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31 décembre 2018

2018-2019

 

"Ô Temps !

Suspends ton vol..."

 

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27 décembre 2018

Pensées intempestives (XIV)

 

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« En quoi consiste la dualité de pouvoirs ? On ne peut manquer de s'arrêter sur cette question que nous n'avons pas trouvée élucidée dans les travaux d'histoire. Pourtant, la dualité de pouvoirs est un état particulier d'une crise sociale, caractéristique non point seulement de la Révolution russe de 1917, quoique marqué précisément le plus nettement en elle.

Des classes antagonistes existent toujours dans la société et la classe dépourvue de pouvoir s'efforce inévitablement de faire pencher à tel ou tel degré le cours de l'État de son côté. Cela ne signifie pourtant pas du tout que, dans la société, règne une dualité ou une pluralité de pouvoirs. Le caractère d'un régime politique est directement déterminé par le rapport des classes opprimées avec les classes dirigeantes. L'unité de pouvoir, condition absolue de la stabilité d'un régime, subsiste tant que la classe dominante réussit à imposer à toute la société ses formes économiques et politiques comme les seules possibles.

La domination simultanée des junkers et de la bourgeoisie — que ce soit d'après la formule des Hohenzollern ou de la République - ne constitue pas une dualité de pouvoirs, si violents que soient par moments les conflits entre les deux détenteurs du pouvoir : ils ont une commune base sociale, une scission dans l'appareil gouvernemental n'est point à redouter de leurs dissensions. Le régime d'un double pouvoir ne surgit que sur un conflit irréductible des classes, n'est possible, par conséquent, qu'à une époque révolutionnaire et constitue un des éléments essentiels de celle-ci.

Le mécanisme politique de la révolution consiste dans le passage du pouvoir d'une classe à une autre. L'insurrection violente en elle-même s'accomplit habituellement en un court délai. Mais aucune classe historiquement définie ne s'élève d'une situation subalterne à la domination subitement, en une nuit, quand bien même ce serait une nuit de révolution, Elle doit déjà, la veille, occuper une position extrêmement indépendante à l'égard de la classe officiellement dominante ; bien plus, elle doit concentrer en elle les espoirs des classes et couches intermédiaires mécontentes de ce qui existe, mais incapables d'un rôle indépendant. La préparation historique d'une insurrection conduit, en période prérévolutionnaire, à ceci que la classe destinée à réaliser le nouveau système social, sans être encore devenue maîtresse du pays, concentre effectivement dans ses mains une part importante du pouvoir de l'État, tandis que l'appareil officiel reste encore dans les mains des anciens possesseurs. C'est là le point de départ de la dualité de pouvoirs dans toute révolution.

Mais ce n'est pas son unique aspect. Si une nouvelle classe portée au pouvoir par une révolution dont elle ne voulait point est, en réalité, une classe déjà vieille, historiquement attardée ; si elle a eu le temps de s'user avant d'être couronnée officiellement ; si, arrivant au pouvoir, elle tombe sur un antagoniste déjà suffisamment mûr et qui cherche à mettre la main sur le gouvernail de l'État - l'équilibre instable du double pouvoir est remplacé, dans la révolution politique, par un autre équilibre, parfois encore moins stable. La victoire sur " l'anarchie " du double pouvoir constitue, à chaque nouvelle étape, la tâche de la révolution, ou bien de... la contre-révolution.

La dualité de pouvoirs non seulement ne suppose pas mais, généralement, exclut le partage de l'autorité à parties égales et, en somme, tout équilibre formel des autorités. C'est un fait non constitutionnel, mais révolutionnaire. Il prouve que la rupture de l'équilibre social a déjà démoli la superstructure de l'État. La dualité de pouvoirs se manifeste là où des classes ennemies s'appuient déjà sur des organisations d'État foncièrement incompatibles - l'une périmée, l'autre se formant - qui, à chaque pas, se repoussent entre elles dans le domaine de la direction du pays. La part de pouvoir obtenue dans ces conditions par chacune des classes en lutte est déterminée par le rapport des forces et par les phases de la bataille.

Par sa nature même, une telle situation ne peut être stable. La société a besoin d'une concentration du pouvoir et, soit dans la classe dominante, soit, pour le cas présent, dans les deux classes qui se partagent la puissance, cherche irrésistiblement cette concentration. Le morcellement du pouvoir n'annonce pas autre chose que la guerre civile. Avant, pourtant, que les classes et les partis en rivalité se décident à cette guerre, surtout s'ils redoutent l'intervention d'une tierce force, ils peuvent se trouver contraints assez longtemps de patienter et même de sanctionner en quelque sorte le système du double pouvoir. Néanmoins, ce dernier explose inévitablement. La guerre civile donne au double pouvoir son expression la plus démonstrative, précisément territoriale : chacun des pouvoirs, ayant créé sa place d'armes retranchée, lutte pour la conquête du reste du territoire, lequel, assez souvent, subit la dualité de pouvoirs sous la forme d'invasions alternatives des deux puissances belligérantes tant que l'une d'elles ne s'est pas définitivement affermie.

La révolution anglaise du XVIIe siècle, précisément parce que c'était une grande révolution qui bouleversa la nation de fond en comble, représente nettement les alternatives de dualité des pouvoirs avec les violents passages de l'un à l'autre, sous l'aspect de la guerre civile.

D'abord, au pouvoir royal, appuyé sur les classes privilégiées ou les sommets des classes, aristocrates et évêques, s'opposent la bourgeoisie et les couches proches d'elle des hobereaux. Le gouvernement de la bourgeoisie est le Parlement presbytérien qui s'appuie sur la City londonienne. La lutte prolongée de ces deux régimes se résout par une guerre civile ouverte. Deux centres gouvernementaux, Londres et Oxford, créent leurs armées, la dualité des pouvoirs prend forme territorialement, quoique, comme toujours dans une guerre civile, les limitations territoriales soient extrêmement instables. Le parlement l'emporte. Le roi, fait prisonnier, attend son sort.

Il semblerait que se constituent les conditions du pouvoir unique de la bourgeoisie presbytérienne. Mais, avant encore que soit brisé le pouvoir royal, l'armée du parlement se transforme en une force politique autonome. Elle rassemble dans ses rangs les indépendants, les petits bourgeois, artisans, agriculteurs, dévots et résolus. L'armée se mêle autoritairement à la vie sociale, non simplement en tant que force d'armée, non comme garde prétorienne, mais comme représentation politique d'une nouvelle classe opposée à la bourgeoisie aisée et riche. En conséquence, l'armée crée un nouvel organe d'État qui se dresse au-dessus des chefs militaires : un conseil de députés soldats et officiers ("agitateurs"). Vient alors une nouvelle période de double pouvoir : ici, le parlement presbytérien, là, l'armée indépendante. La dualité du pouvoir conduit au conflit déclaré. La bourgeoisie se trouve impuissante à dresser contre l'"armée modèle" de Cromwell - c'est-à-dire la plèbe en armes - ses propres troupes. Le conflit se termine par l'épuration du parlement presbytérien à l'aide du sabre de l'indépendance. Du parlement reste une séquelle, la dictature de Cromwell s'établit. Les couches inférieures de l'armée, sous la direction des "levellers" (niveleurs), aile extrême-gauche de la révolution, tentent d'opposer à la domination des hautes sphères militaires, des grands de l'armée, lotir propre régime, authentiquement plébéien. Mais le nouveau double pouvoir ne parvient pas à se développer : les "levellers", les basses couches de la petite bourgeoisie, n'ont pas encore et ne peuvent avoir de voie indépendante dans l'histoire, Cromwell a tôt fait de régler leur compte à ses adversaires. Un nouvel équilibre politique, d'ailleurs loin de la stabilité, s'instaure pour un certain nombre d'années.

Du temps de la grande Révolution française, l'Assemblée constituante, dont l'épine dorsale se composait de l'élite du Tiers-État, concentrait en ses mains le pouvoir sans supprimer, pourtant, en totalité, les prérogatives du roi. La période de l'Assemblée constituante est celle d'une critique dualité de pouvoirs qui s'achève par la fuite du roi jusqu'à Varennes et n'est formellement liquidée qu'avec la proclamation de la République.

La première Constitution française (1791), construite sur la fiction de l'absolue indépendance des pouvoirs législatifs et exécutifs vis-à-vis l'un de l'autre, dissimulait en fait, ou essayait de cacher au peuple une réelle dualité de pouvoirs: celui de la bourgeoisie, définitivement retranchée dans l'Assemblée nationale après la prise de la Bastille par le peuple, et celui de la vieille monarchie, encore étayée par la haute noblesse, le clergé, la bureaucratie et la caste militaire, sans parler d'espérances fondées sur une intervention étrangère. Dans les contradictions de ce régime se préparait son inévitable effondrement. Il n'y avait d'issue possible que dans l'anéantissement de la représentation bourgeoise par les forces de la réaction européenne, ou bien dans la guillotine pour le roi et la monarchie. Paris et Coblence devaient se mesurer.

