12 mars 2015
Le poète a toujours raison
Il y aura demain cinq ans disparaissait Jean Ferrat.
L’occasion de revenir ici sur un bel album qui lui avait été consacré en 2011, tendrement introduit par sa seconde épouse, Colette, qui écrivait alors fort justement : « Jean Ferrat n’est pas parti, il est en nous ».
Un livre à l’iconographie très riche, qui évoque la vie de l’artiste, de ses années d’enfance aux derniers moments, illustrée par de multiples témoignages, lettres, manuscrits, extraits de chansons, …
Jean Tenenbaum était encore très jeune lorsque son père succomba à Auschwitz, en 1942. Ce drame familial le marqua profondément (et les recherches qu’il entreprit à ce sujet le conduiront plus tard (1963) à écrire le poignant « Nuit et brouillard »).
Après la guerre et sa tragédie personnelle, il abandonna rapidement ses études de chimiste pour se consacrer au Music-Hall. C’est là qu’il fit son apprentissage de chanteur devant le plus exigeant des jurys : le public.
Au fil des pages, nous pouvons suivre son évolution, les premières années mouvementées, sa progression et le rôle joué dans celle-ci par des vedettes de l’époque comme Zizi Jeanmaire, sa complicité naissante avec Gérard Meys (son « producteur ») et Alain Goraguer (l’ « orchestrateur » de talent qui fignolait les arrangements musicaux), sa rencontre avec Christine Sèvres (chanteuse elle aussi, qui se tournera ensuite vers la peinture), son amitié avec de grandes personnalités de la chanson française comme Georges Brassens et Léo Ferré, le seul de ses pairs à qui il demandera un autographe !
Il y est évidemment aussi question de ses engagements, de son voyage à Cuba, de son admiration pour Federico Garcia Lorca (« j’ai découvert la poésie avec Aragon, mais pas seulement. Il y avait aussi Lorca, c’était d’une beauté absolument fracassante ») et, précisément, de sa relation avec celui qui fut l’un des plus grands écrivains français du XXème siècle (« la langue d’Aragon est particulièrement adaptée à la musique parce qu’elle est d’une concision extrême. Elle a une diversité exceptionnelle de rimes et d’images qui enrichit le sens. Un texte de chanson doit être ramassé. Il faut raconter une histoire en trois minutes. Dans la poésie d’Aragon, il y a l’alliance du chant profond, général, et d’une écriture forte et dense qui en fait la beauté et la grandeur »). Par ailleurs, Jean Ferrat aimait lire et lisait beaucoup : de Beaudelaire à Eluard en passant par Vian, Kundera ou Garcia Marquez. Il portait aussi un intérêt soutenu pour les biographies…
Et puis, un rappel utile, ses rapports conflictuels avec les médias, qui le censurèrent plus d’une fois (notamment « Potemkine » ou « Un air de liberté », qui s’en prenait ouvertement au directeur du Figaro, Jean d’Ormesson). Ferrat fut ainsi interdit de télévision durant plusieurs années, ou ne put interpréter librement ses créations les plus contestées.
Le livre s’étend naturellement sur son coup de foudre pour l’Ardèche (avec de magnifiques photos), où il s’installa définitivement, et qui lui inspira son plus grand succès (« La Montagne »). Une région où il vivait heureux et apaisé, loin du tumulte du show-business et loin de Paris, sa ville natale, à laquelle il restait toutefois attaché. C’est dans son village d’adoption qu’il jouait de mémorables parties de cartes ou de pétanque ; c’est là qu’il pouvait se détendre près d’un torrent situé en contrebas de sa propriété. Parmi quelques anecdotes savoureuses, ses vaines tentatives d’élevage de truites, systématiquement dévorées par les couleuvres du coin…
Sont encore évoquées ses amies et interprètes privilégiées -Isabelle Aubret et Francesca Solleville- ou ses liens avec Lise London, Edmonde Charles-Roux et Lucie Aubrac.
Ses rapports avec le PCF ne sont pas éludés, ni ses critiques : condamnation de l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 (« Camarade ») ou du stalinisme (« Le Bilan »).
Sans oublier son sens de l’humour et son copinage avec les (regrettés) trublions de Charlie Hebdo (Reiser, Wolinski, Cabu…) qui lui consacrèrent quelques dessins caustiques (certains reproduits dans le livre) qui le faisaient beaucoup rire.
L’ouvrage se termine par de nombreux coups de chapeau de Pierre Perret à Georges Moustaki (décédé depuis lors), en passant par Juliette Greco, Bernard Pivot ou José Bové.
Un livre superbe pour se souvenir, et une invitation à redécouvrir cette attachante personnalité et une discographie qui lui survivra longtemps encore.
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Raoul Bellaïche, Colette Ferrat et Alain Marouani, Jean Ferrat, Editions Michel Lafon, Paris, 2011, 30 €
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10 mars 2015
Sombres perspectives
Le gouvernement n’a cure des accords conclus au sein du « Groupe des 10 » et mettra en œuvre une réforme des « prépensions » telle qu’il la conçoit depuis le début : radicale, car devant déboucher à terme sur la disparition pure et simple de ce système !
Dépités, les dirigeants syndicaux actent qu’ils ne peuvent même plus entretenir l’illusion de la « concertation sociale » et que leurs compromissions sont devenues inopérantes pour enrayer les machines de guerre néo-libérales à l’oeuvre.
