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02 mars 2018

Marx dans le texte (4)

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(... ) Vous savez ce que j'ai tout de suite pensé des Instructions sur la censure ? Ce qui arrive n'en est qu'une conséquence ; je vois dans la suspension de la Rheinische Zeitung un progrès de la conscience politique et m'y résigne donc. Au surplus, je trouvais que l'atmosphère était devenue étouffante. Il est mauvais d'assurer des tâches serviles, fût-ce pour la liberté, et de se battre à coups d'épingles et non à coups de massue. J'en ai assez de l'hypocrisie, de la sottise, de l'autorité brutale, j'en ai assez de notre docilité, de nos platitudes, de nos reculades de nos querelles de mots. Ainsi, le gouvernement m'a rendu ma liberté.

(...)

Je ne peux plus rien entreprendre en Allemagne. Ici, on se falsifie soi-même.



[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, 25 janvier 1843]



(...) L'Etat est une chose trop grave pour qu'on en fasse une arlequinade. Peut-être pourrait-on laisser voguer un bon moment, vent arrière, un navire chargé d'imbéciles ; pourtant, précisément parce que les imbéciles ne le croient pas, c'est vers son destin qu'il vogue. Ce destin, c'est la révolution imminente.

 

[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, mars 1843]



(... ) Les aphorismes de Feuerbach n'ont qu'un tort à mes yeux : ils renvoient trop à la nature et trop peu à la politique. C'est pourtant la seule alliance qui peut permettre à la philosophie d'aujourd'hui de devenir vérité.



[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, le 13 mars 1843]



(...) Les Allemands sont des réalistes tellement circonspects que toutes leurs aspirations et toutes leurs pensées les plus sublimes ne dépassent pas la simple existence. Et c'est cette réalité, et rien de plus, qu'acceptent ceux qui les dominent. Étant, eux aussi, des réalistes, ces gens sont bien éloignés de toute pensée et de toute grandeur humaine, ils sont officiers ordinaires et hobereaux ; mais ils ne se trompent pas, ils ont raison : tels qu'ils sont, ils suffisent parfaitement pour exploiter et dominer ce règne animal, car domination et exploitation ne sont qu'une seule et même chose, ici comme partout. Et quand ils reçoivent l'hommage, et contemplent le pullulement de têtes de ces êtres privés de cerveaux, quelle pensée leur vient, sinon celle qui vint à Napoléon sur la rive de la Bérésina ? On raconte qu'il aurait montré du doigt le grouillement des hommes qui se noyaient, et crié à son compagnon : Voyez ces crapauds ! Il semble qu'on ait menti en rapportant ce propos, mais il n'en est pas moins vrai. La seule pensée du despotisme, c'est le mépris des hommes, c'est l'homme vidé de son humanité, et cette pensée a sur beaucoup d'autres l'avantage d'être en même temps un fait. Le despote voit les hommes à jamais privés de dignité. Devant ses yeux, et pour lui, ils se noient dans la vase de la vie vulgaire, d'où ils remontent incessamment à la surface, comme font les grenouilles. Si cette opinion peut s'imposer même à des hommes qui, tel Napoléon avant sa folie dynastique, étaient capables de grands desseins, comment se pourrait-il qu'un roi ordinaire fût idéaliste au sein d'une telle réalité ?

Le principe absolu de la monarchie, c'est l'homme méprisé et méprisable, l'homme déshumanisé ; et Montesquieu a grand tort d'affirmer que ce principe c'est l'honneur. Il se tire d'affaire grâce à la distinction entre monarchie, despotisme et tyrannie. Mais ce sont là des noms d'une seule et même idée ; il s'agit tout au plus d'une différence de mœurs, le principe étant identique. Quand le principe monarchique est majoritaire, les hommes sont dans la minorité ; quand il n'est pas mis en doute, il n'y a point d'hommes. Or, pourquoi un individu tel que le roi de Prusse, à qui rien n'indique qu'il soit mis en question, n'obéirait-il pas à son seul caprice ? Et puisqu'il le fait, qu'en résulte-t-il ? Des desseins contradictoires ? Soit, ce ne sera rien. Des velléités stériles ? Pourtant, elles sont toujours la seule réalité politique. Le rouge de la honte et les situations gênantes ? La seule honte et la seule gêne, c'est la perte du trône. Aussi longtemps que le caprice reste en place, il a raison. Quelque inconstant, insensé et méprisable qu'il soit, le caprice sera toujours assez bon pour gouverner un peuple qui n'a jamais connu d'autre loi que le bon plaisir de ses rois. Je ne dis nullement qu'un système stupide et la perte de l'estime à l'intérieur et à l'extérieur resteront sans conséquences ; je ne garantis pas, quant à moi, la sécurité de la nef des fous ; mais je prétends que le roi de Prusse sera un homme de son temps aussi longtemps que le monde absurde sera le monde réel.