Mais, avant encore qu'on en soit arrivé à la guerre et à la guillotine, entre en scène la Commune de Paris, qui s'appuie sur les couches inférieures du Tiers-État de la capitale, et qui, de plus en plus crânement, dispute le pouvoir aux représentants officiels de la nation bourgeoise. Une nouvelle dualité de pouvoirs s'institue, dont nous relevons les premières manifestations dès 1790, lorsque la bourgeoisie, grande et moyenne, est encore solidement installée dans l'administration et les municipalités. Quel frappant tableau - et odieusement calomnié - des efforts des couches plébéiennes pour monter d'en bas, des sous-sols sociaux et des catacombes, et pénétrer dans l'arène interdite où des gens, portant perruque et culotte, réglaient les destinées de la nation. Il semblait que les fondations mêmes, foulées par la bourgeoisie cultivée, se ranimassent et se missent en mouvement, que, de la masse compacte, surgissaient des têtes humaines, se tendaient des mains calleuses, retentissaient des voix rauques, mais viriles. Les districts de Paris, citadelles de la révolution, vécurent de leur propre vie. Ils furent reconnus - il était impossible de ne pas les reconnaître! - et se transformèrent en sections. Mais ils brisaient invariablement les cloisons de la légalité, et recueillaient un afflux de sang frais venu d'en bas, ouvrant, malgré la loi, leurs rangs aux parias, aux pauvres, aux sans-culotte. En même temps les municipalités rurales deviennent l'abri de l'insurrection paysanne contre la légalité bourgeoise qui protège la propriété féodale. Ainsi, sous une deuxième nation s'en lève une troisième.

Les sections parisiennes se dressèrent d'abord en opposition contre la Commune dont disposait encore l'honorable bourgeoisie. Par l'audacieux élan du 10 août 1792, les sections s'emparèrent de la Commune. Désormais, la Commune révolutionnaire s'opposa à l'Assemblée législative, puis à la Convention, lesquelles, toutes deux, retardaient sur la marche et les tâches de la révolution, enregistraient les événements mais ne les produisaient pas, car elles ne disposaient point de l'énergie, de la vaillance et de l'unanimité de cette nouvelle classe qui avait eu le temps de surgir du fond des districts parisiens et avait trouvé un appui dans les villages les plus arriérés. De même que les sections s'étaient emparées de la Commune, celle-ci, par une nouvelle insurrection, mit la main sur la Convention. Chacune de ces étapes était caractérisée par une dualité de pouvoirs nettement dessinée dont les deux ailes s'efforçaient d'établir une autorité unique et forte, la droite par la défensive, la gauche par l'offensive.

Un besoin de dictature si caractéristique pour les révolutions comme pour les contre-révolutions procède des intolérables contradictions d'un double pouvoir. Le passage d'une de ces formes à l'autre s'accomplit par la voie de la guerre civile. Les grandes étapes de la révolution, c'est-à-dire le transfert du pouvoir à de nouvelles classes ou couches sociales, ne coïncident d'ailleurs pas du tout avec les cycles des institutions parlementaires qui font suite à la dynamique de la révolution comme son ombre attardée. En fin de compte, la dictature révolutionnaire des sans-culottes fusionne, il est vrai, avec celle de la Convention, mais de quelle Convention ? - d'une assemblée débarrassée, par la terreur, des Girondins qui, la veille, y prédominaient encore, diminuée, adaptée à la prépondérance d'une nouvelle force sociale. Ainsi, par les degrés d'un double pouvoir, la Révolution française, durant quatre années, s'élève à son point culminant. A partir du 9 thermidor, de nouveau par les degrés d'un double pouvoir, elle commence à descendre. Et, encore une fois, la guerre civile précède chaque retombée, de même qu'elle avait accompagné chaque montée. De cette façon, la société nouvelle cherche un nouvel équilibre de forces.

La bourgeoisie russe, combattant la bureaucratie raspoutinienne et collaborant avec elle, avait, au cours de la guerre, extraordinairement fortifié ses positions politiques. Exploitant les défaites du tsarisme, elle concentra entre ses mains, au moyen des unions de zemstvos et de municipalités et des Comités des Industries de guerre, une grande puissance, elle disposait à son gré d'énormes fonds d'État et représentait en somme un gouvernement parallèle. Pendant la guerre, les ministres du tsar se plaignaient de voir le prince Lvov ravitailler l'armée, nourrir, soigner les soldats et même créer pour eux des installations de coiffeurs. "Il faut en finir ou bien lui remettre tout le pouvoir", disait, dès 1915, le ministre Krivochéine. Il n'imaginait pas que Lvov, dix-huit mois plus tard, obtiendrait "tout le pouvoir", non point des mains du tsar, mais de celles de Kérensky, de Tchkhéidzé et de Soukhanov. Pourtant, le lendemain même du jour où ceci s'accomplit, une nouvelle dualité de pouvoirs se manifesta : à côté du demi-gouvernement libéral de la veille, dès lors formellement légalisé, surgit un gouvernement libéral de la veille, dès lors formellement légalisé, surgit un gouvernement non officiel, mais d'autant plus effectif, celui des masses laborieuses, en l'espèce, des soviets. A partir de ce moment, la Révolution russe commence à s'élever à la hauteur d'un événement d'une signification historique mondiale.

En quoi, cependant, réside l'originalité de la dualité de pouvoirs de la Révolution de Février ? Dans les événements des XVIIe et XVIIIe siècles, la dualité des pouvoirs constitue chaque fois une étape naturelle de la lutte, imposée aux participants par un rapport temporaire de forces, et alors chacun des partis s'efforce de substituer à la dualité son pouvoir unique. Dans la Révolution de 1917, nous voyons comment la démocratie officielle, consciemment et avec préméditation, constitue un pouvoir double, se défendant de toutes ses forces d'accepter l'autorité pour elle seule. La dualité s'établit, à première vue, non par suite d'une lutte des classes pour le pouvoir mais en résultat d'une "concession" bénévole d'une classe à l'autre. Dans la mesure où la "démocratie" russe cherchait à se sortir de la dualité, elle ne voyait d'issue que dans son propre renoncement à l'autorité. C'est précisément ce que nous avons appelé le paradoxe de la Révolution de Février.

On pourrait peut-être trouver une certaine analogie dans la conduite de la bourgeoisie allemande, en 1848, à l'égard de la monarchie. Mais l'analogie n'est pas complète. La bourgeoisie allemande essayait, il est vrai, de partager coûte que coûte le pouvoir avec la monarchie sur les bases d'un accord. Mais la bourgeoisie n'avait pas la plénitude de l'autorité entre ses mains et ne voulait nullement la céder totalement à la monarchie. "La bourgeoisie prussienne possédait nominalement le pouvoir, pas une minute elle ne douta que les forces de l'ancien régime ne se missent sans arrière-pensée à sa disposition et ne se transformassent en partisans dévoués de sa propre toute-puissance." (Marx et Engels.) La démocratie russe de 1917, possédant dès le moment de l'insurrection le pouvoir entier, s'efforça non simplement de le partager avec la bourgeoisie, mais de céder à celle-ci intégralement les affaires publiques. Cela signifie peut-être bien que, dans le premier quart du XXe siècle, l'officielle démocratie russe était déjà arrivée à une décomposition politique plus grande que celle de la bourgeoisie libérale allemande au milieu du XIXe. C'est tout à fait dans l'ordre des choses, car c'est le revers de la montée effectuée en ces quelques lustres par le prolétariat qui avait pris la place des artisans de Cromwell et des sans-culottes de Robespierre.

Si l'on considère le fait plus profondément, le double pouvoir du gouvernement provisoire et du Comité exécutif avait un caractère net de reflet. Le prétendant au nouveau pouvoir ne pouvait être que le prolétariat. S'appuyant sans assurance sur les ouvriers et les soldats, les conciliateurs étaient forcés de maintenir la comptabilité en partie double des tsars et des prophètes. Le double pouvoir des libéraux et des démocrates reflétait seulement un partage d'autorité non encore apparent entre la bourgeoisie et le prolétariat. Lorsque les bolcheviks évinceront les conciliateurs à la tête des soviets - cela dans quelques mois - la dualité souterraine des pouvoirs se manifestera, et ce sera la veille de la Révolution d'Octobre. Jusqu'à ce moment, la révolution vivra dans un monde de réfractions politiques. Déviant à travers les ratiocinations des intellectuels socialistes, la dualité de pouvoirs, étape de la lutte de classe, se transforma en idée régulatrice. C'est précisément par là qu'elle se plaça au centre de la discussion théorique. Rien ne se perd. Le caractère de reflet du double pouvoir de Février nous a permis de mieux comprendre les étapes de l'histoire où cette dualité apparaît comme un épisode de pléthore dans la lutte de deux régimes. C'est ainsi qu'une faible clarté lunaire, comme reflet, permet d'établir d'importantes conclusions sur la lumière solaire.

Dans l'infiniment plus grande maturité du prolétariat russe, par comparaison avec les masses urbaines des anciennes révolutions, résidait l'essentielle particularité de la révolution russe, qui conduisit d'abord au paradoxe d'une dualité de pouvoirs à demi fantomatique, et ensuite empêcha la réelle dualité de se résoudre à l'avantage de la bourgeoisie. Car la question se posait ainsi : ou bien la bourgeoisie s'emparera effectivement du vieil appareil d'État, l'ayant remis à neuf pour servir ses desseins, et alors les soviets devront s'effacer ; ou bien les soviets constitueront la base du nouvel État, ayant liquidé non seulement l'ancien appareil, mais aussi la domination des classes qui s'en servaient. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires s'orientaient vers la première solution. Les bolcheviks vers la seconde. Les classes opprimées qui, selon Marat, n'avaient pas eu, jadis, assez de connaissances, ni d'expérience, ni de direction pour mener leur œuvre jusqu'au bout, se trouvèrent, dans la révolution du XXe siècle, armées de ces trois manières. Les bolcheviks furent vainqueurs.

