple ou un cheval son cheval. En déclarant le peuple sa propriété privée, le roi énonce tout simplement que le propriétaire privé est roi.
De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. Et dès que l'éclair de la pensée aura pénétré au fond de ce naïf terrain populaire, les Allemands s'émanciperont et deviendront des hommes.
Résumons le résultat. L'émancipation de l'Allemagne n'est pratiquement possible que si l'on se place au point de vue de la théorie qui déclare que l'homme est l'essence suprême de l'homme. L'Allemagne ne pourra s'émanciper du Moyen Age qu'en s'émancipant en même temps des victoires partielles remportées sur le Moyen Age. En Allemagne, aucune espèce d'esclavage ne peut être détruite, sans la destruction de tout esclavage. L'Allemagne qui aime aller au fond des choses ne peut faire de révolution sans tout bouleverser de fond en comble. L'émancipation de l'Allemand, c'est l'émancipation de l'homme. La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.
Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois.
[Contribution à la critique de la philosophie du droit politique de Hegel, Introduction, 1843]
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