26 mars 2020
Orwell, 1903-1950 (VI)
ORWELL
DANS
LE
TEXTE (5)
[George Orwell, Ecrits politiques (1928-1949), Agone, Marseille, 2009]
Dans toute compétition, il y a forcément un gagnant et un perdant. (…) Voilà, en deux mots, la source de tout le mal (p.8)
… dans les quartiers riches la police ne tolère généralement aucune mendicité, même déguisée. D’où il résulte que les mendiants de Londres vivent surtout des pauvres (p.27)
… il est facile de prévoir que, tôt ou tard, les Birmans, comme il arrive dans tous les pays surpeuplés, se verront dépossédés de leurs terres, réduits à l’état de semi-esclaves au service du capitalisme et auront, par surcroît, à souffrir du chômage. Ils découvriront alors ce dont ils se doutent à peine à l’heure actuelle, à savoir que tout ce qui constitue la richesse de leur pays -les puits de pétrole, les mines, la mouture du riz, sa vente et son exportation- est entre les mains britanniques (p.45-46)
Pour commencer, cela devrait ouvrir les yeux du monde extérieur à ce qui est déjà évident pour de nombreux observateurs en Espagne : que le gouvernement actuel a davantage de points de ressemblance que de différences avec le fascisme. (Ce qui ne signifie pas qu’il faille abandonner la lutte contre le fascisme bien plus cru de Franco et d’Hitler. J’ai moi-même commencé à comprendre dès le mois de mai la tendance fasciste du gouvernement, mais je désirais retourner au front, et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait.) Deuxièmement, l’élimination du POUM annonce l’attaque imminente contre les anarchistes. Ce sont eux les véritables ennemis que craignent les communistes, bien plus que le POUM numériquement insignifiant (p.61)
La guerre civile n’était pas seulement une guerre mais aussi une révolution. (…) Depuis lors, et surtout depuis décembre de l’année dernière, le véritable combat du gouvernement espagnol a été d’écraser la révolution et de tout remettre dans l’état où il était auparavant. Ils ont plus ou moins réussi à le faire et ont maintenant installé un terrible règne de terreur dirigé contre quiconque est soupçonné de réelles sympathies révolutionnaires (p.64)
J’ai eu la chance de pouvoir sortir d’Espagne mais beaucoup de mes amis et connaissances sont toujours en prison et je crains fort que certains d’entre eux risquent d’être abattus, non pour une infraction quelconque mais pour s’être opposé au parti communiste (…) ce que j’ai vu là-bas m’a tellement secoué que j’écris et que j’en parle à tout le monde. Naturellement, je suis en train d’écrire un livre sur ce sujet (p.65)
Entre-temps, il semble presque impossible de faire imprimer quoi que ce soit à ce sujet (p.68)
Lorsque la révolution a éclaté, les travailleurs, dans beaucoup de régions d’Espagne, ont établi les prémices d’un gouvernement du peuple : ils ont saisi des terres et des usines, ont mis en place des comités locaux, etc. Le gouvernement, qui est en grande partie contrôlé par le parti communiste, a réussi à défaire une grande partie de tout ça, d’abord en demandant aux travailleurs de ne pas compromettre la guerre et, plus tard, quand il s’est senti plus fort, par la force (p.71)
Ce qui en ressort -c’est en tout cas ainsi que je le vois- c’est que le fascisme n’a pas de contraire réel excepté le socialisme. On ne peut pas se battre contre le fascisme au nom de la ‘’démocratie’’ parce que ce nous appelons démocratie, dans un pays capitaliste, ne peut exister que tant que les choses vont bien ; dans les moments de difficulté, elle se transforme immédiatement en fascisme. La seule chose qui peut empêcher cela est pour les travailleurs de garder le pouvoir entre leurs propres mains (p.72)
En conséquence, la seule existence du gouvernement de Front populaire suffisait à soulever le problème le plus compliqué de notre époque : comment effectuer des changements fondamentaux par des méthodes démocratiques (p.78)
Le rôle du journaliste est agréablement stimulant : il doit écrire des articles de propagande. Etrangement, il est possible qu’il se trompe. Nous ne savons pas encore à quoi ressemble un bombardement aérien à grande échelle, et la prochaine guerre risque d’être fort désagréable, même pour les journalistes. Mais ces gens-là, qui sont nés dans l’intelligentsia aisée et sentent dans leurs os qu’ils appartiennent à une classe privilégiée, ne sont pas vraiment capables de prévoir ce genre de choses. La guerre a lieu sur le papier et ils sont donc capables de décider que telle ou telle guerre est ‘’nécessaire’’ sans ressentir plus de danger personnel qu’en déplaçant une pièce d’échecs (p.93)
Car le développement le plus sinistre des vingt dernières années a été la propagation du racisme jusque sur le territoire européen lui-même (p.102)
Le véritable problème se joue entre le socialisme démocratique et une forme de société de caste rationalisée. La première solution a plus de chance de réussir si les pays occidentaux, où les idées démocratiques sont profondément gravées dans l’esprit des gens ordinaires, ne sont pas privés de toute influence (p.104)