Un an après leur victoire, la même question, devant un autre rapport de forces, se posa de nouveau en Allemagne. La social-démocratie s'orientait vers l'établissement d'un pouvoir démocratique de la bourgeoisie et la liquidation des soviets. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht tenaient pour la dictature des soviets. Les social-démocrates l'emportèrent. Hilferding et Kautsky en Allemagne, Max Adler en Autriche proposaient de "combiner" la démocratie avec le système soviétique, en intégrant les soviets ouvriers dans la Constitution. C'eût été transformer la guerre civile, potentielle ou déclarée, en une composante du régime de l'État. On ne saurait imaginer plus curieuse utopie. son unique justification sur les territoires allemands serait peut-être dans une vieille tradition : les démocrates du Wurtemberg, en 1848, voulaient déjà une république présidée par le duc.

Le phénomène du double pouvoir, insuffisamment évalué jusqu'à présent, est-il en contradiction avec la théorie marxiste de l'État qui considère le gouvernement comme le comité exécutif de la classe dominante? Autant dire: l'oscillation des cours sous l'influence de la demande et de l'offre contredit-elle la théorie de la valeur basée sur le travail ? Le dévouement de la femelle qui défend son petit réfute-t-il la théorie de la lutte pour l'existence ? Non, dans ces phénomènes, nous trouvons seulement une combinaison plus complexe des mêmes lois. Si l'État est l'organisation d'une suprématie de classe et si la révolution est un remplacement de la classe dominante, le passage du pouvoir, des mains de l'une aux mains de l'autre, doit nécessairement créer des antagonismes dans la situation de l'État, avant tout sous forme d'un dualisme de pouvoirs. Le rapport des forces de classe n'est pas une grandeur mathématique qui se prête à un calcul a priori. Lorsque le vieux régime a perdu son équilibre, un nouveau rapport de forces ne peut s'établir qu'en résultat de leur vérification réciproque dans 1a lutte. Et c'est là la révolution.

Il peut sembler que cette digression théorique nous ait distraits des événements de 1917. En réalité, elle nous fait pénétrer au cœur du sujet. C'est précisément autour du problème de la dualité du pouvoir qu'évoluait la lutte dramatique des partis et des classes. C'est seulement du sommet de la théorie que l'on peut embrasser du regard cette lutte et la comprendre exactement.»

 

[Léon TROTSKY, Histoire de la révolution russe, Seuil, Paris, 1962, pages 204-212]

 

 

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20 décembre 2018

Instable instabilité politique !

 

La NVA a débranché la prise du gouvernement Michel 1 sur la problématique nva.png«migratoire», car elle ne voulait rien céder au Vlaams Belang, surtout depuis son recul au scrutin communal d'octobre 2018, principalement au profit de cette extrême-droite décomplexée...

 Néanmoins, il semblait plausible qu'elle soutienne le «gouvernement minoritaire» Michel 2 sur un plan «socio-économique», qui les avait soudés durant quatre ans ! Après les premières déclarations des uns et des autres, confirmant apparemment ce scénario, tout a très vite dégénéré.

Pourquoi ?

La NVA a manifestement voulu pousser son avantage jusqu'au bout. Elle a rapidement marchandé son soutien et elle a exigé le prix fort à son ancien allié. D'abord, en insistant sur la concrétisation de l'ensemble de son propre programme, elle indiquait qu'elle voulait encore durcir les choix gouvernementaux en matière «économique», «sociale» (!) et concernant la gestion de «l'immigration». Ensuite, en mettant sur la table la question de la liste des articles de la Constitution à réviser (éventuellement) lors de la prochaine législature, singulièrement l'article 195, elle a pris date pour la négociation d'une septième «réforme institutionnelle» majeure, dans une perspective assurément «confédéraliste», qui affole tout ce que le pays compte de «Belgicains» !

Le MR avait subi trop de camouflets de la part de son allié, depuis 2014, pour s'incliner une fois de plus ! A six mois d'élections multiples -et alors qu'il est au plus bas dans les sondages surveillés de près par les états-majors des partis, malgré leurs dénégations-, il ne pouvait céder devant ces nouveaux diktats. Dès lors, pour éviter la chute définitive de l'Exécutif fédéral et une totale paralysie, Charles Michel a voulu se tourner vers l'opposition pour lui demander du secours. Ce faisant, il a attisé de nouvelles contradictions au sein de son équipe de rescapés. L'Open-VLD, notamment, n'était pas disposé à la moindre concession au PS ou à Ecolo pour obtenir leur «soutien».

 

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La retour du premier ministre sursitaire chez le monarque, pour remettre la démission claire et nette de son gouvernement bis, était donc devenu inévitable...

Aujourd'hui, alors que les «consultations royales» battent leur plein, la poursuite d'un «gouvernement en affaires courantes» paraît la solution la plus conforme, car des élections législatives anticipées de quelques mois seraient contre-productives et sans doute... impopulaires !

On s'oriente probablement vers un gouvernement qui pourrait juste tenter de négocier avec le «pouvoir législatif» le vote de certains projets, en misant sur des appuis «à la carte» de l'un ou l'autre groupe parlementaire... Mais ce jeu de dupes ne convaincra peut-être pas des partis d'ores et déjà en campagne (pré-)électorale et, par conséquent, sur le qui-vive politicien.

Face à ces édifiantes péripéties, quelle attitude des mouvements sociaux ?

GJ.jpgLes «Gilets jaunes» -dont l'absence de «structuration» classique est une caractéristique- trouvaient déjà difficilement un interlocuteur qui les écoute et prenne en considération leurs revendications foisonnantes. La crise politique risque naturellement de ne guère changer cette inertie. L'usure, s'ajoutant au vide ainsi créé par le crash politique, risque de provoquer un reflux (temporaire?) de cette vague, au demeurant moins puissante qu'en France.

Du côté du mouvement syndical, «corps constitué» de longue date et force potentielle réelle, la situation reste confuse, à l'image des errements de ces dernières années. Toujours aucun plan d'action digne de ce nom, toujours aucune stratégie lisible ; en lieu et place, le sommet galope après la fuyante «concertation sociale», et il est maintenant fortement préoccupé par la «négociation d'un accord interprofessionnel» avec le patronat ! En cas de succès (très hypothétique), on ne sait toutefois pas qui pourrait l'avaliser, compte tenu de l'embrouillamini actuel  !

A l'évidence, les prochains mois seront difficiles pour celles et ceux qui luttent pour un changement de cap politique radical. Car le gouvernement libéralo-nationaliste est tombé par «la droite» (radicalisation xénophobe explicite du principal pilier de la «Suédoise»), et non par «la gauche» (mobilisations victorieuses du mouvement social) !

Résultat : la droite extrême et l'extrême droite sont maintenant à l'offensive, comme l'a démontré la «manifestation anti-pacte de Marrakech» (sic) de dimanche dernier, qui a vu des milliers de fascistes déferler à Bruxelles !

A ne pas douter, la campagne électorale -surtout en Flandre !- pourrait être accaparée par des enjeux bien peu sociaux ou environnementaux, sans oublier un retour des «questions communautaires».

Les «gauches» pourront-elles relever ce défi et bloquer le curseur des priorités sur l'indispensable transition écologique, sur un renforcement des libertés démocratiques et sur de véritables choix économico-sociaux en faveur du plus grand nombre ?

La réponse ne devrait pas tarder, si l'on veut éviter de nouvelles et dangereuses déconvenues...

 

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18 décembre 2018

Bardaf, c'est l'embardée !

C'est une constante dans l'histoire de ce pays : les crises politiques sont imprévisibles, tant dans leur surgissement que dans leur déroulement !

Il y a une dizaine de jours, beaucoup imaginaient que le retrait de la NVA était une manoeuvre habile, presque concertée avec son partenaire privilégié ! Selon ces observateurs, le but de ce tour de passe-passe était de permettre à ladite NVA -talonnée par le Vlaams Belang en Flandre !- de préserver son électorat en haussant encore le ton sur la problématique de l'immigration et des réfugiés et, par la même occasion, de permettre au MR -"ferme" sur le "pacte mondial migratoire"- de modifier son image de parti aux ordres des nationalistes flamands, une image qui ne le favorise guère aux yeux d'une "opinion publique" francophone déjà très critique quant à la politique mise en oeuvre depuis 2014...

Et dans ce schéma un tantinet "mécanique", les deux "divorcés" ne rompaient pas définitivement, grâce à leur convergence sur la politique "socio-économique" à poursuivre ! Ils allaient donc voter ensemble un budget qu'ils avaient élaboré ensemble...

C'était oublier l'emballement propre aux crises politiciennes "belges", avec sa part d'aléatoire et son lot de symboliques difficiles à maîtriser !

haddock KO.jpg

Et maintenant ?

Le monarque va "consulter" les présidents de parti et donner ainsi un peu de temps au temps.

Pour quel aboutissement ?

Soit des élections anticipées, soit un gouvernement en "affaires courantes", soit un nouvel "inédit" dans le jardin extraordinaire de la Belgique politique !

Des élections législatives étaient de toute manière planifiées pour le 26 mai 2019, et la campagne électorale n'a en fait pas cessé depuis les communales du mois d'octobre dernier.

Quant au mouvement ouvrier et syndical, incapable d'ébranler réellement la coalition des droites au cours de cette législature presque complète, il est maintenant plus un spectateur qu'un acteur, ce qui n'est pas nécessairement une bonne nouvelle !