(...)

Telle fut la tentative de supprimer l'État des philistins sur sa propre base, et tel en est l'échec : on a rendu évident à tout le monde que le despotisme ne peut se passer de la brutalité et que l'humanité lui est chose impossible. Seule la brutalité peut maintenir un état de choses fait de brutalité. Et me voilà au terme de notre tâche commune, qui était d'examiner de près le philistin et son État. Vous ne direz pas que je surestime le présent, et si pourtant je n'en désespère pas, c'est uniquement parce que sa situation désespérée me remplit d'espoir. Je ne parle pas du tout de l'impéritie des maîtres ni de l'indolence des valets et des sujets qui laissent tout aller à la grâce de Dieu ; et pourtant, les deux réunies suffiraient déjà pour provoquer une catastrophe. Je me borne à vous signaler le fait que voici : les ennemis des philistins, en un mot tous les hommes qui pensent et tous ceux qui souffrent, sont parvenus à une entente, dont les moyens leur manquaient absolument jusqu'alors, et même le système de reproduction des sujets, le système passif d'autrefois, enrôle chaque jour des recrues pour le service de l'humanité nouvelle. Cependant, le système de l'industrie et du commerce, de la propriété et de l'exploitation des hommes conduit, plus rapidement encore que l'accroissement de la population, à une rupture au sein de la société actuelle ; et l'ancien système est incapable de guérir cette rupture, parce qu'il ne guérit ni ne crée rien, mais ne fait qu'exister et jouir. Or, l'existence de l'humanité souffrante qui pense, et de l'humanité pensante, qui est opprimée, deviendra nécessairement immangeable et indigeste pour le monde animal des philistins, monde passif et qui jouit sans penser à rien.

Nous devons pour notre part mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler positivement à la formation du nouveau.



[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, mai 1843]





(... ) En Allemagne, l'oppression brutale est partout ; c'est une vraie anarchie de l'esprit ; le règne de la bêtise elle-même est advenu, et Zurich obéit aux ordres de Berlin ; aussi est-il de plus en plus évident qu'il faut chercher un nouveau point de ralliement pour les esprits réellement pensants et indépendants. Je suis convaincu que notre projet répondra à un vrai besoin, et il doit être possible de satisfaire réellement les besoins réels. Aussi n'ai-je pas le moindre doute quant à l'entreprise, pour peu que l'on s'y mette sérieusement.

Plus grande encore peut-être que les obstacles externes semblent être les difficultés internes. Car s'il n'y a pas le moindre doute quant au point de départ, tout le monde devra admettre que la confusion est d'autant plus grande quant au but. Non seulement l'anarchie générale a éclaté parmi les réformateurs, mais chacun est bien obligé de s'avouer qu'il n'a pas une vue exacte de ce qui doit arriver. Or, l'avantage de la nouvelle tendance, c'est justement que nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement, mais découvrir le monde nouveau, en commençant par la critique du monde ancien. Jusqu'ici les philosophes détenaient la solution de toutes les énigmes dans leur pupitre, et ce monde bêtement exotérique n'avait qu'à ouvrir le bec pour que les alouettes de la science absolue lui tombent toutes rôties dans la bouche. La philosophie s'est sécularisée, et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même se trouve entraînée dans le tourment du combat de manière non seulement extérieure, mais aussi intérieure. Si la construction de l'avenir et l'achèvement pour tous les temps n'est pas notre affaire, ce qu'il nous faut accomplir dans le présent n'en est que plus certain, je veux dire la critique impitoyable de tout l'ordre établi, impitoyable en ce sens que la critique ne craint ni ses propres conséquences ni le conflit avec les puissances existantes.

Voilà pourquoi je ne tiens nullement à ce que nous arborions un drapeau dogmatique, bien au contraire. Notre tâche, c'est d'aider les dogmatiques à bien comprendre leurs propres thèses. Ainsi, par exemple, le communisme est une abstraction dogmatique, et ici je n'ai nullement en vue un quelconque communisme imaginaire ou possible, mais le communisme réellement existant, tel que l'enseignent Cabet, Dézamy, Weitling et d'autres. Ce communisme n'est lui-même qu'une manifestation particulière du principe humaniste, infectée de son contraire, l'intérêt privé. Par conséquent, abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques, et le communisme a vu naître en face de lui, non pas par hasard, mais par nécessité, d'autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, de Proudhon, etc., parce qu'il n'est lui-même qu'une réalisation particulière, partielle, du principe socialiste. Et tout le principe socialiste n'est, quant à lui, que l'une des faces du problème, celle qui concerne la réalité de l'être humain vrai. Nous devons nous soucier tout autant de l'autre face, de l'existence théorique de l'homme, donc prendre la religion, la science, etc., pour objet de notre critique. Nous voulons en outre agir sur nos contemporains, c'est-à-dire sur nos contemporains allemands. Comment procéder ? Telle est la question. Il y a deux faits incontestables. La religion, d'une part, la politique, d'autre part, sont des objets qui constituent le principal intérêt de l'Allemagne actuelle. C'est par elles, telles qu'elles sont, qu'il nous faut commencer, sans leur opposer tel système tout fait, dans le genre du Voyage en Icarie.

