26 novembre 2020
IMAGINAIRE(S) [96]
"Je m’arrête. Elle me laisse planté là pendant qu’elle finit son porto, pose le verre sur la table et le remplit à nouveau. Puis elle se tamponne les lèvres avec son mouchoir. Et enfin, elle parle. Le ton de sa voix −baryton un peu rêche− ne vous donne pas envie de badiner.
− Asseyez-vous, monsieur Marlowe. Je vous en prie, n’allumez pas cette cigarette. Je suis asthmatique.
Je prends place dans un fauteuil à bascule en rotin et je fais disparaître la cigarette en souffrance derrière ma pochette.
− Je n’ai jamais eu affaire à un détective privé, monsieur Marlowe. J’ignore tout de cette profession. Vos références me semblent satisfaisantes. Quel est votre tarif ?
− Pour faire quoi, madame Murdock ?
− Il s’agit évidemment d’une affaire très confidentielle. Rien à voir avec la police. Si c’était une affaire qui concerne la police, c’est à la police que je me serais adressée.
− Je prends vingt-cinq dollars par jour, madame Murdock. Plus les frais évidemment.
− Cela me paraît cher. Vous devez gagner beaucoup d’argent.
Elle s’envoie une autre lampée de porto. Je n’aime pas le porto par temps chaud, mais c’est agréable de pouvoir refuser.
− Non. Ce n’est pas cher, je lui dis. Evidemment, il y a des détectives à tous les prix. Comme des avocats. Ou des dentistes. Mais je ne suis pas une société. Je travaille seul et je ne prends qu’une affaire à la fois. Je cours des risques, de très gros risques parfois, et je ne travaille pas tout le temps. Non, je ne pense pas que vingt-cinq dollars par jour ce soit trop demander."
[Raymond Chandler, La grande fenêtre, 1942]
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