@

 

 

 

 

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14 décembre 2018

Crise gouvernementale et mobilisations sociales

 

Importante mobilisation syndicale ce vendredi 14 décembre... à 10 jours de la fête de Noël et de la «trêve des confiseurs». Comme un écho au scénario si souvent répété au cours des dernières années : des manifestations et/ou des grèves éparpillées et discontinues, qui surviennent trop tard dans l'année. Et comme toujours, des apparatchiks, le poing levé, affirment qu'il s'agit d'un début et que d'autres actions suivront rapidement. Mais chaque fois, le «retenez-nous, nous allons faire un malheur» a débouché sur un triste flop, celui des éternelles «évaluations» et de l'impasse confirmée d'une illusoire «concertation sociale». En quelques semaines, l'opiniâtreté des «Gilets jaunes» a plus inquiété les gouvernants -et ceux qu'ils servent- que les soubresauts tellement prévisibles des syndicats, paralysés par la routine bureaucratique...

Néanmoins, il y a aujourd'hui un changement majeur  : le gouvernement Michel 1 a chuté... il y a quelques jours. Ainsi, ce que les «mobilisations sociales» du passé -éphémères et trop inconsistantes- n'ont jamais réussi à faire, tant les droites étaient solidement unies pour imposer le poids de l'austérité aux salariés et aux allocataires sociaux, les partis de la coalition l'ont réalisé, en se déchirant sur le «pacte mondial des migrations» !

 

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Certes, nous n'allons pas verser une larme sur les déboires du grand homme de Wavre (1m90, minimum). Même si le sens de la manoeuvre enclenchée par la NVA n'échappe à personne : que chaque formation de la majorité sortante garde et consolide «son électorat», afin que tous se renforcent le 26 mai 2019 et puissent continuer ensemble l'aventure de la «Suédoise» ! [voir, sur ce blog, mon article du 9 décembre : « Chronique d'une crise gouvernementale annoncée »]

Attention cependant pour les stratèges qui jubileraient trop tôt: une crise n'est jamais anodine et ses répercussions sont parfois imprévisibles.

Pour le moment, le grand cirque parlementaire donne sa pleine mesure : Michel 2 (ou Michel bis), exécutif fédéral maintenant minoritaire, doit-il demander la confiance à la Chambre, comme une majorité de députés l'y invitent ? En cas de refus du premier ministre -rien ne l'oblige en effet à agir de la sorte !- les partis d'opposition vont-ils déposer une motion de méfiance ? Et dans l'affirmative, en cas de vote de celle-ci, irons-nous vers des élections législatives anticipées ou le gouvernement restera-t-il en place pour gérer les «affaires courantes» ? Et puis, qui va «porter le chapeau» de cet embrouillamini, pas forcément populaire ? Ces interrogations constituent du pain bénit pour la presse et les constitutionnalistes qui craignaient de s'ennuyer en cette période de sapins et de guirlandes. Mais pour les citoyen(ne)s ?

yoda.jpgNe tournons pas autour du pot et adoptons la sagesse de Maître Yoda: le plus vite hors d'état de nuire Michel et sa bande mis seront, pour le plus grand nombre le mieux sera !

Mais il n'est pas certain que l'oligarchie capitaliste apprécie cette issue. L'instabilité n'est jamais bonne pour les «affaires» et des mesures favorables aux nantis restent à décréter, en matière budgétaire ou de pensions, par exemple. Bien sûr, avec les multiples scrutins de mai 2019, tout le monde savait que cette année serait une année perturbée. Une campagne électorale, des élections et la nécessité de mettre sur pied des majorités après celles-ci, voilà beaucoup de temps et d'énergie perdus pour celles et ceux qui sont obsédés par leur seul business ! Or, les péripéties actuelles ne font qu'ajouter de l'agitation politicienne à l'agitation politique qui était planifiée dans quelques mois ! Et, avec à la clé, une conclusion incertaine, car beaucoup dépendra des résultats, et des surprises -dans un sens ou un autre- ne sont jamais à exclure !

Pour «ceux d'en bas» et les organisations qui prétendent les représenter, ce serait une erreur d'attendre passivement la suite des événements, d'observer l'oeil goguenard le théâtre parlementaire et de miser sur un (hypothétique) prochain renversement de table électoral.

C'est tout de suite qu'il faut construire un nouveau rapport de force pour un changement de cap politique radical, par une mobilisation continue et puissante. Les «Gilets jaunes» montrent la voie à suivre. Que l'ensemble du mouvement social lui emboîte donc le pas, maintenant...

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12 décembre 2018

Marx dans le texte (20)

 

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«À l'aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune! Qu'est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui met l'entendement bourgeois à si dure épreuve ?

Les prolétaires de la capitale, disait le Comité central dans son manifeste du 18 mars, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.

Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État  et de le faire fonctionner pour son propre compte.

Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges locaux, monopoles municipaux et corporatifs et Constitutions provinciales. Le gigantesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tous ces restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des derniers obstacles s'opposant à la superstructure de l'édifice de l'État moderne. Celui-ci fut édifié sous le premier Empire, qui était lui-même le fruit des guerres de coalition de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régimes qui suivirent, le gouvernement, placé sous contrôle parlementaire, c'est-à-dire sous le contrôle direct des classes possédantes, ne devint pas seulement la pépinière d'énormes dettes nationales et d'impôts écrasants; avec ses irrésistibles attraits, autorité, profits, places, d'une part il devint la pomme de discorde entre les factions rivales et les aventuriers des classes dirigeantes, et d'autre part son caractère politique changea conjointement aux changements économiques de la société. Au fur et à mesure que le progrès de l'industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l'antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d'État prenait de plus en plus le caractère d'un pouvoir publie organisé aux fins d'asservissement social, d'un appareil de domination d'une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît façon de plus en plus ouverte. La Révolution de 1830 transféra le gouvernement des propriétaires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés des ouvriers à leurs adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois qui, au nom de la Révolution de février, s'emparèrent du pouvoir d'État, s'en servirent pour provoquer les massacres de juin, afin de convaincre la classe ouvrière que la république «sociale», cela signifiait la république qui assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse royaliste des bourgeois et des propriétaires terriens qu'ils pouvaient en toute sécurité abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux « républicains » bourgeois. Toutefois, après leur unique exploit héroïque de juin, il ne restait plus aux républicains bourgeois qu'à passer des premiers rangs à l'arrière-garde du « parti de l'ordre », coalition formée par toutes les fractions et factions rivales de la classe des appropriateurs dans leur antagonisme maintenant ouvertement déclaré avec les classes des producteurs. La forme adéquate de leur gouvernement en société par actions fut la «république parlementaire», avec Louis Bonaparte pour président, régime de terrorisme de classe avoué et d'outrage délibéré à la «vile multitude». Si la république parlementaire, comme disait M. Thiers, était celle qui « les divisait [les diverses fractions de la classe dirigeante] le moins », elle accusait par contre un abîme entre cette classe et le corps entier de la société qui vivait en dehors de leurs rangs clairsemés. Leur union brisait les entraves que, sous les gouvernements précédents, leurs propres dissensions avaient encore mises au pouvoir d'État. En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l'État, sans ménagement et avec ostentation comme l'engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d'investir l'exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l'Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l'exécutif. L'exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du «parti de l'ordre» fut le Second Empire.

L'empire, avec le coup d'État pour acte de naissance, le suffrage universel pour visa et le sabre pour sceptre, prétendait s'appuyer sur la paysannerie, cette large masse de producteurs qui n'était pas directement engagée dans la lutte du capital et du travail. Il prétendait sauver la classe ouvrière en en finissant avec le parlementarisme, et par là avec la soumission non déguisée du gouvernement aux classes possédantes. Il prétendait sauver les classes possédantes en maintenant leur suprématie économique sur la classe ouvrière; et finalement il se targuait de faire l'unité de toutes les classes en faisant revivre pour tous l'illusion mensongère de la gloire nationale. En réalité, c'était la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu, - et la classe ouvrière n'avait pas encore acquis, - la capacité de gouverner la nation. Il fut acclamé dans le monde entier comme le sauveur de la société. Sous l'empire, la société bourgeoise libérée de tous soucis politiques atteignit un développement dont elle n'avait elle-même jamais eu idée. Son industrie et son commerce atteignirent des proportions colossales; la spéculation financière célébra des orgies cosmopolites; la misère des masses faisait un contraste criant avec l'étalage éhonté d'un luxe somptueux, factice et crapuleux. Le pouvoir d'État, qui semblait planer bien haut au-dessus de la société, était cependant lui-même le plus grand scandale de cette société et en même temps le foyer de toutes ses corruptions. Sa propre pourriture et celle de la société qu'il avait sauvée furent mises à nu par la baïonnette de la Prusse, elle-même avide de transférer le centre de gravité de ce régime de Paris à Berlin. Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en même temps la forme ultime de ce pouvoir d'État, que la société bourgeoise naissante a fait naître, comme l'outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la société bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement transformé en un moyen d'asservir le travail au capital.

L'antithèse directe de l'Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n'exprimait guère qu'une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république.

