18 janvier 2023
"BOUQUINAGE" - 122
"Mais avant d'aborder cette consolidation, il importe de se demander pourquoi l'uchronie sort de l'anonymat précisément à cette époque pour amorcer la croissance qui en fera l'une des formes dominantes du Troisième Millénaire. Les raisons sont multiples. Politiques, d'abord : dans une période de bouleversements profonds (types de gouvernement, équilibres des puissances, relations entre pouvoir et religion...), les sociétés s'interrogent sur la nature du devenir collectif, au moment présent mais aussi dans la durée. Philosophiques, ensuite : au moment où les disciplines scientifiques se constituent autour d'une entreprise de rationalisation du savoir, le concept de la causalité et les problématiques afférentes de déterminisme et du libre arbitre sont au cœur de la réflexion. Anthropologiques, enfin : l'espace planétaire étant sur le point d'être recouvert au gré des colonisations, la double logique de projet et de progrès qui anime l'Occident se déplace du spatial vers le temporel ; puisqu'il n'y a plus de nouveaux territoires à conquérir, c'est désormais le temps qu'on explorera, au prix du changement de régime d'historicité analysé par Kozelleck et Hartog.
Il est remarquable que trois grands genres romanesques apparus au XIXè siècle soient intrinsèquement liés à ce besoin d'adosser le logique au chronologique : le roman policier remonte dans le passé pour mettre du sens (c'est-à-dire ici une signification) dans ce qui fait mystère ; le roman d'anticipation se projette vers le futur pour donner un sens ( à savoir une direction) au devenir historique ; le récit uchronique joue à la fois sur l'avant et l'après en revenant sur le passé pour mieux repartir vers l'avenir, quitte à avoir opéré chemin faisant une distorsion de sens (à la fois signification et direction). Loin d'être un caprice d'esthètes amateurs de tours de force narratifs, l'uchronie sanctionne ainsi un changement d'épistémè, au moment où la foi positiviste est sur le point de céder la place à un désenchantement croissant quant aux vertus de la raison."
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