26 septembre 2016
Dossier explosif, meurtres en série
Avec La berceuse de Staline, Guillaume Prevost nous invite à partager une quatrième enquête de François-Claudius Simon, l’inspecteur du fameux 36, quai des Orfèvres [1].
Je n’entretiendrai aucun suspense quant à mon appréciation de ce roman « policier historique » : il s’agit d’un bon bouquin, garant d’un agréable moment de lecture.
Diantre, une intrigue policière dans une Russie des Soviets toujours en guerre (civile), au printemps 1920 [2]… Deux de mes dadas en un seul livre, bien écrit de surcroît ! Que demandez de plus ?
Le point de départ du tourbillon, qui va emporter le jeune inspecteur loin des frontières de l’Hexagone, est évidemment un crime. A Paris. Deux russes et leur fils ainé – les Milianov- sont assassinés, ou plus exactement exécutés, manifestement par un professionnel.
Un règlement de compte au sein de l’émigration « blanche » ? Pas exactement. Il apparaît très vite que les victimes –de leur véritable nom, les Kaspov- sont d’anciens agents de la police impériale, l’Okhrana, et qu’ils détenaient un dossier impliquant des dirigeants révolutionnaires ayant collaboré avec le funeste organe de la répression tsariste.
Notamment Roman Malinovski, un « agent double » proche de Lénine, qui -une fois démasqué après la Révolution d’Octobre- fut exécuté, et une certaine Julie Orestovna. Les policiers mettent également la main sur le texte d’une curieuse berceuse qui semble liée à un dirigeant du nouveau pouvoir, un dénommé Djougachvili, connu sous le nom de Staline.
Bref, autant d’éléments qui donnent de la consistance à l’hypothèse d’un meurtre commandité par la Tchéka [3].
Mais des témoins importants sont rapidement éliminés et le dossier complet reste introuvable. La police est par conséquent perdue dans les brumes de cette mystérieuse embrouille, pré et post-révolutionnaire.
Une opportunité pour débloquer la situation va cependant se présenter. Le neveu d’un ministre du gouvernement de la République est accusé de meurtre à Moscou, et les deux pays en froid diplomatique cherchent à renouer officieusement des relations.
Lénine, président du Conseil des commissaires du peuple donne son approbation à la venue d’un enquêteur français, à condition de libérer l’une de ses vieilles connaissances -un anarchiste- et de l’emmener « dans ses bagages ». Et puis, cette « visite » sera peut-être aussi l’occasion de négocier un échange entre des ressortissants français retenus dans la capitale soviétique et des sympathisants communistes emprisonnés en France.
François-Claudius Simon, pressenti pour cette mission car il connait quelques mots de russe, y voit surtout l’occasion d’aller retrouver Elsa, son grand amour qui porte leur enfant, révolutionnaire précédemment partie rejoindre la patrie rouge.
Et il pourra, le cas échéant, profiter de sa présence à Moscou pour essayer de clarifier les obscurs tenants et aboutissants de cette érange archive de l’Okhrana, partiellement saisie suite aux meurtres parisiens.
On se doute qu’il va au-delà de difficultés et de grands périls, seul dans un pays inconnu, ravagé par les guerres, plongé dans un dénuement extrême, où sévit la famine et où règne la peur !
Et puis il y a ce Staline, certes moins connu que les (déjà) inquiétants Lénine et Trotski, mais qui semble détenir d’importants leviers de pouvoir…
L’intrigue est habilement menée, une intrigue où les personnages fictifs rencontrent des personnalités historiques faisant partie du gratin du Kremlin de l'époque. Comme Zinoviev, le patron du Soviet de Petrograd, Tchitchérine le commissaire aux affaires étrangères, ou le chef redouté de l’Armée rouge. Mais aussi les Français Henri Guilbeaux, Pierre Pascal, Marcel Body et le Belgo-Russe Victor (Kibaltchitch) Serge, qui sera d’ailleurs d’une aide précieuse pour notre intrépide détective.
Mais plus un mot.
La suite, non pas à l’écran, mais dans les 350 pages de cet ouvrage fort plaisant.
Je vous le conseille sans hésitation, même si l’histoire du XXème siècle vous passionne peu !
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[1] Guillaume Prevost, La berceuse de Staline, 10/18, Paris, 2015, 8,10 €
Les trois premières aventures de son inspecteur de la brigade criminelle ont également été publiées chez 10/18 (collection « Grands détectives ») : La valse des gueules cassées (2011), Le bal de l’équarrisseur (2012) et Le quadrille des maudits (2013)
Elevé dans un orphelinat, François-Claudius Simon a vu sa mère surgir lorsqu'il avait 8 ans, pour disparaître aussitôt. Perturbé, se posant des questions sur ses parents, il a participé au premier conflit mondial, avant de rejoindre la police dès le lendemain de la fin de la guerre. Il apprend, dans ce quatrième opus, qu'il est possible que son père biologique soit un homme d'église. Son prénom, par contre, est identique à celui d'un célèbre anarchiste : François-Claudius Koënigstein, alias Ravachol ! Probablement pas un effet du hasard...