Paris, siège central de l'ancien pouvoir gouvernemental, et, en même temps, forteresse sociale de la classe ouvrière française, avait pris les armes contre la tentative faite par Thiers et ses ruraux pour restaurer et perpétuer cet ancien pouvoir gouvernemental que leur avait légué l'empire. Paris pouvait seulement résister parce que, du fait du siège, il s'était débarrassé de l'armée et l'avait remplacée par une garde nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C'est cet état de fait qu'il s'agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l'armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes.

La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune.

Une fois abolies l'armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l'ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l'outil spirituel de l'oppression, le pouvoir des prêtres; elle décréta la dissolution et l'expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants. Les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée, pour y vivre des aumônes des fidèles, à l'instar de leurs prédécesseurs, les apôtres. La totalité des établissements d'instruction furent ouverts au peuple gratuitement, et, en même temps, débarrassés de toute ingérence de l'Église et de l'État. Ainsi, non seulement l'instruction était rendue accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers dont les préjugés de classe et le pouvoir gouvernemental l'avaient chargée.

Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui n'avait servi qu'à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables.

La Commune de Paris devait, bien entendu, servir de modèle à tous les grands centres industriels de France. Le régime de la Commune une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes. Dans une brève esquisse d'organisation nationale que la Commune n'eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l'armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. Tandis qu'il importait d'amputer les organes purement répressifs de l'ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement,  le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.

C'est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d'être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d'État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'État, et ensuite en devinrent le fondement. - La Constitution communale a été prise à tort pour une tentative de rompre en une fédération de petits États, conforme au rêve de Montesquieu et des Girondins, cette unité des grandes nations, qui, bien qu'engendrée à l'origine par la violence, est maintenant devenue un puissant facteur de la production sociale. - L'antagonisme de la Commune et du pouvoir d'État a été pris à tort pour une forme excessive de la vieille lutte contre l'excès de centralisation. Des circonstances historiques particulières peuvent avoir empêché dans d'autres pays le développement classique de la forme bourgeoise de gouvernement, tel qu'il s'est produit en France, et peuvent avoir permis, comme en Angleterre, de compléter les grands organes centraux de l'État par des vestries corrompues, des conseillers municipaux affairistes et de féroces administrateurs du Bureau de bienfaisance dans les villes et dans les comtés, par des juges de paix effectivement héréditaires. La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France. La classe moyenne des villes de province vit dans la Commune une tentative de restaurer la domination que cette classe avait exercée sur la campagne sous Louis-Philippe, et qui, sous Louis-Napoléon, avait été supplantée par la prétendue domination de la campagne sur les villes. En réalité, la Constitution communale aurait soumis les producteurs ruraux à la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré des représentants naturels de leurs intérêts en la personne des ouvriers des villes. L'existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d'évident, l'autonomie municipale; mais elle n'était plus dorénavant un contre-poids au pouvoir d'État, désormais superflu. Il ne pouvait venir qu'au cerveau d'un Bismarck, qui, s'il n'était pas engagé dans ses intrigues de sang et de fer, reviendrait volontiers à son ancien métier, si bien adapté à son calibre mental, de collaborateur du Kladderadatsch, il ne pouvait venir qu'à un tel cerveau l'idée de prêter à la Commune de Paris des aspirations à cette caricature de la vieille organisation municipale française de 1791 qu'est le régime municipal prussien, qui rabaisse l'administration des vil à n'être que de simples rouages de second ordre dans la machine policière de l'État prussien. La Commune a réalisé ce mot d'ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l'armée et le fonctionnarisme d'État. Son existence même supposait la non-existence de la monarchie qui, en Europe du moins, est le fardeau normal et l'indispensable masque de la domination de classe. Elle fournissait à la république la base d'institutions réellement démocratiques. Mais ni le « gouvernement à bon marché », ni la « vraie république » n'étaient son but dernier; tous deux furent un résultat secondaire et allant de soi de la Commune.

La multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise, et la multiplicité des intérêts qu'elle a exprimés montrent que c'était une forme politique tout à fait susceptible d'expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail.

Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. La domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérennisation de son esclavage social. La Commune devait donc servir de levier pour renverser les bases économiques sur lesquelles se fonde l'existence des classes, donc, la domination de classe. Une fois le travail émancipé, tout homme devient un travailleur, et le travail productif cesse d'être l'attribut d'une classe.

C'est une chose étrange. Malgré tous les discours grandiloquents, et toute l'immense littérature des soixante dernières années sur l'émancipation des travailleurs, les ouvriers n'ont pas plutôt pris, où que ce soit, leur propre cause en main, que, sur-le-champ, on entend retentir toute la phraséologie apologétique des porte-parole de la société actuelle avec ses deux pôles, capital et esclavage salarié (le propriétaire foncier n'est plus que le commanditaire du capitaliste), comme si la société capitaliste était encore dans son plus pur état d'innocence virginale, sans qu'aient été encore développées toutes ses contradictions, sans qu'aient été encore dévoilés tous ses mensonges, sans qu'ait été encore mise à nu son infâme réalité. La Commune, s'exclament-ils, entend abolir la propriété, base de toute civilisation. Oui, messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l'expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd'hui essentiellement moyens d'asservissement et d'exploitation du travail, en simples instruments d'un travail libre et associé. Mais c'est du communisme, c'est l' «impossible» communisme»! Eh quoi, ceux des membres des classes dominantes qui sont assez intelligents pour comprendre l'impossibilité de perpétuer le système actuel - et ils sont nombreux - sont devenus les apôtres importuns et bruyants de la production coopérative. Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et une duperie; si elle doit évincer le système capitaliste; si l'ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son propre contrôle et mettant fin à l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très «possible» communisme ?

La classe ouvrière n'espérait pas des miracles de la Commune. Elle n'a pas d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances elles-mêmes. Elle n'a pas à réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre. Dans la pleine conscience de sa mission historique et avec la résolution héroïque d'être digne d'elle dans son action, la classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés qui débitent leurs platitudes d'ignorants et leurs marottes de sectaires, sur le ton d'oracle de l'infaillibilité scientifique.

Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains; quand de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs « supérieurs naturels», les possédants, et, dans des circonstances d'une difficulté sans exemple, accomplirent leur oeuvre modestement, consciencieusement et efficacement (et l'accomplirent pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui, à en croire une haute autorité scientifique, le professeur Huxley, est le minimum requis pour un secrétaire du conseil de l'instruction publique de Londres), le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l'Hôtel de Ville.

Et pourtant, c'était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d'initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de Paris - boutiquiers, commerçants, négociants - les riches capitalistes étant seuls exceptés. La Commune l'avait sauvée, en réglant sagement cette cause perpétuelle de différends à l'intérieur même de la classe moyenne : la question des créanciers et des débiteurs. Cette même partie de la classe moyenne avait participé à l'écrasement de l'insurrection ouvrière en juin 1848; et elle avait été sur l'heure sacrifiée sans cérémonie à ses créanciers par l'Assemblée constituante. Mais ce n'était pas là son seul motif pour se ranger aujourd'hui aux côtés de la classe ouvrière. Cette fraction de la classe moyenne sentait qu'il n'y avait plus qu'une alternative, la Commune ou l'empire, sous quelque nom qu'il pût reparaître. L'Empire l'avait ruinée économiquement par Bon gaspillage de la richesse publique, par l'escroquerie financière en grand, qu'il avait encouragée, par l'appui qu'il avait donné à la centralisation artificiellement accélérée du capital, et à l'expropriation corrélative d'une grande partie de cette classe. Il l'avait supprimée politiquement, il l'avait scandalisée moralement par ses orgies, il avait insulté à son voltairianisme en remettant l'éducation de ses enfants aux frères ignorantins, il avait révolté son sentiment national de Français en la précipitant tête baissée dans une guerre qui ne laissait qu'une seule compensation pour les ruines qu'elle avait faites : la disparition de l'Empire. En fait, après l'exode hors de Paris de toute la haute bohème bonapartiste et capitaliste, le vrai parti de l'ordre de la classe moyenne se montra sous la forme de l' « Union républicaine » qui s'enrôla sous les couleurs de la Commune et la défendit contre les falsifications préméditées de Thiers. La reconnaissance de cette grande masse de la classe moyenne résistera-t-elle à la sévère épreuve actuelle ? Le temps seul le montrera.

La Commune avait parfaitement raison en disant aux paysans : « Notre victoire est votre seule espérance ». De tous les mensonges enfantés à Versailles et repris par l'écho des glorieux journalistes d'Europe à un sou la ligne, un des plus monstrueux fut que les ruraux de l'Assemblée nationale représentaient la paysannerie française. Qu'on imagine un peu l'amour du paysan français pour les hommes auxquels après 1815 il avait dû payer l'indemnité d'un milliard. A ses yeux, l'existence même d'un grand propriétaire foncier est déjà en soi un empiètement sur ses conquêtes de 1789. La bourgeoisie, en 1848, avait grevé son lopin de terre de la taxe additionnelle de 45 centimes par franc; mais elle l'avait fait au nom de la révolution; tandis que maintenant elle avait fomenté une guerre civile contre la révolution pour faire retomber sur les épaules du paysan le plus clair des cinq milliards d'indemnité à payer aux Prussiens. La Commune, par contre, dans une de ses premières proclamations, déclarait que les véritables auteurs de la guerre auraient aussi à en payer les frais. La Commune aurait délivré le paysan de l'impôt du sang, elle lui aurait donné un gouvernement à bon marché, aurait transformé ses sangsues actuelles, le notaire, l'avocat, l'huissier, et autres vampires judiciaires, en agents communaux salariés, élus par lui et devant lui responsables. Elle l'aurait affranchi de la tyrannie du garde champêtre, du gendarme et du préfet; elle aurait mis l'instruction par le maître d'école à la place de l'abêtissement par le prêtre. Et le paysan français est, par-dessus tout, homme qui sait compter. Il aurait trouvé extrêmement raisonnable que le traitement du prêtre, au lieu d'être extorqué par le libre percepteur, ne dépendit que de la manifestation des instincts religieux des paroissiens. Tels étaient les grands bienfaits immédiats dont le gouvernement de la Commune - et celui-ci seulement - apportait la perspective à la paysannerie française. Il est donc tout à fait superflu de s'étendre ici sur les problèmes concrets plus compliqués, mais vitaux, que la Commune seule était capable et en même temps obligée de résoudre en faveur du paysan : la dette hypothécaire, qui posait comme un cauchemar sur son lopin de terre, le prolétariat rural qui grandissait chaque jour et son expropriation de cette parcelle qui s'opérait à une allure de plus en plus rapide du fait du développement même de l'agriculture moderne et de la concurrence du mode de culture capitaliste.