Une fois la guerre commencée, la neutralité n’existe plus. Toutes les activités sont des activités de guerre. Qu’on le veuille ou non, on est obligé d’aider soit son propre camp soit celui de l’ennemi (p.105)
… une importante découverte psychologique faite par les nazis -ou en tout cas qu’ils ont appliquée : qu’on peut sans danger prêcher des politiques contradictoires aussi longtemps qu’on dit aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre (p.113)
Nous ne pouvons pas battre Hitler sans passer par la révolution ni consolider notre révolution sans battre Hitler (p.124-125)
Les Etats totalitaires peuvent faire de grandes choses, mais il y a une chose qu’ils ne peuvent pas faire : ils ne peuvent pas donner un fusil à l’ouvrier d’usine et lui dire de le rapporter chez lui pour le mettre dans sa chambre à coucher. Ce fusil accroché au mur de l’appartement de l’ouvrier ou dans la maison du paysan est le symbole de la démocratie. Notre tâche est de vérifier qu’il est toujours là (p.144)
L’expérience montre que les êtres humains peuvent supporter énormément de choses tant qu’ils ont l’impression d’être traités avec justice (p.155)
Pour le dire crûment, le choix est entre le socialisme et la défaite. Nous devons aller de l’avant, ou périr (p.171)
Ce que l’Angleterre n’a jamais eu, c’est un parti socialiste qui soit sérieux et qui tienne compte des réalités contemporaines. (…) En conséquence, le peu de sentiment révolutionnaire qui existait à gauche s’est dispersé dans différentes impasses, dont la plus importante était le parti communiste. Dès le début, le communisme a été une cause perdue en Europe occidentale, et les partis communistes des divers pays ont rapidement dégénéré pour n’être que des agences publicitaires du régime russe (p.172)
Lorsque le véritable mouvement socialiste anglais apparaîtra (…) il traversera toutes les divisions existantes entre les partis. Il sera à la fois révolutionnaire et démocratique (p.173)
Tous les socialistes, et je dirais même quelle que soit leur tendance, sont persuadés que le destin et donc le véritable bonheur de l’homme se trouve dans une société de communisme pur, c’est-à-dire une société où tous les êtres humains sont plus ou moins égaux, où personne n’a le pouvoir d’opprimer quiconque, où les motifs économiques ont cessé d’agir, où les hommes sont mus par l’amour et la curiosité et non par la cupidité et la terreur. Tel est notre destin et il est impossible d’y échapper ; mais comment l’atteindre, et dans combien de temps ? Cela dépend de nous. Le socialisme -la propriété centralisée des moyens de production, plus la démocratie politique- est l’étape nécessaire menant au communisme, exactement comme le capitalisme était l’étape nécessaire après le féodalisme (p.176-177)
Le capitalisme, lui, ne laisse aucune place aux relations humaines ; la seule loi qu’il connaît est l’accumulation incessante des bénéfices (p.177)
On peut définir le nazisme comme un collectivisme oligarchique (p.181)
Les croyances humaines ne sont pas si crûment dépendantes des circonstances matérielles qu’elles puissent changer d’un jour à l’autre, ou même d’une année à l’autre. Un professeur de science naufragé sur une île déserte sera peut-être réduit à la condition d’un sauvage, mais il ne deviendra pas un sauvage. Il ne se mettra pas à croire, par exemple, que le Soleil tourne autour de la Terre. Lorsque notre révolution sera accomplie, notre structure sociale et économique sera totalement différente, mais nous conserverons un bon nombre de façons de penser et de nous comporter que nous avons acquises à une période antérieure. Les nations n’effacent pas si facilement leur passé (p.183-184)
Et au moment où j’écris, j’ignore ce que nous pouvons faire, politiquement, sinon diffuser aussi largement que possible les trois idées suivantes : 1. le progrès de l’humanité peut être bloqué pendant des siècles si nous ne parvenons pas à éliminer Hitler, ce qui signifie que la Grande-Bretagne doit gagner la guerre ; 2. la guerre ne peut pas être gagnée à moins de faire quelques pas en direction du socialisme ; 3. aucune révolution n’a de chance de réussir en Angleterre si elle ne tient pas compte du passé de l’Angleterre (p.185)
Si aucun homme n’est jamais motivé que par des intérêts de classe, pourquoi chaque homme prétend-il toujours qu’il est motivé par autre chose ? Apparemment parce que les êtres humains ne peuvent agir pleinement que lorsqu’ils pensent qu’ils n’agissent pas pour des raisons économiques. Mais ceci devrait suffire en soi-même à suggérer qu’il faudrait prendre au sérieux les motivations ‘’superstructurelles’’ (p.219)
Soit nous vivons tous dans un monde honnête, soit personne n’y vit (p.222)
En pratique, on ne parvient jamais à la société parfaite, et le terrorisme employé dans ce but n’engendre rien d’autre qu’un besoin de terrorisme sans cesse renouvelé (p.248)