La raison a toujours existé, mais pas toujours sous la forme raisonnable. Le critique peut donc se rattacher à n'importe quelle forme de la conscience théorique et pratique, et déployer, en partant des propres formes de la réalité existante, la vraie réalité comme leur exigence et leur fin ultime. Or, touchant la vie réelle, c'est précisément l'État politique – dans toutes ses formes modernes – qui, même  quand il n'est pas encore empli, de manière consciente, des exigences socialistes, contient les exigences de la raison. Et il ne s'en tient pas là. Partout il suppose la raison devenue réalité. Mais partout aussi, il tombe dans la contradiction entre sa vocation théorique et ses présuppositions réelles.

(...)

Par conséquent, rien ne nous empêche de relier notre critique à la critique de la politique, à la prise de parti en la politique, donc à des luttes réelles, et de nous identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d'un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c'est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat ». Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non.

La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui- même, à lui expliquer ses propres actes.

(...)

Notre devise sera donc : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mystique, obscure à elle-même, qu'elle se manifeste dans la religion ou dans la politique. On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède le rêve d'une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. On s'apercevra qu'il ne s'agit pas de tirer un grand trait suspensif entre le passé et l'avenir, mais d'accomplir les idées du passé. On verra enfin que l'humanité ne commence pas une œuvre nouvelle, mais qu'elle réalise son œuvre ancienne avec conscience.

Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C'est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l'oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s'agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l'Humanité n'a besoin que de les appeler enfin par leur nom.



[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, septembre 1843]



 

23 février 2018

Marx dans le texte (3)

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Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance. Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique.

(...)

Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.

Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole.

La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même.

L'histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s'est évanouie, d'établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation de l'homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.

(...)

Mais dès que la réalité sociale et politique moderne est elle-même soumise à la critique, dès que, par conséquent, la critique s'élève à des problèmes vraiment humains, elle se trouve en dehors du statu quo allemand, à moins de prendre son objet par le petit coté. Un exemple ! Le rapport de l'industrie, du monde de la richesse en général, au monde politique est un problème capital des temps modernes. Sous quelle forme ce problème commence-t-il à préoccuper les Allemands ? Sous la forme des tarifs protectionnistes, du système prohibitif de l'économie nationale. La teutomanie a passé des hommes dans la matière, si bien qu'un beau jour nos chevaliers du coton et nos héros du fer se virent métamorphosés en patriotes. On commence donc à reconnaître en Allemagne la souveraineté du monopole à l'intérieur en lui attribuant la souveraineté à l'extérieur. On commence donc à faire en Allemagne ce par quoi l'on a fini en France ou en Angleterre. L'ancien ordre pourri, contre lequel ces peuples se révoltent en théorie, et qu'ils supportent simplement comme l'on supporte des chaînes, est salué en Allemagne comme l'aube naissante d'un bel avenir, qui ose encore à peine passer de la théorie astucieuse à la pratique brutale. Tandis qu'en France et en Angleterre le problème se pose sous la forme économie politique ou pouvoir de la Société sur la richesse, il se pose en Allemagne sous cette forme économie nationale ou pouvoir de la propriété privée sur la nationalité. Il s'agit donc, en France et en Angleterre, d'abolir le monopole qui a été poussé jusqu'à ses dernières conséquences ; et il s'agit en Allemagne d'aller jusqu'aux dernières conséquences du monopole. Là, il s'agit de la solution, ici il ne s'agit encore que de la collision. Et nous voyons suffisamment, par cet exemple, sous quelle forme les problèmes modernes se posent en Allemagne ; et cet exemple nous montre que notre histoire, semblable à une jeune recrue, n'a eu jusqu'ici que la tâche de ressasser des histoires banales.