Le paysan français avait élu Louis Bonaparte président de la République, mais le parti de l'ordre créa le Second Empire. Ce dont en réalité le paysan français a besoin, il commença à le montrer en 1849 et 1850, en opposant son maire au préfet du gouvernement, son maître d'école au prêtre du gouvernement et sa propre personne au gendarme du gouvernement. Toutes les lois faites par le parti de l'ordre en janvier et février 1850 furent des mesures avouées de répression contre les paysans. Le paysan était bonapartiste, parce que la grande Révolution, avec tous les bénéfices qu'il en avait tirés, se personnifiait à ses yeux en Napoléon. Cette illusion, qui se dissipa rapidement sous le second Empire (et elle était par sa nature même hostile aux «ruraux»), ce préjugé du passé, comment auraient-ils résisté à la Commune en appelant aux intérêts vivants et aux besoins pressants de la paysannerie ?

Les ruraux (c'était, en fait, leur appréhension maîtresse) savaient que trois mois de libre communication entre le Paris de la Commune et les provinces amèneraient un soulèvement général des paysans; de là leur hâte anxieuse à établir un cordon de police autour de Paris comme pour arrêter la propagation de la peste bovine.

Si la Commune était donc la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française, et par suite le véritable gouvernement national, elle était en même temps un gouvernement ouvrier, et, à ce titre, en sa qualité de champion audacieux de l'émancipation du travail, internationale au plein sens du terme. Sous les yeux de l'armée prussienne qui avait annexé à l'Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les travailleurs du monde entier.

Le second Empire avait été la grande kermesse de la filouterie cosmopolite, les escrocs de tous les pays s'étaient rués à son appel pour participer à ses orgies et au pillage du peuple français. En ce moment même le bras droit de Thiers est Ganesco, crapule valaque, son bras gauche, Markovski, espion russe. La Commune a admis tous les étrangers à l'honneur de mourir pour une cause immortelle. - Entre la guerre étrangère perdue par sa trahison, et la guerre civile fomentée par son complot avec l'envahisseur étranger, la bourgeoisie avait trouvé le temps d'afficher son patriotisme en organisant la chasse policière aux Allemands habitant en France. La Commune a fait d'un ouvrier allemand son ministre du Travail. - Thiers, la bourgeoisie, le second Empire avaient continuellement trompé la Pologne par de bruyantes professions de sympathie, tandis qu'en réalité ils la livraient à la Russie, dont ils faisaient la sale besogne. La Commune a fait aux fils héroïques de la Pologne l'honneur de les placer à la tête des défenseurs de Paris. Et pour marquer hautement la nouvelle ère de l'histoire qu'elle avait conscience d'inaugurer, sous les yeux des Prussiens vainqueurs d'un côté, et de l'armée de Bonaparte, conduite par des généraux bonapartistes de l'autre la Commune jeta bas ce colossal symbole de la gloire guerrière, la colonne Vendôme.

La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu'indiquer la tendance d'un gouvernement du peuple par le peuple. Telles furent l'abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers; l'interdiction, sous peine d'amende, de la pratique en usage chez les employeurs, qui consistait à réduire les salaires en prélevant des amendes sur leurs ouvriers sous de multiples prétextes, procédé par lequel l'employeur combine dans sa propre personne les rôles du législateur, du juge et du bourreau, et empoche l'argent par-dessus le marché. Une autre mesure de cet ordre fut la remise aux associations d'ouvriers, sous réserve du paiement d'une indemnité, de tous les ateliers et fabriques qui avaient fermé, que les capitalistes intéressés aient disparu ou qu'ils aient préféré suspendre le travail.

Les mesures financières de la Commune, remarquables par leur sagacité et leur modération, ne pouvaient être que celles qui sont compatibles avec la situation d'une ville assiégée. Eu égard aux vols prodigieux commis aux dépens de la ville de Paris par les grandes compagnies financières et les entrepreneurs de travaux publics sous le régime d'Haussmann, la Commune aurait eu bien davantage le droit de confisquer leurs propriétés que Louis Napoléon ne l'avait de confisquer celles de la famille d'Orléans. Les Hohenzollern et les oligarques anglais, qui, les uns et les autres, ont tiré une bonne partie de leurs biens du pillage de l'Église, furent bien entendu, grandement scandalisés par la Commune qui, elle, ne tira que 8.000 francs de la sécularisation.

Alors que le gouvernement de Versailles, dès qu'il eut recouvré un peu de courage et de force, employait les moyens les plus violents contre la Commune; alors qu'il supprimait la liberté d'opinion par toute la France, allant jusqu'à interdire les réunions des délégués des grandes villes; alors qu'il. soumettait. Versailles, et le reste de la France, à un espionnage qui surpassait de loin celui du second Empire; alors qu'il faisait brûler par ses gendarmes transformés en inquisiteurs tous les journaux imprimés à Paris et qu'il décachetait toutes les lettres venant de Paris et destinées à Paris; alors qu'à l'Assemblée nationale les essais les plus timides de placer un mot en faveur de Paris étaient noyés sous les hurlements, d'une façon inconnue même à la Chambre introuvable de 1816; étant donné la conduite sanguinaire de la guerre par les Versaillais hors de Paris et leurs tentatives de corruption et de complot dans Paris, - la Commune n'aurait-elle pas honteusement trahi sa position en affectant d'observer toutes les convenances et les apparences du libéralisme, comme en pleine paix ? Le gouvernement de la Commune eût-il été de même nature que celui de M. Thiers, il n'y aurait pas eu plus de motif de supprimer des journaux du parti de l'ordre à Paris, que de supprimer des journaux de la Commune à Versailles.

Il était irritant, certes, pour les ruraux, que dans le moment même où ils proclamaient le retour à l'Église comme le seul moyen de sauver la France, la mécréante Commune déterrât les mystères assez spéciaux du couvent de Picpus et de l'église Saint-Laurent. Et quelle satire contre M. Thiers: tandis qu'il faisait pleuvoir des grands-croix sur les généraux bonapartistes, en témoignage de leur maestria à perdre les batailles, à signer les capitulations et à rouler les cigarettes à Wilhelmshoehe, la Commune cassait et arrêtait ses généraux dès qu'ils étaient suspectés de négliger leurs devoirs, L'expulsion hors de la Commune et l'arrestation sur son ordre d'un de ses membres qui s'y était faufilé sous un faux nom et qui avait encouru à Lyon une peine de six jours d'emprisonnement pour banqueroute ,simple, n'était-ce pas une insulte délibérée jetée à la face du faussaire Jules Favre, toujours ministre des Affaires étrangères de la France, toujours en train de vendre la France à Bismarck et dictant toujours ses ordres à la Belgique, ce modèle de gouvernement ? Mais, certes, la Commune ne prétendait pas à l'infaillibilité, ce que font sans exception tous les gouvernements du type ancien. Elle publiait tous ses actes et ses paroles, elle mettait le public au courant de, toutes ses imperfections.

Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d'une tout autre trempe; quelques-uns sont des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage reconnus, ou par la simple force de la tradition; d'autres sont de simples braillards, qui, à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour, se sont fait passer pour des révolutionnaires de la plus belle eau. Même après le 18 mars, on vit surgir quelques hommes de ce genre, et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan. Dans la mesure de leur pouvoir, ils gênèrent l'action réelle de la classe ouvrière, tout comme ils ont gêné le plein développement de toute révolution antérieure. Ils sont un mal inévitable; avec le temps on s'en débarrasse; mais, précisément, le temps n'en fut pas laissé à la Commune.

Quel changement prodigieux, en vérité, que celui opéré par la Commune dans Paris! Plus la moindre trace du Paris dépravé du second Empire. Paris n'était plus le rendez-vous des propriétaires fonciers britanniques, des Irlandais par procuration, des ex-négriers et des rastaquouères d'Amérique, des ex-propriétaires de serfs russes et des boyards valaques. Plus de cadavres à la morgue, plus d'effractions nocturnes, pour ainsi dire pas de vols; en fait, pour la première fois depuis les jours de février 1848, les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune espèce de police. « Nous n'entendons plus parler, disait un membre de la Commune, d'assassinats, de vols, ni d'agressions; on croirait vraiment que la police a entraîné avec elle à Versailles toute sa clientèle conservatrice ». Les cocottes avaient retrouvé la piste de leurs protecteurs, - les francs-fileurs, gardiens de la famille, de la religion et, par-dessus tout, de a propriété. A leur place, les vraies femmes de Paris avaient reparu, héroïques, nobles et dévouées, comme les femmes de l'antiquité. Un Paris qui travaillait, qui pensait, qui combattait, qui saignait, ou liant presque, tout à couver une société nouvelle, les cannibales qui étaient à ses portes, -radieux dans l'enthousiasme de son initiative historique !

