Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

19 mars 2021

LA COMMUNE DE PARIS - 1871 [XVII]

 

DITS ET ECRITS [3]

 

L’exécution fut aussi folle que l’idée. 

Le 18 mars, à trois heures du matin, ces troupes de rencontre, sans vivres, sans leur sac, s’éparpillent dans toutes les directions, aux buttes Chaumont, à Belleville, au faubourg du Temple, à la Bastille, à l’Hôtel-de-Ville, place Saint-Michel, au Luxembourg, dans le XIIIe, aux Invalides. Le général Susbielle, qui marche sur Montmartre, commande à deux brigades, six mille hommes environ. Le quartier dort. La brigade Paturel occupe sans coup tirer le moulin de la Galette. La brigade Lecomte gagne la tour de Solférino et ne rencontre qu’un factionnaire : Turpin. Il croise la baïonnette : les gendarmes l’abattent, courent au poste de la rue des Rosiers, l’enlèvent et jettent les gardes dans les caves de la tour. Aux buttes Chaumont, à Belleville, les canons sont pareillement surpris. Le Gouvernement triomphe sur toute la ligne, d’Aurelles envoie aux journaux une proclamation de vainqueur ; elle parut dans quelques feuilles du soir.  

Il ne manquait que des chevaux et du temps pour déménager cette victoire. Vinoy l’avait à peu près oublié. A huit heures seulement, on commença d’atteler quelques pièces ; beaucoup étaient enchevêtrées, n’avaient pas d’avant-train. 

Pendant ce temps les faubourgs s’éveillent. Les boutiques matinales s’ouvrent. Autour des laitières, devant les marchands de vin, on parle à voix basse ; on se montre les soldats, les mitrailleuses braquées contre les voies populeuses, sur les murs une affiche toute humide signée Thiers et ses ministres. Ils parlent du commerce arrêté, des commandes suspendues, des capitaux effarouchés. «Habitants de Paris, dans votre intérêt, le Gouvernement est résolu d’agir. Que les bons citoyens se séparent des mauvais ; qu’ils aident la force publique. Ils rendront service à la République elle-même», disent MM. Pouyer-Quertier, de Larcy, Dufaure et autres républicains. La fin est une phrase de décembre 51 : « Les coupables seront livrés à la justice. Il faut à tout prix que l’ordre renaisse, entier, immédiat, inaltérable…» On parlait d’ordre, le sang allait couler. 

Les femmes partirent les premières comme dans les journées de Révolution. Celles du 18 mars, bronzées par le siège — elles avaient eu double ration de misère — n’attendirent pas leurs hommes. Elles entourent les mitrailleuses, interpellent les chefs de pièce : «C’est indigne ! qu’est-ce que tu fais là ?» Les soldats se taisent. Quelquefois un sous-officier : «Allons, bonnes femmes, éloignez-vous !» La voix n’est pas rude ; elles restent. Tout à coup, le rappel bat. Des gardes nationaux ont découvert deux tambours au poste de la rue Doudeauville et ils parcourent le XVIIIe arrondissement. A huit heures, ils sont trois cents officiers et gardes qui remontent le boulevard Ornano. Un poste de soldats du 88e sort, on leur crie : Vive la République ! Ils suivent. Le poste de la rue Dejean les rallie et, crosse en l’air, soldats et gardes confondus gravissent la rue Muller qui mène aux buttes tenues de ce côté par les soldats du 88e. Ceux-ci, voyant leurs camarades mêlés aux gardes, font signe de venir, qu’ils livreront passage. Le général Lecomte saisit leur mouvement, les fait remplacer par des sergents de ville et jeter dans la tour Solférino, ajoutant : «Votre compte est bon !» Les remplaçants ont à peine le temps de lâcher quelques coups de feu. Gardes et lignards franchissent le parapet ; un grand nombre d’autres gardes, la crosse en l’air, des femmes et des enfants débouchent sur le flanc opposé, par la rue des Rosiers. Lecomte cerné commande trois fois le feu. Ses hommes restent l’arme au pied. La foule se joint, fraternise, arrête Lecomte et ses officiers. 

Les soldats qu’il vient d’enfermer dans la tour veulent le fusiller. Les gardes nationaux parviennent à le dégager et, à grand-peine — la foule le prend pour Vinoy — le conduisent avec ses officiers au Château-Rouge, quartier général des bataillons de Montmartre. Là, on lui demande de faire évacuer les buttes. Il signe l’ordre sans hésiter, comme fit en 48 le général Bréa. L’ordre est porté aux officiers et soldats qui occupent encore la rue des Rosiers. Les gendarmes rendent leurs chassepots et crient : «Vive la République !» Trois coups de canon tirés à blanc annoncent à Paris la reprise des buttes. 

À la gauche de Lecomte, le général Paturel a vainement essayé de faire descendre par la rue Lepic quelques-uns des canons du Moulin de la Galette. La foule a arrêté les chevaux, coupé les traits, pénétré les soldats et ramené à bras les canons sur les buttes ; les soldats qui gardent le bas de la rue, la place Blanche, ont levé la crosse en l’air. Place Pigalle, le général Susbielle ordonne de charger la foule amassée rue Houdon. Intimidés par les appels des femmes, les chasseurs poussent leurs chevaux à reculons et font rire. Un capitaine s’élance, sabre en main, blesse un garde et tombe criblé de balles. Les gendarmes qui ouvrent le feu derrière les baraquements du boulevard sont délogés. Le général Susbielle disparaît. Vinoy, posté place Clichy, tourne bride. Une soixantaine de gendarmes faits prisonniers sont conduits à la mairie de Montmartre.  

Aux buttes Chaumont, à Belleville, au Luxembourg, le peuple avait également arrêté, repris ses pièces. A la Bastille, où le général Leflô manque d’être pris, la garde nationale fraternise avec les soldats. Sur la place, un moment de grand silence. Derrière un cercueil qui vient de la gare d’Orléans, un vieillard tête nue que suit un long cortège : Victor Hugo mène au Père-Lachaise le corps de son fils Charles. Les fédérés présentent les armes et entrouvrent les barricades pour laisser passer la gloire et la mort.

 

Prosper-Olivier Lissagaray

 

 

index.jpg

 

 

[LISSAGARAY Prosper-Olivier, Histoire de la Commune de 1871, Maspero, Paris, 1981, pages 109-111]

 

09:22 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |

Les commentaires sont fermés.