Si tout le développement allemand ne dépassait donc pas le développement politique allemand, un Allemand pourrait intervenir dans les problèmes du temps présent tout au plus comme un Russe y interviendrait. Mais si l'individu particulier n'est pas lié par les limites de la nation, la nation tout entière est encore bien moins affranchie par l'affranchissement d'un individu. Les Scythes n'ont pas progressé d'un seul pas vers la culture grecque du fait que la Grèce compte un Scythe au nombre de ses philosophes.

Par bonheur, nous autres Allemands ne sommes pas des Scythes.

De même que les anciens peuples ont vécu leur préhistoire dans l'imagination, dans la mythologie, nous autres Allemands nous avons vécu notre post-histoire dans la pensée, dans la philosophie. Nous sommes les contemporains philosophiques du temps présent, sans en être les contemporains historiques. La philosophie allemande est le prolongement idéal de l'histoire allemande. Lorsque, au lieu des œuvres incomplètes de notre histoire réelle, nous critiquons donc les œuvres posthumes de notre histoire idéale, la philosophie, notre critique est en plein milieu des questions dont le présent dit : that is the question. Ce qui, chez les peuples avancés, constitue un désaccord pratique avec l'ordre social moderne, cela constitue tout d'abord en Allemagne, où cet ordre social n'existe même pas encore, un désaccord critique avec le mirage philosophique de cet ordre social.

La philosophie du droit, la philosophie politique allemande est la seule histoire allemande qui soit au niveau avec le présent moderne officiel. Le peuple allemand est donc forcé de lier son histoire de rêve à son ordre social du moment et à soumettre à la critique, non seulement cet ordre social existant, mais encore sa continuation abstraite. Son avenir ne peut se limiter ni à la négation directe de son ordre juridique et politique réel, ni à la réalisation directe de son ordre juridique et politique idéal. La négation directe de son ordre réel, il la possède en effet dans son ordre idéal, et la réalisation directe de son ordre idéal, il l'a déjà presque dépassée dans l'idée des peuples voisins. C'est donc à juste titre qu'en Allemagne le parti politique pratique réclame la négation de la philosophie. Son tort consiste, non pas à formuler cette revendication, mais à s'arrêter à cette revendication qu'il ne réalise pas et ne peut pas réaliser sérieusement. Il se figure effectuer cette négation en tournant le dos à la philosophie et en lui consacrant, à mi-voix et le regard ailleurs, quelques phrases banales et pleines de mauvaise humeur. Quant aux limites étroites de son horizon, la philosophie ne les compte pas non plus dans le domaine de la réalité allemande, ou bien va jusqu'à les supposer sous la pratique allemande et les théories dont elle fait usage. Vous demandez que l'on prenne comme point de départ de réels germes de vie, mais vous oubliez que le véritable germe de vie du peuple allemand n'a poussé jusqu'ici que sous le crâne de ce même peuple. En un mot : vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la réaliser.

La même erreur, mais avec des facteurs inverses, fut commise par le parti politique théorique, qui date de la philosophie.

Dans la lutte actuelle, ce parti n'a vu que la lutte critique de la philosophie contre le monde allemand ; et il n'a pas considéré que la philosophie passée fait elle-même partie de ce monde et en est le complément, ne fût-ce que le complément idéal. Critique envers son adversaire, il ne le fut pas envers lui-même : il prit, en effet, comme point de départ, les hypothèses de la philosophie ; mais, ou bien il s'en tint aux résultats donnés par la philosophie, ou bien il alla chercher autre part des exigences et des résultats pour les donner comme des exigences et des résultats immédiats de la philosophie, bien qu'on ne puisse – leur légitimité supposée – les obtenir au contraire que par la négation de la philosophie telle qu'elle fut jusqu'ici, c'est-à-dire de la philosophie en tant que philosophie. Nous nous réservons de donner un tableau plus détaillé de ce parti. Son principal défaut peut se résumer comme suit : Il croyait pouvoir réaliser la philosophie, sans la supprimer.

La critique de la philosophie du droit et de la philosophie politique allemande, à laquelle Hegel a donné la formule la plus logique, la plus riche, la plus absolue, est à la fois l'analyse critique de l'État moderne et de la réalité qui s'y trouve liée et la négation catégorique de toute la manière passée de la conscience juridique et politique allemande, dont l'expression la plus universelle, l'expression capitale élevée au rang d'une science, est précisément la philosophie spéculative du droit. Si l'Allemagne seule a pu donner naissance à la philosophie spéculative du droit, cette pensée transcendante et abstraite de l'État moderne dont la réalité reste un au-delà, cet au-delà ne fût-il situé que de l'autre côté du Rhin, réciproquement, la représentation allemande de l'État moderne, cette représentation qui fait abstraction de l'homme réel, n'était, elle aussi, possible que parce que et autant que l'État moderne fait lui-même abstraction de l'homme réel, ou ne satisfait tout l'homme que de façon imaginaire. En politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait. L'Allemagne a été leur conscience théorique. L'abstraction et la présomption de sa pensée ont toujours marché de pair avec le caractère exclusif et trop compact de leur réalité. Si donc le statu quo de l'ordre politique allemand exprime le parachèvement de l'ancien régime, ce qui constitue une écharde dans le corps de l'État moderne, le statu quo de la science politique allemande exprime l'inachèvement de l'État moderne, ce qui constitue la nature morbide de son corps.