En face de ce monde nouveau à Paris, voyez l'ancien monde à Versailles, - cette assemblée des vampires de tous les régimes défunts, légitimistes et orléanistes, avides de se repaître du cadavre de la nation, - avec une queue de républicains d'avant le déluge, sanctionnant par leur présence dans l'Assemblée la rébellion des négriers, s'en remettant pour maintenir leur république parlementaire à la vanité du vieux charlatan placé à la tête du gouvernement, et caricaturant 1789 en se réunissant, spectres du passé, au Jeu de Paume. C'était donc elle, cette Assemblée, la représentante de tout ce qui était mort en France, que seul ramenait à un semblant de vie l'appui des sabres des généraux de Louis Bonaparte! Paris toute vérité, Versailles tout mensonge; et ce mensonge exhalé par la bouche de Thiers !

Thiers dit à une députation des maires de Seine-et-Oise : «Vous pouvez compter sur ma parole, je n'y ai jamais manqué ». Il dit à l'Assemblée même « qu'elle était la plus librement élue et la plus libérale que la France ait jamais eue»; il dit à sa soldatesque bigarrée qu'elle était «l'admiration du monde et la plus belle armée que la France ait jamais eue»; il dit aux provinces, qu'il ne bombardait pas Paris, que c'était un mythe. « Si quelques coups de canon ont été tirés, ce n'est pas par l'armée de Versailles, mais par quelques insurgés, pour faire croire qu'ils se battent quand ils n'osent même pas se montrer». Il dit encore aux provinces que l' «artillerie de Versailles ne bombardait pas Paris, elle ne faisait que le canonner». Il dit à l'archevêque de Paris que les prétendues exécutions et représailles ( !) attribuées aux troupes de Versailles n'étaient que fariboles. Il dit à Paris qu'il était seulement désireux «de le délivrer des hideux tyrans qui l'opprimaient», et, qu'en fait, «le Paris de la Commune n'était qu'une poignée de scélérats».

Le Paris de M. Thiers n'était pas le Paris réel de la « vile multitude », mais un Paris imaginaire, le Paris des francs fileurs, le Paris des boulevardiers et des boulevardières, le Paris riche, capitaliste, doré, paresseux, qui encombrait maintenant de ses laquais, de ses escrocs, de sa bohème littéraire et de ses cocottes, Versailles, Saint-Denis, Rueil et Saint-Germain; qui ne considérait la guerre civile que comme un agréable intermède, lorgnant la bataille en cours à travers des longues-vues, comptant les coups de canon et jurant sur son propre honneur et sur celui de ses prostituées que le spectacle était bien mieux monté qu'il l'avait jamais été à la Porte-Saint-Martin. Les hommes qui tombaient étaient réellement morts; les cris des blessés étaient des cris pour de bon; et, voyez-vous, tout cela était si intensément historique !

Tel est le Paris de M. Thiers; de même l'émigration de Coblence était la France de M. de Calonne. »

 

 

[Karl Marx, La guerre civile en France, 1871]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 décembre 2018

"Grand baromètre" : quel scénario pour la Wallonie, demain ?

 

Le «Grand baromètre» du Soir fournit également des indications intéressantes concernant la région wallonne,  même si évidemment ce ne sont pas les sondages mais les résultats électoraux du 26 mai 2019, et eux seuls, qui détermineront les rapports de force entre partis !

Dans l'attente d'une confirmation dans les urnes, voici quelques enseignements qui peuvent être tirés sur la base de la projection en sièges réalisée par Pascal Delwit, politologue à l'ULB (voir ci-dessous).

La majorité actuelle, MR/CDH, chute lourdement et n'est pas reconductible en l'état : 29 sièges sur 75 !

Pour le reste, tout est ouvert et plusieurs majorités alternatives sont possibles :

 

  • Une coalition PS/MR (40 sièges sur 75), à l'image des majorités à la ville et à la province de Liège. Avantage pour le PS : ne plus braquer le MR comme en 2014 et préserver une réelle opportunité de monter au Fédéral. Avantage pour le MR : rester aux affaires en Wallonie ! Inconvénient : ce serait une « coalition de battus»...

  • Une tripartite traditionnelle, PS/MR/CDH (50 sièges sur 75), qui serait largement majoritaire. Inconvénients : ce serait également une « coalition de battus » ; de plus, ces partis sont gourmands en mandats et le partage du gâteau en trois pourrait créer quelques tensions. Et puis, le PS pardonnera-t-il aussi rapidement la «trahison» de Lutgen ?

  • Une coalition « Arc-En-Ciel », PS/MR/Ecolo, qui disposerait d'une majorité encore plus confortable : 52 sièges sur 75 ! Avantage pour les perdants -car pour rappel, dans cette projection PS et MR perdent des députés régionaux- : prendre en compte le signal des électeurs et intégrer les Verts, vainqueurs du scrutin. Mais ceux-ci forts d'un succès ne seront-ils pas trop gourmands ?

  • Un «Olivier», PS/Ecolo/CDH, avec 43 sièges sur 75. Mais avec le même questionnement sur les rapports entre PS et CDH, et sur les exigences d'Ecolo face à des partis en recul !

  • Une «coalition des gauches», telle que souhaitée par la FGTB, qui verrait donc s'associer PS, Ecolo et... PTB ! Avec elle aussi 43 sièges sur 75. Mais les récentes élections communales ont démontré toute la difficulté de conclure des accords entre ces formations, car le PTB exige -légitimement- une vraie rupture politique avec les choix du passé, et il n'est pas certain qu'Ecolo et PS soient favorables à un authentique changement de cap politique !

  • Mathématiquement possible aussi (41 sièges sur 75), une coalition MR/CDH/Ecolo, soit la majorité sortante (en recul) avec un net vainqueur. Politiquement, on voit moins ce que les Verts pourraient en retirer, mais ils ont démontré dans les communes qu'ils pouvaient s'allier sans problème avec la droite. Dès lors...

  • Mathématiquement possible encore, mais politiquement exclue, une coalition des droites (MR/CDH) avec... le PTB : 39 sièges sur 75 ! Ou tout autre regroupement avec le parti de la gauche radicale et un parti de droite : MR/PS/PTB (50 sièges sur 75) ; PS/CDH/PTB (41 sièges sur 75).

     

J'ai écarté délibérément le PP et ses trois sièges de ces différentes extrapolations en terme d'alliances, car il semble vraiment improbable qu'il soit associé à la formation d'un Exécutif wallon !

Ce que ces spéculations chiffrées démontrent surtout  -sur base d'un sondage ponctuel et donc à prendre avec de grandes réserves d'usage-, c'est la grande variété de coalitions possibles lorsque deux partis tournent autour des 20 élus et trois autour des 10 !

En cas de confirmation de ces coups de sonde médiatiques, le soir du 26 mai, ce sera donc bien les choix politiques des uns et des autres qui seront déterminants, pas la fatalité des mathématiques !

Et dans ces choix, un facteur important jouera : des majorités doivent être constituées à différents niveaux de pouvoir, Etat fédéral et entités fédérées. Avec un inévitable effet domino.

Bref, de grandes manoeuvres en perspective...

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Et en Flandre ?

 

C'est simple : droite et extrême-droite totalisent 86 sièges sur 118 (près de 73 % des députés régionaux) ! La "gauche" devant se contenter de... 31 sièges ! No comment...

 

 

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09 décembre 2018

Chronique d'une crise gouvernementale annoncée (II)

 

Le gouvernement MR-NVA a vécu. Inutile de s'attarder ici sur les implications technico-constitutionnelles engendrées par cette crise : les ministres du parti nationaliste officiellement «démissionnaires» plutôt que «révoqués», Michel en visite au Palais pour confirmer la formation d'un «gouvernement minoritaire», les astuces pour maintenir la fameuse «parité linguistique» en son sein, la nouvelle répartition des «portefeuilles ministériels», etc.

 

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Ce qui importe, c'est la signification politique de ces événements qui se déroulent sous nos yeux et qui sont répercutés comme jamais, minute après minute, ère des «réseaux sociaux» oblige.

 

  1. La «Suédoise» trébuche sur un tard. Durant quatre ans, les quatre partis qui la composaient se sont parfaitement entendus pour concrétiser leurs objectifs nuisibles, unis par une commune adhésion à la doctrine néo-libérale, et soutenus inconditionnellement par un patronat particulièrement agressif. Un inventaire à la Prévert n'est pas nécessaire car personne n'a oublié le saut d'index et le blocage des salaires, les augmentations de la fiscalité indirecte qui ont provoqué une hausse substantielle du coût de l'énergie -comme la fameuse TVA sur l'électricité, repassée de 6 à 21 % !-, les «économies» dans la Sécu au détriment des malades et des chômeurs, l'affaiblissement continu du secteur public ou le détricotage forcené de notre système des retraites ! Dans le même temps, les cadeaux aux entreprises sont restés la règle : baisses des cotisations sociales, réductions fiscales diverses, complaisance persistante envers la grande fraude fiscale et la fuite des capitaux. Et bien sûr, pas question d'impôt sur la fortune !

