Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08 avril 2023

"BOUQUINAGE" - 202

"Si vous voulez, j'ai mis en jeu ce qui était hors-jeu : les intellectuels se trouvent toujours d'accord pour laisser hors-jeu leur propre jeu et leur propres enjeux.

Je suis revenu ainsi à la politique à partir du constat que la production des représentations du monde social, qui est une dimension fondamentale de la lutte politique, est le quasi-monopole des intellectuels : la lutte pour les classements sociaux est une dimension capitale de la lutte des classes et c'est par ce biais que la production symbolique intervient dans la lutte politique. Les classes existent deux fois, une fois objectivement et une deuxième fois dans la représentation sociale plus ou moins explicite que s'en font les agents et qui est un enjeu de luttes. Si l'on dit à quelqu'un “ce qui t'arrive, c'est parce que tu as un rapport malheureux avec ton père”, ou si on lui dit “ce qui t'arrive, c'est parce que tu es un prolétaire à qui on vole la plus-value”, ce n'est pas la même chose.

Le terrain où on lutte pour imposer la manière convenable, juste, légitime de parler du monde social ne peut pas être éternellement exclu de l'analyse ; même si la prétention au discours légitime implique, tacitement ou explicitement, le refus de cette objectivation. Ceux qui prétendent au monopole de la pensée du monde social n'entendent pas être pensés sociologiquement."

 

 

qS.jpg

07 avril 2023

"BOUQUINAGE" - 201

"Le capitalisme ne guérira pas la misère du monde car il a besoin de la misère du monde.
 
De cette évidence, les révoltes d'aujourd'hui doivent être ré-instruites.
 
Arrêtons d'espérer. Commençons à vouloir."
 
 
 
 

tort.jpg

29 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 192

"— Mais peut-on penser à un autre type d'histoire ?

— Oui, justement la langue allemande dispose d'un autre terme : la Geschichte, qui désigne non pas l'histoire accomplie, mais l'histoire au présent, sans doute déterminée en grande partie pas le passé déjà accompli, mais seulement en partie, car l'histoire présente, vivante, est aussi ouverte sur un futur incertain, imprévu, non encore accompli et par conséquent aléatoire. L'histoire vivante n'obéit qu'à une constante (pas à une loi) : la constante de la lutte des classes. Marx n'a pas employé le terme de “constante” que j'emprunte à Lévi-Strauss, mais une expression géniale : “loi tendancielle”, capable d'infléchir (pas de contredire) la première loi tendancielle, ce qui signifie qu'une tendance ne possède pas la forme ou la figure d'une loi linéaire, mais qu'elle peut bifurquer sous l'effet d'une rencontre avec une autre tendance et ainsi jusqu'à l'infini. À chaque intersection, la tendance peut prendre une voie imprévisible, parce qu'aléatoire.

En résumé, pourrait-on dire que l'histoire présente est toujours celle d'une conjoncture singulière, aléatoire ?

— Oui, et il faut se souvenir que conjoncture signifie conjonction, c'est-à-dire rencontre aléatoire d'éléments en partie existants mais aussi imprévisibles. Toute conjoncture est un cas singulier, comme toutes les individualités historiques, comme tout ce qui existe.

(...)

Il découle de ce qui précède que ce qui culmine dans le matérialisme, vieux comme le monde -primauté des amis de la Terre sur les amis des Idées, selon Platon-, c'est le matérialisme aléatoire, requis pour penser l'ouverture du monde vers l'événement, l'imagination inouïe et aussi toute pratique vivante, y compris la politique.

... vers l'événement ?

— Wittgenstein le dit superbement dans le Tractatus : die Welt ist alles das fall ist, phrase superbe mais difficile à traduire. On pourrait essayer ainsi : “le monde est tout ce qui arrive” ou plus littéralement : “le monde est tout ce qui nous tombe dessus”. Il y a encore une autre traduction, celle de l’École de Russell : “le monde est tout ce qui est le cas” (the World is what the Case is).

Cette superbe phrase dit tout, car il n'existe au monde que des cas, des situations, des choses, qui nous tombent dessus sans avertir. Cette thèse, qu'il n'existe que des cas, c'est-à-dire des individus singuliers totalement distincts les uns des autres, est la thèse fondamentale du nominalisme.

Marx n'a-t-il pas affirmé que le nominalisme était l'antichambre du matérialisme ?

— Justement, et j'irais plus loin. Je dirais que ce n'est pas seulement l'antichambre mais le matérialisme lui-même.

(...)