Par le seul fait qu'elle est l'adversaire déclaré de l'ancien mode de la conscience politique allemande, la critique de la philosophie spéculative du droit ne s'égare pas en elle-même, mais en des tâches dont la solution ne peut être donnée que par un moyen : la pratique.

La question se pose donc : l'Allemagne peut-elle arriver à une pratique à la hauteur des principes, c'est-à-dire à une révolution qui l'élèvera, non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais à la hauteur humaine, qui sera le proche avenir de ces peuples ?

Il est évident que l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu'elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu'elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même. Ce qui prouve jusqu'à l'évidence le radicalisme de la théorie allemande, donc son énergie pratique, c'est qu'elle prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion. La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l'homme est, pour l'homme, l'être suprême. Elle aboutit donc à l'impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l'homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable, qu'on ne peut mieux dépeindre qu'en leur appliquant la boutade d'un Français à l'occasion de l'établissement projeté d'une taxe sur les chiens « Pauvres chiens ! on veut vous traiter comme des hommes ! »

Même au point de vue historique, l'émancipation théorique présente pour l'Allemagne une importance spécifiquement pratique. En effet, le passé révolutionnaire de l'Allemagne est théorique, c'est la Réforme. À cette époque, la révolution débuta dans la tête d'un moine ; aujourd'hui, elle débute dans la tête du philosophe.

(...)

Mais une révolution radicale allemande semble se heurter à une difficulté capitale.

En effet, les révolutions ont besoin d'un élément passif, d'une base matérielle. La théorie n'est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des besoins de ce peuple. Le désaccord énorme entre les revendications de la pensée allemande et les réponses de la réalité allemande aura-t-il comme correspondant le même désaccord de la société bourgeoise avec l'État et avec elle-même ? Les besoins théoriques seront-ils des besoins directement pratiques ? Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée.

Mais l'Allemagne n'a pas gravi les degrés intermédiaires de l'émancipation politique en même temps que les peuples modernes. Et même les degrés, auxquels elle s'est élevée théoriquement, elle ne les a pas encore atteints dans la pratique. Et comment pourrait-elle, en un saut périlleux, franchir ses propres barrières, mais aussi les barrières des peuples modernes, c'est-à-dire des barrières dont elle doit, dans la réalité, éprouver et poursuivre l'établissement comme une émancipation de ses barrières réelles ? Une révolution radicale ne peut être que la révolution de besoins radicaux, dont il semble précisément qu'il manque les conditions et les lieux d'éclosion.

Mais l'Allemagne, Si elle n'a fait qu'accompagner de l'activité abstraite de la pensée le développement des peuples modernes, sans prendre de part active dans les luttes réelles de ce développement, a partagé les souffrances de ce développement, sans en partager les jouissances ni la satisfaction partielle. À l'activité abstraite d'une part correspond la souffrance abstraite d'autre part. Et un beau jour, l'Allemagne se trouvera donc au niveau de la décadence européenne, avant d'avoir jamais été au niveau de l'émancipation européenne. On pourra la comparer à un fétichiste, qui se meurt des maladies du christianisme.

Si l'on considère tout d'abord les gouvernements allemands, on se rend compte que les circonstances actuelles, la situation de l'Allemagne, l'étiage de la culture allemande, enfin un heureux instinct les poussent à combiner les défauts civilisés du monde politique moderne, dont nous ne possédons pas les avantages, avec les défauts barbares de l'ancien régime, dont nous jouissons pleinement, de telle sorte que l'Allemagne doit participer de plus en plus, sinon à l'intelligence, du moins à la déraison des formations politiques dépassant son statu quo. Y a-t-il par exemple, de par le monde, un pays qui partage avec autant de naïveté que l'Allemagne soi-disant constitutionnelle toutes les illusions du régime constitutionnel, sans en partager les réalités ? Ou bien, le gouvernement allemand ne dut-il pas nécessairement avoir l'idée d'allier les tourments de la censure avec les tourments des lois françaises de septembre, qui supposent la liberté de la presse ? De même qu'au Panthéon romain l'on trouvait les dieux de toutes les nations, on trouvera dans le Saint-Empire germanique tous les péchés de toutes les formes d'État. Cet éclectisme atteindra une hauteur insoupçonnée jusqu'ici. Nous en avons la garantie, notamment dans la gourmandise politico-esthétique d'un roi allemand, qui pense jouer tous les rôles de la royauté, de la royauté féodale ou bureaucratique, absolue ou constitutionnelle, autocratique ou démocratique. Si ce n'est par l'intermédiaire du peuple, du moins en propre personne. Si ce n'est pour le peuple, du moins pour lui-même. L’Allemagne, en tant que personnification du vice absolu du présent politique, ne pourra démolir les barrières spécifiquement allemandes, sans démolir la barrière générale du présent politique.