Les révolutions doivent se faire, il ne peut pas y avoir de progrès moral sans changements économiques drastiques, et pourtant le révolutionnaire s’active pour rien s’il perd contact avec la décence ordinaire humaine. D’une façon ou d’une autre, il nous faut résoudre le dilemme de la fin et des moyens (p.253)
Un socialiste n’est pas obligé de croire que la société humaine peut réellement devenir parfaite, mais la très grande majorité des socialistes croit vraiment qu’elle pourrait être bien meilleure qu’elle ne l’est à présent, et que la plupart des maux dont les hommes sont responsables proviennent des effets pervers de l’injustice et de l’inégalité. Le fondement du socialisme est l’humanisme. (…) Il ne fait aucun doute que la pensée orthodoxe socialiste, qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire, a perdu une partie des qualités messianiques qu’elle possédait il y a trente ans (p.255)
En ce moment, l’utopisme a du mal à se transformer en un mouvement politique bien défini. Partout, les masses cherchent la sécurité plus qu’elles ne veulent l’égalité, et elles n’ont pas compris l’importance, pour elles, de la liberté de parole et de la presse (p.257)
(…) nous pouvons être certains que, d’ici peu, trois pays, peut être davantage, posséderont le moyen de se réduire mutuellement en poussière. Pas plus de quelques centaines de ces bombes, lancées sur les grandes villes et sur les grandes régions industrielles, suffiraient à nous faire revenir à des conditions de sauvagerie primitive (p.278)
Seuls parmi les grands pays du monde, les Etats-Unis n’ont pas souffert trop gravement de la guerre -en fait, ils sont devenus bien plus puissants à cause d’elle (p.287)
Le monde sera divisé en trois camps et, finalement, en deux camps, car la Grande-Bretagne, qui n’est pas assez puissante pour rester seule, finira par s’intégrer au système américain (p.288)
L’époque où le monde pouvait consister en un patchwork de petits Etats réellement indépendants est terminée (p.289)
La majorité des gens ne sait pas ce que le socialisme veut dire, bien que l’opinion publique soit prête à des mesures essentiellement socialistes telles que la nationalisation des mines, des chemins de fer, des services publics et de la terre. Toutefois, il est peu probable qu’il existe un désir très répandu d’une égalité sociale complète. (…) Le parti travailliste, dans l’esprit de l’homme ordinaire, ne signifie pas républicanisme, et encore moins le drapeau rouge, les barricades et le règne de la terreur : il signifie le plein-emploi, la distribution gratuite de lait dans les écoles, trente shillings par semaine pour les retraités et, en général, la justice pour les travailleurs (p.297)
La spécificité remarquable de la presse britannique dans son ensemble est son extrême concentration ; il y a relativement peu de journaux et ils appartiennent pour la plupart à un tout petit cercle de personnes (p.329)
Votre question sur la Ferme des animaux. Bien sûr j’ai conçu ce livre en premier lieu comme une satire sur la révolution russe. Mais, dans mon esprit, il avait une application plus large dans la mesure où je voulais montrer que cette sorte de révolution (une révolution violente menée comme une conspiration par des gens qui n’ont pas conscience d’être affamés de pouvoir) ne peut conduire qu’à un changement de maîtres. La morale, selon moi, est que les révolutions n’engendrent une amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot. Le tournant du récit, c’est le moment où les cochons gardent pour eux le lait et les pommes (Kronstadt). Si les autres animaux avaient eu alors la bonne idée d’y mettre le holà, tout se serait bien passé. Si les gens croient que je défends le statu quo, c’est, je pense, parce qu’ils sont devenus pessimistes et qu’ils admettent à l’avance que la seule alternative est entre la dictature et le laisser-faire. Dans le cas des trotskistes s’ajoute une complication particulière : ils se sentent responsables de ce qui s’est passé en URSS jusqu’en 1926 environ, et ils doivent faire l’hypothèse qu’une dégénérescence soudaine a eu lieu à partir de cette date (p.347)
Mon roman récent, 1984, n’a pas été conçu comme une attaque contre le socialisme ou contre le parti travailliste britannique (dont je suis un sympathisant) mais comme une dénonciation des perversions auxquelles une économie centralisée peut être sujette et qui ont déjà été partiellement réalisées dans le communisme et le fascisme. Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois (compte tenu, bien entendu, du fait que ce livre est une satire) que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver. Je crois également que les idées totalitaires ont partout pris racine dans les esprits des intellectuels, et j’ai essayé de pousser ces idées jusqu’à leurs conséquences logiques. L’action du livre se déroule en Grande Bretagne, pour souligner que les peuples de langue anglaise ne sont pas par nature meilleurs que les autres, et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, pourrait triompher partout (p.358)
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