24 août 2016
Albert Londres au pays des soviets
En 1920, Albert Londres, « grand reporter », put enfin entrer en Union soviétique, après 52 jours de démarches ardues pour obtenir les autorisations et visas nécessaires.
Londres n’était pas bolchévik et n’avait aucun apriori favorable concernant le régime sur lequel il voulait enquêter. Ni avant son départ, ni pendant son séjour et encore moins à son retour [1]
Son journal, Excelsior, fit paraître ses articles, en lui accordant une grande place [2].
Ce sont ces articles qui sont regroupés dans un petit livre [3]. Ils illustrent excellemment une formule que leur auteur revendiquait : « porter la plume dans la plaie ».
C’est donc dans un contexte de guerre civile et de « communisme de guerre » que Londres arrive à Petrograd.
Il est frappé par la désolation qui y règne et décrit durement le spectacle hallucinant d’une ville submergée par le froid, la faim, la misère et la peur devant la « répression » des « rouges ».
Il n’est ensuite guère plus tendre pour Moscou, où il a l’occasion de rencontrer de nombreux responsables communistes ainsi que des compatriotes qui soutiennent le nouveau pouvoir révolutionnaire, comme Pierre Pascal [4].
Le credo de Londres est clair : le bolchévisme n’est pas une doctrine politique mais une religion qui ne connaît qu’un seul dieu, Karl Marx ! Ses défenseurs ne sont rien d’autre que des « croyants ».
Les articles publiés se terminent par une visite à l’écrivain Maksim Gorki, par des considérations et témoignages sur l’armée rouge et la police politique, par un portrait féroce de Lénine et de Trotski.
Nous sommes souvent dans la caricature avec un journaliste qui n’hésite pas à forcer le trait.
Mais ses reportages, il faut le reconnaître sont talentueux : les textes vivent et ne sont pas dénués d’un certain humour, corrosif.
Londres a le sens de la formule : « Petrograd est une ville assassinée depuis deux ans et laissée là sans sépulture, et qui maintenant se décompose. Ce n’est pas le cœur qui se serre à son contact, c’est le cerveau » (p. 26-27). « Ce n’est plus une cité du vingtième siècle, c’est une agglomération d’hommes luttant non pour la vie, mais contre la mort » (p. 30). « Ce qui se passe en Russie, c’est du Karl Marx en action » (p. 36). « Lénine, Trotski et leurs gens font l’effet d’hommes qui construiraient un gigantesque escalier pour grimper dans la lune » (p. 38). « Lénine règne sur toute la Russie, excepté sur cent millions de paysans » (p. 42). « A la lumière, dictature du prolétariat devient : dictature, au nom du prolétariat, sur le prolétariat, comme sur le reste, par des non-prolétaires » (p. 49). « La révolution française avait proclamé les droits de l’homme, la révolution bolchévique proclame les droits de l’Etat sur l’homme » (p. 50). « Au milieu des champs de bataille bolchéviks, Gorki tenait le drapeau de la Croix-Rouge » (p. 81). « V.tché.K signifie commission extraordinaire. Quand on prononce ces lettres devant un Russe, il se fige et attend le feu du ciel » (p. 93). « Trotski, lui, ne médite pas, il agit. Ses articles ne sont pas bourrés d’idées, mais de coups de poing » (p. 101).
On peut évidemment sourire devant de tels propos qui semblent plus appartenir à l’arsenal d’un pamphlétaire que d’un reporter.
Mais on aurait tort de balayer d’un revers de la main le dit de ces écrits. Car il y a en filigrane un questionnement (qui, certes, n’est pas neuf), sur l’exercice effectif du pouvoir par le parti bolchévik dans les premières années post-révolutionnaires, des années fondamentales pour la construction et le devenir de l’URSS, qui interrogent sur la filiation entre cette période et la suivante, marquée par le stalinisme.
Dans quelques mois sera commémoré le centenaire de la révolution d’octobre 1917.
Nous aurons l’occasion de revenir abondamment sur ces problématiques et sur l’échec final d’un projet émancipateur qui suscita, un long moment, tant d’espoirs à gauche.
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[1] L’un de ses biographes affirme même que Londres travaillait pour le gouvernement français et était en mission de repérage en vue d’un éventuel assassinat de Lénine et de Trotski !
Pierre Assouline, Albert Londres. Vie et mort d'un grand reporter (1884-1932), Paris, Balland, 1989
[2] Son premier papier parut le 22 avril 1920 et bénéficia d’une promotion exceptionnelle. A la « une » du journal : « M. Albert Londres est le premier journaliste français qui ait réussi à pénétrer jusqu’au cœur même de la République des soviets. Il a vu Petrograd, il a vu Moscou »
[3] Albert Londres, Dans le Russie des Soviets, Arléa (poche), Paris, 2008, 7 €
Pour les amateurs de BD, signalons aussi un album de Luc Revillon et Gérard Berthelot, Albert Londres au pays des soviets, Anovi, 2014, directement inspiré par cet ouvrage reprenant les reportages publiés en 1920.
BD toujours, inutile d'insister ici sur l'influence que Londres exerça sur un certain Hergé...
[4] Pierre Pascal, officier de l’armée française détaché à la Mission militaire en Russie, adhéra au bolchévisme et fonda en 1918 le « Groupe communiste français ». Son « Journal de Russie » a été publié par les éditions L’Age d’Homme, Lausanne (1975-1977), pour ce qui concerne la période 1916-1927, et par les éditions Noir sur Blanc, Lausanne (2014), pour ce qui concerne la période 1928-1929.
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