[2] Coïncidence (?), c’est-à-peu près à la même époque que le journaliste Albert Londres visita le jeune Etat révolutionnaire. Voir : http://rouge-ecarlate.hautetfort.com/archive/2016/08/24/a... Toutefois, François-Claudius Simon ne le croisera pas, contrairement à d’autres compatriotes installés à Moscou.
[3] La Vétchéka (Vserossiïskaïa Tcherzvytchaïnaïa Kommissia : Commission spéciale panrusse de lutte contre la contre-révolution et le sabotage, plus connue sous le nom de Tchéka), fut crée début décembre 1917 et était dirigée par Félix Dzerjinski.
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05 septembre 2016
Un bouquin bien ficelé
Avec Le feu aux poudres [1], Philippe Huet signe son troisième ouvrage consacré aux combats menés par le mouvement ouvrier du Havre, dans le premier tiers du XXème siècle [2].
L’action du livre se déroule en 1935 et en 1936.
1936, l’année du Front populaire, des grandes grèves, des occupations d’usine et des conquêtes sociales comme les congés payés.
Et précisément l’intrigue, habilement construite par l’auteur, nous conduit vers un important conflit social chez Breguet, une usine aéronautique avec une direction à poigne s’appuyant sur un personnel d’encadrement musclé, constitué de membres des Croix de feu [3].
C’est le licenciement de militants de la CGT qui servira de détonateur à la cessation du travail et à l’occupation de l’entreprise. Cette grève sera couronnée de succès dans un contexte de basculement du rapport des forces entre gauche et droite, entre classe ouvrière et patronat.
Nous retrouvons dans ce récit plusieurs personnages du précédent roman, en ce y compris Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline. Le mélange de la fiction et de la réalité historique favorise également une brève apparition d’un autre écrivain célèbre, Jean-Paul Sartre, qui enseignait en ce temps dans un lycée du Havre.
L’ouvrage de Philippe Huet, il faut le reconnaître, ne manque pas de rythme. Il ne s’agit pas d’un bouquin à thèse ; il est plutôt construit comme un roman policier qui tient vraiment le lecteur en haleine.
Au-delà de dramatiques péripéties sociales et d’une description réaliste des conditions de vie populaires de l’époque, au-delà des manigances dans les hautes sphères industrielles et financières, au-delà des stratégies politiques des uns et des autres (du PCF, notamment), nous avons ainsi au menu adultère et détective privé, tentatives de suicides et suicides, meurtres !
Pas de doute : un bon moment de lecture à recommander à celles et ceux qui aiment fuir l’ennui, sans renoncer à la réflexion !
Un dernier mot : le bandeau promotionnel de l’éditeur annonce audacieusement « le roman du front populaire ». C’est un tantinet exagéré…
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[1] Philippe Huet, Le feu aux poudres, Payot-Rivages, Paris 2016, 20 €
[2] Le premier roman de son triptyque était centré sur la figure de Jules Durand et sur un terrible épisode du mouvement ouvrier havrais, en 1910 (Philippe Huet, Les quais de la colère, Albin Michel, Paris 2005, 20,20 €). Le second narre une révolte ouvrière au lendemain de la première guerre mondiale, en 1920, dans le cadre d’une situation internationale marquée par la révolution russe et des soubresauts révolutionnaires dans plusieurs pays européens (Philippe Huet, Les émeutiers, Payot-Rivages, Paris 2016, 8,50 €).
[3] Dirigées par le colonel de La Rocque, les Croix de feu étaient une organisation d’extrême-droite composée pour l’essentiel d’anciens combattants. Ce mouvement sera dissous suite à un décret du gouvernement de Léon Blum.
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24 août 2016
Albert Londres au pays des soviets
En 1920, Albert Londres, « grand reporter », put enfin entrer en Union soviétique, après 52 jours de démarches ardues pour obtenir les autorisations et visas nécessaires.
Londres n’était pas bolchévik et n’avait aucun apriori favorable concernant le régime sur lequel il voulait enquêter. Ni avant son départ, ni pendant son séjour et encore moins à son retour [1]
Son journal, Excelsior, fit paraître ses articles, en lui accordant une grande place [2].
Ce sont ces articles qui sont regroupés dans un petit livre [3]. Ils illustrent excellemment une formule que leur auteur revendiquait : « porter la plume dans la plaie ».
C’est donc dans un contexte de guerre civile et de « communisme de guerre » que Londres arrive à Petrograd.