Ce qui est, pour l'Allemagne, un rêve utopique, ce n'est pas la révolution radicale, l'émancipation générale et humaine, c'est plutôt la révolution partielle, simplement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique ? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s'émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l'émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l'hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l'argent ou la culture.

Il n'est pas de classe de la société bourgeoise qui puisse jouer ce rôle, à moins de faire naître en elle-même et dans la masse un élément d'enthousiasme, où elle fraternise et se confonde avec la société en général, s'identifie avec elle et soit ressentie et reconnue comme le représentant général de cette société, un élément où ses prétentions et ses droits soient en réalité les droits et les prétentions de la société elle-même, où elle soit réellement la tête sociale et le cœur social. Ce n'est qu'au nom des droits généraux de la société qu'une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour emporter d'assaut cette position émancipatrice et s'assurer l'exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l'intérêt de sa propre sphère, l'énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d'un peuple et l'émancipation d'une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu'une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu'une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale ; il faut qu'une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu'en s'émancipant de cette sphère on réalise l'émancipation générale. Pour qu'une classe soit par excellence la classe de l'émancipation, il faut inversement qu'une autre classe soit ouvertement la classe de l'asservissement. L'importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l'importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée.

Tout d'abord, n'importe quelle classe particulière de l'Allemagne manque de la logique, de la pénétration, du courage, de la netteté qui pourraient la constituer en représentant négatif de la société. Mais il lui manque tout autant cette largeur d'âme qui s'identifie, ne fût-ce que momentanément, avec l'âme populaire, cette génialité qui pousse la force matérielle à la puissance politique, cette hardiesse révolutionnaire qui jette à l'adversaire cette parole de défi : Je ne suis rien et je devrais être tout. L'essence de la morale et de l'honnêteté allemandes, des classes aussi bien que des individus, est constituée par cet égoïsme modeste qui fait valoir et permet qu'on fasse valoir contre lui-même son peu d'étendue. La situation réciproque des différentes sphères de la société allemande n'est donc pas dramatique, mais épique. Chacune de ses sphères se met à prendre conscience d'elle-même et à s'établir à côté des autres avec ses revendications particulières, non pas à partir du moment où elle est opprimée, mais à partir du moment où, sans qu'elle y ait contribué en rien, les circonstances créent une nouvelle sphère sociale sur laquelle elle pourra, à son tour, faire peser son oppression. Même le sentiment moral de la classe moyenne allemande n'a d'autre base que la conscience d'être la représentante générale de la médiocrité étroite et bornée de toutes les autres classes. Ce ne sont donc pas seulement les rois allemands qui montent mal à propos sur le trône ; chaque sphère de la société bourgeoise subit une défaite avant d'avoir remporté de victoire ; elle élève sa propre barrière, avant d'avoir abattu la barrière qui la gêne ; elle fait valoir toute l'étroitesse de ses vues, avant d'avoir pu faire valoir sa générosité ; et ainsi, l'occasion même d'un grand rôle est toujours passée avant d'avoir existé, et chaque classe, à l'instant précis où elle engage la lutte contre la classe supérieure, reste impliquée dans la lutte contre la classe inférieure. C'est pourquoi les princes sont en lutte avec la royauté, la bureaucratie avec la noblesse, le bourgeois avec eux tous, tandis que le prolétaire commence déjà la lutte contre le bourgeois. La classe moyenne ose à peine, en se plaçant à son point de vue, concevoir l'idée de l'émancipation, que déjà le développement de la situation sociale ainsi que le progrès de la théorie politique font voir que ce point de vue est déjà suranné ou du moins problématique.