Ainsi, le monde est fait exclusivement de choses singulières, uniques, possédant chacune son nom propre et ses propriétés singulières. “Ici et maintenant”, qui à la limite ne peut être montré du doigt puisque le mot est déjà une abstraction — il faudrait parler sans mots, c'est-à-dire montrer, ce qui signifie la primauté du geste sur la parole, de la trace matérielle sur le signe.

(...)

Un dernier mot sur la question de l'événement historique : on peut dire que ni Marx, ni Engels ne se sont approchés d'une théorie de l'histoire, au sens de l'événement historique imprévu, unique, aléatoire, ni d'une théorie de la pratique politique. Je me réfère à la pratique politico-idéologico-sociale du militantisme politique, des mouvements de masse et de leurs éventuelles organisations, qui ne dispose pas de concepts, et encore moins d'une théorie cohérente pour être pensée. Lénine, Gramsci et Mao ne l'ont pensée qu'en partie. Le seul qui a pensé la théorie de l'histoire politique, de la pratique politique au présent, c'est Machiavel. Il y a là une autre lacune à combler, dont l'importance est décisive et qui, une fois de plus, nous renvoie à la philosophie."

 

 

philo.jpg

00:00 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |

19 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 182

"On ne peut certes pas opposer de manière manichéenne une légende dorée du “léninisme sous Lénine” au léninisme sous Staline, les années vingt lumineuses aux sombres années trente, comme si rien n'avait encore commencé à pourrir au pays des soviets. La bureaucratisation est immédiatement à l’œuvre. L'activité policière de la Tchéka a sa logique propre. Le bagne politique des îles Solovski est ouvert dès le lendemain de la guerre civile.

Alors que la guerre civile s'achève, la désastreuse répression de Kronstadt met à l'ordre du jour un changement de cap. Lénine a certes perçu la crise du printemps 1921 comme un signal d'alarme. Malgré la résistance de la direction bolchévique et de l'Internationale, il a impulsé la réorientation économique de la Nep. Mais la libéralisation politique n'accompagne pas le virage économique : dès le Xème congrès, la liberté d'expression est limitée. Il interdit les tendances et les fractions. Les libertés démocratiques sont à nouveau réduites au lieu d'être élargies.

Le sens de ce scénario inédit n'est pourtant pas instantanément intelligible pour les acteurs plongés dans le tourbillon de l'histoire.

Le processus de la contre-révolution bureaucratique n'est pas un événement symétrique d'Octobre, facilement datable. Il ne se fait pas en un jour. Il opère par paliers, par une succession d'événements, dont l'importance n'apparaît qu'après coup. Les acteurs eux-mêmes n'ont cessé de s'opposer sur cette périodisation, non par goût immodéré de la précision historique, mais pour en déduire des tâches politiques. Les témoignages d'Alfred Rosmer, de Max Eastman, de Boris Souvarine, de Panaït istrati, de Walter Benjamin, de Zamiatine et de Boulgakov (dans leur lettre à Staline), la poésie de Maïakovski, les tourments de Mandelstam, les carnets de Babel, etc., contribuent à éclairer les multiples facettes du phénomène, son développement, sa progression, ses contradictions."

 

 

Qui-est-le-Juge.jpg

 

14 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 177

"Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l'observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés.

 

(...)

 

La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.

 

A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience.

 

Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l'on représente ce processus d'activité vitale, l'histoire cesse d'être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l'action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes."

 

 

 

 

ideologie all.jpg

 

 

 

 

01 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 164

"Être foncièrement convaincu qu’est à haut point pertinente la visée communiste marxienne pour aujourd’hui et demain non seulement n’incline pas à quelque indulgence envers le stalinisme sous toutes ses formes, mais ajoute encore au contraire à la sévérité : personne ne pouvait faire tort à la cause communiste autant que l’a fait Staline."

 

 

sève.jpg

 

16 février 2023

"BOUQUINAGE" - 151

"Il arrive que des auteurs écrivent des livres à foison, mais qu'arrivés à l'âge de la maturité où les idées se sédimentent ils ne fassent que remettre sur le métier le même livre camouflé derrière des variations plus ou moins stériles. Gorz n'a pas été de ceux-là. Profond dans ses investigations, il n'a pas été moins disponible pour continûment réviser ses idées, explorer de nouveaux territoires intellectuels, découvrir de nouveaux candidats à l'insoumission, avec pour immuable objectif de faire jaillir du réel des propositions censées donner libre carrière à l'utopie concrète. Ce à quoi André Gorz a obstinément travaillé, c'est à imaginer “une société non capitaliste et non marchande porteuse de liberté et qui fasse rêver.” [Lettre à Denis Clerc, 19 mai 1983] Le chemin a été long et sinueux."

 

 

gorz.jpg

10 février 2023

"BOUQUINAGE" - 145

"Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste."

 

paresse.jpg