Il est frappé par la désolation qui y règne et décrit durement le spectacle hallucinant d’une ville submergée par le froid, la faim, la misère et la peur devant la « répression » des « rouges ».
Il n’est ensuite guère plus tendre pour Moscou, où il a l’occasion de rencontrer de nombreux responsables communistes ainsi que des compatriotes qui soutiennent le nouveau pouvoir révolutionnaire, comme Pierre Pascal [4].
Le credo de Londres est clair : le bolchévisme n’est pas une doctrine politique mais une religion qui ne connaît qu’un seul dieu, Karl Marx ! Ses défenseurs ne sont rien d’autre que des « croyants ».
Les articles publiés se terminent par une visite à l’écrivain Maksim Gorki, par des considérations et témoignages sur l’armée rouge et la police politique, par un portrait féroce de Lénine et de Trotski.
Nous sommes souvent dans la caricature avec un journaliste qui n’hésite pas à forcer le trait.
Mais ses reportages, il faut le reconnaître sont talentueux : les textes vivent et ne sont pas dénués d’un certain humour, corrosif.
Londres a le sens de la formule : « Petrograd est une ville assassinée depuis deux ans et laissée là sans sépulture, et qui maintenant se décompose. Ce n’est pas le cœur qui se serre à son contact, c’est le cerveau » (p. 26-27). « Ce n’est plus une cité du vingtième siècle, c’est une agglomération d’hommes luttant non pour la vie, mais contre la mort » (p. 30). « Ce qui se passe en Russie, c’est du Karl Marx en action » (p. 36). « Lénine, Trotski et leurs gens font l’effet d’hommes qui construiraient un gigantesque escalier pour grimper dans la lune » (p. 38). « Lénine règne sur toute la Russie, excepté sur cent millions de paysans » (p. 42). « A la lumière, dictature du prolétariat devient : dictature, au nom du prolétariat, sur le prolétariat, comme sur le reste, par des non-prolétaires » (p. 49). « La révolution française avait proclamé les droits de l’homme, la révolution bolchévique proclame les droits de l’Etat sur l’homme » (p. 50). « Au milieu des champs de bataille bolchéviks, Gorki tenait le drapeau de la Croix-Rouge » (p. 81). « V.tché.K signifie commission extraordinaire. Quand on prononce ces lettres devant un Russe, il se fige et attend le feu du ciel » (p. 93). « Trotski, lui, ne médite pas, il agit. Ses articles ne sont pas bourrés d’idées, mais de coups de poing » (p. 101).
On peut évidemment sourire devant de tels propos qui semblent plus appartenir à l’arsenal d’un pamphlétaire que d’un reporter.
Mais on aurait tort de balayer d’un revers de la main le dit de ces écrits. Car il y a en filigrane un questionnement (qui, certes, n’est pas neuf), sur l’exercice effectif du pouvoir par le parti bolchévik dans les premières années post-révolutionnaires, des années fondamentales pour la construction et le devenir de l’URSS, qui interrogent sur la filiation entre cette période et la suivante, marquée par le stalinisme.
Dans quelques mois sera commémoré le centenaire de la révolution d’octobre 1917.
Nous aurons l’occasion de revenir abondamment sur ces problématiques et sur l’échec final d’un projet émancipateur qui suscita, un long moment, tant d’espoirs à gauche.
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[1] L’un de ses biographes affirme même que Londres travaillait pour le gouvernement français et était en mission de repérage en vue d’un éventuel assassinat de Lénine et de Trotski !
Pierre Assouline, Albert Londres. Vie et mort d'un grand reporter (1884-1932), Paris, Balland, 1989
[2] Son premier papier parut le 22 avril 1920 et bénéficia d’une promotion exceptionnelle. A la « une » du journal : « M. Albert Londres est le premier journaliste français qui ait réussi à pénétrer jusqu’au cœur même de la République des soviets. Il a vu Petrograd, il a vu Moscou »
[3] Albert Londres, Dans le Russie des Soviets, Arléa (poche), Paris, 2008, 7 €
Pour les amateurs de BD, signalons aussi un album de Luc Revillon et Gérard Berthelot, Albert Londres au pays des soviets, Anovi, 2014, directement inspiré par cet ouvrage reprenant les reportages publiés en 1920.
BD toujours, inutile d'insister ici sur l'influence que Londres exerça sur un certain Hergé...
[4] Pierre Pascal, officier de l’armée française détaché à la Mission militaire en Russie, adhéra au bolchévisme et fonda en 1918 le « Groupe communiste français ». Son « Journal de Russie » a été publié par les éditions L’Age d’Homme, Lausanne (1975-1977), pour ce qui concerne la période 1916-1927, et par les éditions Noir sur Blanc, Lausanne (2014), pour ce qui concerne la période 1928-1929.
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