En France, il suffit qu'on soit quelque chose, pour vouloir être tout. En Allemagne, personne n'a le droit d'être quelque chose, à moins de renoncer à tout. En France, l'émancipation partielle est la raison de l'émancipation universelle. En Allemagne, l'émancipation universelle est la condition sine qua non de toute émancipation partielle. En France, c'est la réalité, en Allemagne, c'est l'impossibilité de l'émancipation progressive qui doit enfanter toute la liberté. En France, toute classe du peuple est idéaliste politique, et elle a d'abord le sentiment d'être non pas une classe particulière, mais la représentante des besoins généraux de la société. Le rôle d'émancipateur passe donc successivement, dans un mouvement dramatique, aux différentes classes du peuple français, jusqu'à ce qu'il arrive enfin à la classe qui réalise la liberté sociale, non plus en supposant certaines conditions extérieures à l'homme et néanmoins créées par la société humaine, mais en organisant au contraire toutes les conditions de l'existence humaine dans l'hypothèse de la liberté sociale. En Allemagne, où la vie pratique est aussi peu intellectuelle que la vie intellectuelle est peu pratique, aucune classe de la société bourgeoise n'éprouve ni le besoin ni la faculté de l'émancipation universelle, jusqu'à ce qu'elle y soit forcée par sa situation immédiate, par la nécessité matérielle, par ses chaînes mêmes.

Où donc est la possibilité positive de l'émancipation allemande ?

Voici notre réponse. Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat.

Le prolétariat ne commence à se constituer en Allemagne que grâce au mouvement industriel qui s'annonce partout. En effet, ce qui forme le prolétariat, ce n'est pas la pauvreté naturellement existante, mais la pauvreté produite artificiellement ; ce n'est pas la masse machinalement opprimée par le poids de la société, mais la masse résultant de la décomposition aiguë de la société, et surtout de la décomposition aiguë de la classe moyenne. Ce qui n'empêche pas, cela va de soi, la pauvreté naturelle et le servage germano-chrétien de grossir peu à peu les rangs du prolétariat.

Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l'ordre social actuel, il ne fait qu'énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu'établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu'il y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société. Le prolétariat se trouve alors, par rapport au nouveau monde naissant, dans la même situation juridique que le roi allemand par rapport au monde existant, quand il appelle le peuple son peuple ou un cheval son cheval. En déclarant le peuple sa propriété privée, le roi énonce tout simplement que le propriétaire privé est roi.

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. Et dès que l'éclair de la pensée aura pénétré au fond de ce naïf terrain populaire, les Allemands s'émanciperont et deviendront des hommes.

Résumons le résultat. L'émancipation de l'Allemagne n'est pratiquement possible que si l'on se place au point de vue de la théorie qui déclare que l'homme est l'essence suprême de l'homme. L'Allemagne ne pourra s'émanciper du Moyen Age qu'en s'émancipant en même temps des victoires partielles remportées sur le Moyen Age. En Allemagne, aucune espèce d'esclavage ne peut être détruite, sans la destruction de tout esclavage. L'Allemagne qui aime aller au fond des choses ne peut faire de révolution sans tout bouleverser de fond en comble. L'émancipation de l'Allemand, c'est l'émancipation de l'homme. La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.

Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois.



[Contribution à la critique de la philosophie du droit politique de Hegel, Introduction,  1843]

20 février 2018

Marx dans le texte (2)

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La presse en Hollande aurait provoqué la révolution belge ! Quelle presse ? La presse réformatrice ou la presse réactionnaire ? Question que nous pouvons aussi poser au sujet de la France, et si l'orateur blâme, par exemple, la presse cléricale belge, qui fut en même temps démocratique, qu'il s'en prenne également à la presse cléricale en France, qui fut en même temps absolutiste. Toutes deux ont concouru à la chute de leurs gouvernements. En France, ce n'est pas la liberté de la presse qui a provoqué des révolutions, c'est la censure.

Cela dit, il n'en reste pas moins que la révolution belge apparut d'abord comme une révolution spirituelle, une révolution de la presse. C'est en ce sens seulement que l'on peut affirmer que la presse a fait la révolution belge. Faut-il l'en blâmer ? La révolution doit-elle d'emblée prendre figure matérielle ? Frapper au lieu de parler ? Le gouvernement peut matérialiser une révolution spirituelle ; une révolution matérielle doit d'abord spiritualiser le gouvernement.

La révolution belge est un produit de l'esprit belge. C'est pourquoi la presse, qui est, de nos jours, la plus libre des manifestations de l'esprit, a aussi sa part dans la révolution belge. La presse belge ne serait pas la presse belge, si elle était restée à l'écart de la révolution tout comme la révolution belge ne serait pas belge si elle n'avait pas été en même temps la révolution de la presse. La révolution d'un peuple est totale ; ce qui signifie que chaque sphère se révolte à sa manière particulière ; pourquoi pas la presse en tant que presse ?

(...)

La liberté est à ce point essentielle aux hommes que même ses adversaires la réalisent, tout en combattant sa réalité.

(...)

