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10 mai 2023

"BOUQUINAGE" - 234

"Ce fut, d’une part, un événement indissociablement national et international. Derrière le Mai français se profilent la guerre d’Indochine, le printemps tchécoslovaque, l’essor du mouvement national palestinien après la guerre des Six jours, la rébellion des étudiants polonais, un soulèvement quasi planétaire de la jeunesse. En février 1968, nous étions une poignée, sur l’esplanade des Invalides, à crier : “Libérez Modzelewski et Kuron !” Quelques semaines plus tard, nous étions des dizaines de milliers à scander “Rome, Berlin, Varsovie, Paris !” pour célébrer la convergence des révoltes contre l’exploitation capitaliste, contre l’oppression coloniale, contre le despotisme bureaucratique.

Ce fut, d’autre part, un événement indissociablement social et culturel. Une grève générale sans précédent, évaluée en France à 150 millions de jours de grève (à comparer avec les 37 millions pour le Mai rampant italien de 1969, et les 14 millions des grandes grèves britanniques de 1974). Mais aussi une effervescence cinématographique et musicale (Street Fighting Man des Stones, I’m Black and I’m proud de James Brown, le détournement de l’hymne américain par Jimmy Hendrix…). Et encore la critique de la vie quotidienne, de la société de consommation, qui préfigurait les mouvements sociaux des années soixante-dix.

Tout était-il possible pour autant, comme on le proclamait en actualisant une formule de Marceau Pivert sous le Front populaire ? Tout, peut-être pas. Mais quelque chose, autre chose, sans doute. Un champ de possibles s’ouvrait. Il n’était pas sans limites. C’est ce qui distingue la possibilité déterminée et concrète de la possibilité indéterminée et abstraite, qui n’est que le contraire de l’impossible.

(…)

La réduction rétrospective du mouvement de Mai à une volonté de libération anti-autoritaire et de modernisation des mœurs présente cependant une lecture dépolitisée et dépolitisante (…). Après avoir jadis imprudemment proclamé que “tout est politique” (formule juste dans une certaine mesure, mais grosse aussi de tentations normatives), on affirme ainsi désormais, inversement, que rien ne l’était. Qu’il s’agissait simplement d’une révolution, ou plutôt d’une réforme culturelle, d’un aggiornamento du mode de vie, d’une dissolution magique et fantasmée du pouvoir, qu’il suffirait de “chasser de sa tête” à défaut d’oser l’affronter réellement.

(…)

Par un tour de prestidigitation rhétorique, la négociation de Grenelle, dont les conclusions furent massivement rejetées par les travailleurs assemblés de Renault-Billancourt, et dont nous nous accordions alors à estimer qu’elles visaient à arrêter le mouvement, devient aujourd’hui le fleuron, la référence, le reste positif de 68.

(…)

Au fond, (…) il s’agirait de “changer le monde sans prendre le pouvoir”, en douceur, subrepticement, à pas de tortue. Mais il change tout seul, le monde. Il ne nous attend pas. Il n’a pas besoin de nous pour ça. Il ne cesse même de changer, avec l’accélération de la ronde mortifère des marchandises, avec la boulimie spatiale du capital, avec la fuite en avant des techniques de domination.

(…)

Le monde change, mais il change aussi bien pour le pire que pour le meilleur. La question est donc de savoir dans quelle société nous voulons vivre et quelle humanité nous ne voulons pas devenir, à défaut de savoir laquelle nous devrions être. Et la réponse à cette question passe, qu’on le veuille ou non, par des rapports de force et des luttes de pouvoir. Des siècles de lutte des classes acharnées en témoignent et il serait pour le moins imprudent de l’oublier."

 

 

 

 

 

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