22 juillet 2018
Marx dans le texte (13)
(...) « Pour le moment, ma nouvelle théorie de la rente ne m'a apporté que la bonne conscience à laquelle aspire nécessairement tout homme de bien. Je suis en tout cas content que tu en sois satisfait. Un rapport inversement proportionnel entre la fertilité de la terre et la fertilité humaine ne pouvait qu'affecter profondément le puissant père de famille que je suis, d'autant plus que mon mariage est plus productif que mon industrie » (...)
[Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 3 février 1851]
(...) « Cet isolement authentique, public, dans lequel nous vivons, toi et moi, me plaît beaucoup. Il répond tout à fait à notre position et à nos principes. Tout ce système de concessions réciproques et de demi-mesures qu'on tolère au nom des convenances, le devoir d'assumer aux yeux du public sa part de ridicule dans le parti en compagnie de tous ces ânes, tout cela a maintenant pris fin » (...)
[Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 11 février 1851]
(...) « Le pire est que je suis soudainement arrêté dans mes études en bibliothèque. Je suis si avancé que, dans cinq semaines, j'en aurais terminé avec toute cette merde d'économie. Et cela fait, c'est chez moi que je rédigerai l'Economie politique, tandis qu'au Museum je me lancerai dans une autre science. Ca commence à m'ennuyer. Au fond, cette science, depuis A. Smith et D. Ricardo, n'a plus fait aucun progrès, malgré toutes les recherches particulières et souvent extrêmement délicates auxquelles on s'est livré » (...)
[Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 2 avril 1851]
(...) « Et après les derniers événements, je suis plus convaincu que jamais, qu'il n'y aura pas de révolution sérieuse sans crise commerciale » (...)
[Lettre de Karl Marx à Ferdinand Freiligrath, 27 décembre 1851]
(...) « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848 à 1851 pour la Montagne de 1793 à 1795, le neveu pour l'oncle. (...)
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C'est ainsi que Luther prit le masque de l'apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l'Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C'est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s'assimiler l'esprit de cette nouvelle langue et à s'en servir librement que lorsqu'il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu'il parvient même à oublier complètement cette dernière.
L'examen de ces conjurations des morts de l'histoire révèle immédiatement une différence éclatante. Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, de même que les partis et la masse de la première Révolution française, accomplirent dans le costume romain et en se servant d'une phraséologie romaine la tâche de leur époque, à savoir l'éclosion et l'instauration de la société bourgeoise moderne. Si les premiers brisèrent en morceaux les institutions féodales et coupèrent les têtes féodales, qui avaient poussé sur ces institutions, Napoléon, lui, créa, à l'intérieur de la France, les conditions grâce auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles libérées de la nation, tandis qu'à l'extérieur, il balaya partout les institutions féodales dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l'entourage dont elle avait besoin sur le continent européen. La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses antédiluviens, et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César lui-même. La société bourgeoise, dans sa sobre réalité, s'était créé ses véritables interprètes et porte-parole dans la personne des Say, des Cousin, des Royer-Collard, des Benjamin Constant et des Guizot. Ses véritables capitaines siégeaient derrière les comptoirs, et la «tête de lard» de Louis XVIII était sa tête politique. Complètement absorbée par la production de la richesse et par la lutte pacifique de la concurrence, elle avait oublié que les spectres de l'époque romaine avaient veillé sur son berceau. Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, l'héroïsme, l'abnégation, la terreur, la guerre civile et les guerres extérieures n'en avaient pas moins été nécessaires pour la mettre au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent dans les traditions strictement classiques de la République romaine les idéaux et les formes d'art, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes le contenu étroitement bourgeois de leurs luttes et pour maintenir leur enthousiasme au niveau de la grande tragédie historique. C'est ainsi qu'à une autre étape de développement, un siècle plus tôt, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l'Ancien Testament le langage, les passions et les illusions nécessaires à leur révolution bourgeoise. Lorsque le véritable but fut atteint, c'est-à-dire lorsque fut réalisée la transformation bourgeoise de la société anglaise, Locke évinça Habacuc.
La résurrection des morts, dans ces révolutions, servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l'imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l'esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre.