Nul homme ne combat la liberté ; tout au plus combat-il la liberté des autres. Toute espèce de liberté a donc toujours existé, mais tantôt comme un privilège particulier, tantôt comme un droit universel.

(...)

La presse libre, c'est l'oeil partout ouvert de l'esprit du peuple, c'est l'incarnation de la confiance que la peuple a en lui-même, le lien parlant qui unit l'individu à l'Etat et au monde, la culture incarnée qui transfigure les luttes matérielles en luttes spirituelles et en idéalise la rude forme physique. Elle est l'impitoyable confession qu'un peuple se fait à lui-même, et l'on connaît la vertu rédemptrice de l'aveu. Elle est le miroir spirituel où un peuple se regarde, et la contemplation de soi-même est la première condition de la sagesse. Elle est l'esprit public que l'on peut colporter dans chaque maison à meilleur compte que le gaz matériel. Elle est universelle, omniprésente, omnisciente. Elle est le monde idéal qui jaillit perpétuellement du monde réel et, esprit toujours plus riche, y reflue pour le vivifier à nouveau.

(...)

La première liberté de la presse, c'est de n'être pas un métier. L'écrivain qui la rabaisse jusqu'à en faire un moyen matériel mérite, comme châtiment de cette servitude intérieure, la servitude extérieure, la censure ; ou plutôt son châtiment, c'est son existence même.

Evidemment, la presse existe aussi comme un métier, mais ce n'est pas alors l'affaire des écrivains, c'est celle des imprimeurs et des libraires. Or, ce dont il s'agit ici, ce n'est pas la liberté du travail des imprimeurs et des libraires, mais la liberté de la presse.

[Les délibérations de la Sixième Diète Rhénane, mai 1842, Rheinische Zeitung (Gazette Rhénane)]

 

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Depuis le mois d'avril jusqu'à ce jour, j'ai pu travailler en tout peut-être quatre semaines au plus, et encore pas quatre semaines de suite. J'ai dû passer six semaines à Trèves du fait d'un nouveau décès, le reste de mon temps a été morcelé et gâché par les discussions familiales les plus rebutantes.Ma famille m'a mis des bâtons dans les roues et, en dépit de mon aisance je connais les pires difficultés matérielles. Je ne puis vous importuner du récit de ces tracasseries d'ordre privé ; c'est une vraie chance que les tracasseries publiques ôtent à un homme de caractère toute possibilité de s'irriter à propos de ses affaires personnelles.

(...)

Comme vous vous trouvez au coeur même des nouveautés philosophiques et théologiques, mon désir le plus cher serait d'avoir de vous quelques détails sur la situation présente. Ici on voit bien l'aiguille des heures, mais non celle des minutes.

[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, le 9 juillet 1842]



Il y a quelques jours, j'ai reçu une lettre du petit Meyen (...) où il m'invite à m'expliquer sur mes rapports 1. avec vous et Herwegh, 2. avec les Affranchis, 3. avec les nouveaux principes de la rédaction et sa position à l'égard du gouvernement. J'ai répondu immédiatement et exprimé ouvertement mon point de vue sur les défauts que présentent leurs articles : ils trouvent la liberté dans une forme licencieuse, sans-culottesque et par là- même commode, plutôt que dans un contenu libre, c'est-à-dire indépendant et qui aille au fond des choses. Je les invitai à ne pas se contenter de vagues raisonnements, de phrases pompeuses, à ne pas se montrer trop complaisants vis-à-vis d'eux-mêmes, à s'attacher à analyser exactement les situations concrètes et à faire preuve de connaissances précises. Je leur expliquai que je tenais pour déplacée, que dis-je pour immorale, l'introduction subreptice de dogmes communistes et socialistes, donc d'une nouvelle conception de la vie, dans des comptes-rendus de théâtre, etc. qui n'ont rien à voir avec elle, et que je désirais une discussion toute différente et plus approfondie du communisme, si ce sujet devait venir en discussion. J'ai exprimé ensuite le désir que la religion soit critiquée à travers la situation politique plutôt que la situation politique à travers la religion, parce que ce détour répond mieux à la nature d'un journal et à la formation du public, parce que la religion, vide de substance par elle-même, ne tire pas son existence du ciel, mais de la terre, et s'écroule d'elle-même dès qu'on détruit l'absurde réalité dont elle est la théorie. Enfin je voulais que, si l'on parlait de philosophie, l'on jouât moins avec le label «Athéisme et Cie» (cela fait penser aux enfants qui assurent à qui veut les entendre qu'ils n'ont pas peur du loup-garou), mais qu'on exposât plutôt au peuple le contenu de l'athéisme. Voilà tout.

[Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, le 30 novembre 1842]