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07 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 170

"Dans notre univers de froid, de journées de travail de quatorze heures dans la brume laiteuse glacée des gisements aurifères pierreux, surgit un jour quelque chose d’autre, une sorte de bonheur, d’aumône donnée au passage : ce n’était pas une aumône en pain ou en médicament, mais une aumône en temps — l’aumône d’un repos indu.

Notre surveillant dans les mines, notre chef de groupe sur le secteur était un certain Zouyev, un “libre” ; un ancien zek qui avait été dans la peau du détenu.

Il y avait une lueur dans ses yeux noirs : peut-être l’expression d’une certaine compassion à l’égard du malheureux destin de l’homme.

Le pouvoir, c’est la corruption. Libéré de ses chaînes, le fauve qui se dissimule dans l’âme humaine cherche à satisfaire avec avidité son instinct humain primitif : par les coups, les meurtres.

Je ne sais pas si le fait de signer une condamnation à mort peut procurer quelque satisfaction. Là aussi, il y a certainement une jouissance obscure, une imagination qui ne cherche pas de justification.

J’ai vu des gens — et j’en ai vu beaucoup — qui avaient donné autrefois l’ordre de fusiller d’autres gens ; et voilà que maintenant, on les tuait eux-mêmes. Et rien, rien que de la poltronnerie, des cris : “C’est une erreur, je ne suis pas celui qu’il faut tuer pour le bien du gouvernement, moi-même je sais tuer.”

Je ne connais pas ces personnes qui donnaient l’ordre de fusiller. Je les ai vues seulement de loin. Mais je pense que l’ordre de fusiller fait partie des mêmes forces de l’âme, des mêmes fondements que la fusillade elle-même, le meurtre de ses propres mains.

Le pouvoir, c’est la corruption.

L’ivresse qui vient du pouvoir sur autrui, l’impunité, la raillerie, les humiliations, l’émulation, voilà l’échelle morale d’une carrière de chef."

 

 

 

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06 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 169

"Avélii et Varvara descendirent le lendemain dans un monde souterrain qu'ils connaissaient déjà, où l'on vivait d'une vie larvaire et doucement délirante... Aux fenêtres — car ces caves affleuraient au sol — garnies de fil de fer barbelés, manquaient la moitié des carreaux : et toute la poussière noircie des années recouvrait ce qui restait de vitre. Douze femmes ici, dix-sept hommes là-bas baignaient dans la même chaleur animale, respiraient les mêmes relents de défécation, tuant le temps avec les mêmes récits d'infortune. Les femmes s'allongeaient à tour de rôle pour dormir sur des planches qui puaient la punaise. Son tour venu, Varvara avait pour voisine une maigre femme de pêcheur aux pommettes aiguës, inculpée de spéculation, et une vieille à bandeau noir, inculpée de sorcellerie et propos contre-révolutionnaires."

 

 

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05 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 168

"Nous vivions dans un monde où chacun était à la merci de la police secrète et devait informer les autorités de nos pensées et de nos sentiments. On se servait des femmes, des belles et des laides, attribuant des fonctions totalement différentes aux beautés et aux laiderons, et les récompensant de façons différentes. On se servait des gens ayant des tares biographiques ou psychiques : on intimidait l'un parce qu'il était fils de fonctionnaire, de banquier ou d'officier de l'ancien régime, et on promettait à l'autre faveurs et protections... On se servait de ceux qui craignaient de perdre leur place ou voulaient faire carrière, de ceux qui ne voulaient et ne craignaient rien, de ceux qui étaient prêts à tout... On ne cherchait pas seulement à obtenir des informations par leur intermédiaire. Rien ne lie autant que la complicité dans le crime : plus il y avait de personnes salies, compromises, impliquées dans des “affaires”, plus il y avait de traîtres, de mouchards et de délateurs, et plus le régime avait de partisans souhaitant qu'il dure un millénaire... Et quand tout le monde connaît ces procédés, c'est la société elle-même qui perd ses moyens de communiquer, les liens s'affaiblissent entre les gens, chacun se terre dans son coin et se tait, d'où un avantage inappréciable pour les autorités.

(...)

On convoquait généralement non pas à la Loubianka, mais dans des appartements loués spécialement pour cet usage. Ceux qui refusaient de collaborer y étaient gardés pendant des heures et des heures, et on leur proposait de “réfléchir”. Les convocations n'étaient pas tenues secrètes : elles constituaient un maillon important du système d'intimidation, et permettaient également de contrôler le civisme des citoyens : on avait l’œil sur les réfractaires, on leur réglait leur compte à l'occasion. Ceux qui acceptaient voyaient leur carrière facilitée, et en cas de réduction du personnel ou d'épuration, ils pouvaient compter sur la bienveillance des chefs du personnel. Les gens à convoquer ne manquaient jamais : il y avait toujours une nouvelle génération pour prendre la relève."

 

 

 

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