La période de 1848 à 1851 ne fit qu'évoquer le spectre de la grande Révolution française, depuis Marrast, le républicain en gants jaunes, qui prit la défroque du vieux Bailly, jusqu'à l'aventurier qui dissimule ses traits d'une trivialité repoussante sous le masque mortuaire de fer de Napoléon. Tout un peuple qui croit s'être donné, au moyen d'une révolution, une force de mouvement accrue se trouve brusquement transporté dans une époque abolie, et pour qu'aucune illusion concernant cette rechute ne soit possible, réapparaissent les anciennes dates, l'ancien calendrier, les anciens noms, les anciens édits tombés depuis longtemps dans le domaine des érudits et des antiquaires, et tous les vieux sbires qui semblaient depuis longtemps tombés en décomposition. La nation entière se conduit comme cet Anglais toqué de Bedlam, qui s'imaginait vivre à l'époque des anciens Pharaons et se plaignait tous les jours des pénibles travaux qu'il était obligé d'accomplir comme mineur dans les mines d'or d'Ethiopie, emmuré dans cette prison souterraine, avec, sur la tête, une lampe éclairant misérablement, derrière lui, le gardien d'esclaves armé d'un long fouet, et, aux issues, toute une foule de mercenaires barbares qui ne comprenaient ni les ouvriers astreints au travail des mines, ni ne se comprenaient entre eux, ne parlant pas la même langue. «Et tout cela, ainsi se lamentait-il, m'est imposé, à moi, libre citoyen de la Grande-Bretagne, pour extraire de l'or au profit des anciens Pharaons ! » «Pour payer les dettes de la famille Bonaparte», se lamente la nation française. Tant qu'il avait sa raison, l'Anglais ne pouvait se débarrasser de l'idée fixe de faire de l'or, les Français, tant qu'ils firent leur révolution, ne purent se débarrasser des souvenirs napoléoniens, comme l'a prouvé l'élection du 10 décembre [1848]. Ils éprouvaient le désir d'échapper aux dangers de la révolution en retournant aux marmites de l'Egypte, et le 2 décembre 1851 fut la réponse. Ils n'ont pas reçu seulement la caricature du vieux Napoléon, ils ont reçu le vieux Napoléon, lui-même sous un aspect caricatural, l'aspect sous lequel il apparaît maintenant au milieu du XIX° siècle.
La révolution sociale du XIX° siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l'avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d'avoir liquidé complètement toute superstition à l'égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIX° siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c'est le contenu qui déborde la phrase.
La révolution de Février fut un coup de main réussi par surprise contre l'ancienne société, et le peuple considéra ce coup de main heureux comme un événement historique ouvrant une nouvelle époque. Le 2 décembre, la révolution de Février est escamotée par le tour de passe-passe d'un tricheur, et ce qui semble avoir été renversé, ce n'est plus la monarchie, ce sont les concessions libérales qui lui avaient été arrachées au prix de luttes séculaires. Au lieu que la société elle-même se soit donné un nouveau contenu, c'est l'État qui paraît seulement être revenu à sa forme primitive, à la simple domination insolente du sabre et du goupillon. C'est ainsi qu'au coup de main de février 1848 répond le «coup de tête» de décembre 1851. Aussi vite perdu que gagné. Malgré tout, la période intermédiaire ne s'est pas écoulée en vain. Au cours des années 1848 à 1851, la société française, par une méthode plus rapide, parce que révolutionnaire, a rattrapé les éludes et les expériences qui, si les événements s'étaient développés de façon régulière, pour ainsi dire académique, eussent dû précéder la révolution de Février au lieu de la suivre, pour qu'elle fût autre chose qu'un simple ébranlement superficiel. La société semble être actuellement revenue à son point de départ. En réalité, c'est maintenant seulement qu'elle doit se créer son point de départ révolutionnaire, c'est-à-dire la situation, les rapports, les conditions qui, seuls, permettent une révolution sociale sérieuse.
Les révolutions bourgeoises, comme celles du XVIII° siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamants, l'enthousiasme extatique est l'état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s'empare de la société avant qu'elle ait appris à s'approprier d'une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIX° siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient :
Hic Rhodus, hic salta !
C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il faut danser ! » (...)
[Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852]
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