  2. Cette coalition des droites n'a pas focalisé son action uniquement sur le «socio-économique». Au delà de quelques frictions sémantiques, la politique xénophobe de Théo Francken en matière d'asile et de gestion des migrations, n'a jamais été remise en cause par ses partenaires ! Et dans le domaine «environnemental», l'Exécutif fédéral a failli dans la «lutte contre le réchauffement climatique» : il n'a rien entrepris de sérieux pour réduire les émissions de CO2 de la Belgique ; il s'est abstenu d'investir dans des énergies renouvelables ; il n'a pas favorisé des solutions alternatives comme la consolidation d'une véritable offre quantitative et qualitative dans le domaine des transports collectifs, afin d'éviter le recours massif aux véhicules privés ; et il a délibérément pataugé sur la «problématique du nucléaire». Enfin, sur le «plan démocratique», la dérive «sécuritaire» a été accélérée, le «terrorisme islamiste» servant entre autre d'alibi pour renforcer un «arsenal juridique répressif» apte à se retourner contre les citoyens et les mouvements sociaux, et justifiant même la présence de l'armée dans nos rues !

  3. Ces précieux «acquis», soutenus et encouragés par les dominants, sont revendiqués aujourd'hui d'une même voix par les (ex- ?) comparses qui, comme Edith Piaf, ne regrettent rien ! Ce qui a été engrangé au profit de l'oligarchie ne sera pas contesté de sitôt car, si l'on est attentif aux discours actuels de l'opposition, il est peu probable que les mesures funestes adoptées au cours de cette législature soient réellement remises sur la table par les futures coalitions. Seul le PTB s'est engagé à cet égard, mais étant donné les rapports de force électoraux du moment, il existe très peu de chances de le voir intégrer une équipe gouvernementale fédérale dans un bref délai !

  4. Pourquoi de telles turbulences maintenant, alors que cette coalition avait affiché sa cohésion depuis 2014 ? Parce qu'en politique, aucun « déterminisme » -fut-il économique- ne peut totalement évacuer «l'événementiel», aucune « rationalité » n'est à l'abri de l'irruption du «symbolique». Or, les élections (communales) ont récemment livré leur verdict, et l'on sait que celles-ci constituent le seul «sondage» qui compte pour les partis. Comme le scrutin du 14 octobre dernier a sanctionné un recul des formations gouvernementales, et en premier lieu un tassement significatif de la NVA et du MR, comme le prochain retour aux urnes est proche (le 26 mai 2019, au plus tard !), les états-majors se sont rapidement agités. Les progrès du Vlaams Belang, parti d'extrême-droite et parti raciste décomplexé, n'ont évidemment pas échappé à Bart De Wever et à ses amis. Et c'est à ce moment, électoralement délicat, que le «pacte mondial pour les migrations» onusien, destiné à encourager les Etats à coopérer plus, et qui ne semblait guère les émouvoir jusqu'ici, est revenu sur le devant de la scène. En effet, celui-ci doit être formellement «ratifié» le 19 décembre à New-York, et avant cette session, une réunion internationale, destinée à confirmer l'adhésion -non contraignante !- des différents pays à ce pacte, était planifiée ce lundi 10 décembre, à Marrakech. Il était donc devenu difficile pour la NVA, dans ce contexte post-électoral chahuté, de regarder ailleurs en se laissant fustiger par le VB. D'autant que d'autres pays, dans la foulée de l'inquiétant Donald Trump, comme l'Autriche et la Hongrie -dirigées par des forces «amies»-, ont annoncé qu'ils ne signeraient pas ce document ! Dès lors, plus question de tergiverser pour la direction nationaliste qui a mis son veto au respect d'un engagement pris, il y a quelques mois, par le premier ministre, au nom de la Belgique (et, par conséquent aussi, à l'époque, au nom de son gouvernement) ! Du côté du MR, une même obligation de se refaire la cerise auprès de l'électorat wallon et bruxellois. Lui qui avait déjà renié sa parole de ne jamais s'associer à la NVA, lui qui a souvent été dénoncé comme étant le bagagiste des nationalistes, dont la seule utilité était de servir de caution francophone dans l'Exécutif fédéral, ne pouvait perdre la face, une fois de plus. Chacun restant ferme sur ses positions, l'embardée était devenue inévitable et ce qui devait advenir est arrivé !

  5. Finalement, tout cette tragi-comédie n'a pas débouché sur une chute pure et simple de Michel 1er et l'organisation d'élections anticipées. Ni même sur la mise en route d'un gouvernement en «affaires courantes». Non, nous aurons bel et bien un gouvernement Michel bis, qui sera un «gouvernement minoritaire». Il ne s'agit pas d'un fait anodin, car les trois partis demeurés au pouvoir pourront continuer à concrétiser leur oeuvre néfaste. Pour autant, naturellement, qu'ils trouvent des appuis «extérieurs». Ce qui n'a rien d'extravagant : les ténors du parti démissionnaire ont d'ores et déjà annoncé qu'ils pourraient voter certaines «réformes», notamment celles qu'ils ont contribuées à élaborer durant les dernières années ! Il n'y aura donc pas de changement, si ce n'est un changement dans la continuité. Charles Michel vient d'ailleurs de le confirmer, au cours d'une conférence de presse : son deuxième gouvernement veut «une politique socio-économique forte». Une traduction de ce que cela signifie dans la bouche d'un ultra-libéral est superflue...

  6. La gamelle prise par l'attelage des droites ne paraît pas donner beaucoup de tonus à ses adversaires. Certes, les principaux responsables politiques, relégués dans l'opposition depuis plus de quatre ans, y vont tous de leurs commentaires, parfois ironiques, parfois cinglants, parfois péremptoires. Mais curieusement, pas grand monde ne se positionne clairement pour une disparition immédiate du gouvernement sortant et, in fine, partiellement sorti ! Tout se passe comme si la capacité de nuisance de Michel et consorts était définitivement annihilée et, par conséquent, tout se passe comme si chaque parti allait maintenant pouvoir se consacrer tranquillement à la longue campagne électorale qui est devant nous !

  7. Comme analysé plus haut, rien n'est plus trompeur. Relever sa garde serait donc une erreur. Certes, il n'y a de toute façon aucune illusion démesurée à entretenir sur l'opposition parlementaire, ni au demeurant sur le PS ou sur Ecolo. Quant au PTB, avec ses deux élus (sur 150 !), il pèse trop peu pour infléchir quoi que ce soit à ce niveau. Reste le mouvement syndical et les mouvements sociaux. CSC et FGTB organisent dès demain une semaine «d'actions» avec comme apothéose des grèves ce vendredi 14 décembre. Un plan de mobilisation largement insuffisant et rituel. Chaque année, à quelques jours de la fête de Noël, les syndicats descendent dans la rue, et chaque année cette petite poussée de fièvre sociale reste sans lendemains ! J'ai suffisamment critiqué cette attitude et je n'y reviendrai pas ici. Mais, cette fois, les syndicats n'ont pas le monopole de la rue. Le mouvement des « Gilets jaunes », initié en France, a franchi la frontière et débordé en Wallonie. Certes, il n'est pas aussi massif chez nous, mais nul ne peut dire en cet instant quelle sera son évolution. Ce serait l'occasion pour les syndicalistes de se nourrir d'une combativité «spontanée», qui vient «d'en bas», pour établir une convergence qui pourrait servir de point d'appui pour développer une mobilisation bien plus ample, capable de chasser ce nouvel avatar d'un gouvernement Michel ! C'est urgent. Nous ne pouvons laisser aux gouvernants actuels six mois supplémentaires pour leurs mauvais coups, par exemple sur le dossier des pensions ! Mettons à profit les difficultés (passagères) de nos adversaires politiques.

  8. Et la «question nationale» dans cet embrouillamini ? Michel Ier et ses comparses avaient réussi à reléguer «l'institutionnel» au second plan, préférant mettre l'accent sur les «priorités en matière de redressement économique et des finances publiques». Avec le pas de côté forcé de la NVA, la boîte de Pandore pourrait à nouveau s'ouvrir. D'autant qu'un tassement éventuel de la NVA le 26 mai, au plus grand bénéfice du VB par exemple, conduirait immanquablement Bart De Wever à se recentrer sur le core business de sa formation. Il n'attendra d'ailleurs pas le résultat de ces élections ; dès la campagne électorale qui prendra rapidement son essor après la trêve des confiseurs, la question de l'indépendance (ou d'une autonomie renforcée) de la Flandre reviendra sur le devant de la scène. Et il n'est pas certain qu'un «donnant-donnant» avec le MR ne soit pas envisageable à ce niveau. En échange d'un appui sur le socio-économique ou la politique migratoire, la NVA pourrait avoir un droit de regard sur une éventuelle liste d'articles de la Constitution susceptibles d'être révisés lors de la législature à venir. En tout état de cause, ce serait une erreur de laisser encore et toujours l'initiative sur ce terrain à la droite nationaliste. Quand la «gauche wallonne» prendra-t-elle cette question à bras-le-corps ? Dans le cadre de l'Etat Belgique, même dans sa configuration fédérale actuelle, aucune «politique progressiste» n'est possible, tant le poids de la droite flamande est grand, et tant il détermine le centre de gravité politique de ce pays ! Il est temps de donner à la Wallonie les moyens de changer vraiment de cap, soit par le confédéralisme, soit par l'indépendance si cela s'avère nécessaire !

 

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