Nombre d’internautes tentent d’exorciser leur impuissance en vitupérant sur les réseaux sociaux Bart de Wever, Charles Michel et consorts.
Mais ces réactions offusquées et les commentaires en boucle sur facebook et autre twitter commencent à être redondants et sont parfaitement stériles.
Car enfin, nous savions depuis la constitution de cet Exécutif fédéral qu’il était orienté très à droite. Nous savions depuis le premier jour qu’il défendait un programme de régression sociale sans précédent. L’expérience aidant, nous savions aussi que des promenades dans les rues de Bruxelles, des rassemblements symboliques (comme celui de ce mercredi à la Place de la Monnaie !), voire même des grèves... sans lendemain, n’ébranleraient pas la NVA et le MR, entièrement dévoués à la cause du patronat et lancés obstinément dans une nouvelle croisade « austéritaire » !
Pourtant, beaucoup tombent encore des nues et sont frappés d'effroi parce que cette coalition confirme toute son agressivité, jour après jour ! Et les mêmes indignés semblent soudainement découvrir que le sommet syndical n'a aucune solution de rechange et reste enfermé dans l'impasse de la "concertation à la belge".
Quelle nouveauté !
La lucidité commande de comprendre qu’il n'y aura pas de changement de cap impulsé par des appareils syndicaux incapables de changer de logiciel stratégique.
La donne actuelle ne pourra être bousculée que par un vaste mouvement social venant "d'en bas".
Or, il est hélas bien difficile de repérer aujourd’hui le moindre frémissement significatif annonciateur d’une lutte de grande ampleur contre ce gouvernement des droites !
Et quelques dizaines de militants convaincus, qui se répandent en commentaires et en conseils sur le net, pourront difficilement inverser la courbe de l’inertie collective ou pallier les faiblesses récurrentes des gauches politique et syndicale.
L’heure n’est pas aux réjouissances. L’avenir immédiat s’annonce sombre.
Cette législature risque décidément d’être longue, très longue. Et son bilan (anti-)social (dans cinq ans !) risque d'être lourd, très lourd…
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04 mars 2015
Oui, Marx !
Karl Marx n’est pas seulement un spectre qui hante (de longue date) le capital, il est également le spectre qui taraude de larges courants de la gauche.
Avec la longue crise globale du capitalisme, l’emprise idéologique du néo-libéralisme, l’effondrement des pays dits du « socialisme réellement existant » ( !), les dérives de la social-démocratie et les impasses d’un certain gauchisme, Marx est devenu un personnage encombrant qu’il convient de délégitimer en le renvoyant dans son époque ou en le rangeant parmi les poussières d’une vieille bibliothèque, aux côtés de Platon, Pascal ou Kant.
Il serait un penseur du passé et dépassé, toléré dans le bagage culturel de l’ «honnête homme » du XXIème siècle, mais certainement pas plus et peut-être moins encore !
Certes, les tentatives de dénaturer Marx -voire de l’enterrer- ne sont pas neuves. Mais elles ont pris, au fil des années, une ampleur impressionnante.
Il est difficile d’ignorer que cette entreprise de dénigrement a été facilitée par des héritiers/épigones qui ont contribué à brouiller son image en façonnant un (des) « marxisme(s) », parfaitement contestable(s) et justement contesté(s). Et les crimes de masse commis en son nom tout au long du siècle précédent n’ont évidemment pas favorisé la perspective d’une réception positive de son œuvre…
Aujourd’hui, dans le meilleur des cas, Marx est tour à tour enfermé dans des fonctions étroites : un économiste -au même titre que David Ricardo ou Adam Smith- ; un philosophe -simple disciple de Hegel- ; voire un précurseur de la sociologie –discipline qui aurait cependant attendu un Durkheim ou un Weber pour gagner ses véritables lettres de noblesse !
Il y a manifestement plus de réticence à le considérer comme un penseur et un acteur politiques. Pourtant, Marx était d’abord un militant révolutionnaire qui a consacré toute sa vie au combat pour l’émancipation humaine, la libération des exploités et des opprimés.
Des révolutions de 1848 à la Commune de Paris (1871), en passant par la construction d’une Association Internationale des Travailleurs, Marx était au premier rang des luttes de classes de son époque. Il ne fut pas un intellectuel perdu errant dans les travées du British Museum, mais un homme engagé s’efforçant d’articuler la réflexion théorique à l’action concrète.
Cette indispensable et novatrice unité de la théorie et de la pratique reste d’une brûlante modernité au moment où le capitalisme demeure ce mode de production/consommation hégémonique, qui a gardé -au-delà d’un processus de complexification- ses caractéristiques essentielles, pertinemment analysées en son temps par Marx.
Le capitalisme repose plus que jamais sur la propriété privée des moyens de production ; les grandes structures économiques n’appartiennent pas et ne sont pas contrôlées par la collectivité et restent monopolisées par une minorité. La séparation de ces moyens de production d’avec les producteurs persiste. L’accumulation du capital et la course sans fin aux profits maximum continuent d'être le principal mobile de ce système. La concurrence obstinée impose toujours sa férule aux tentatives de coopération plus large. Le despotisme du marché étouffe impitoyablement le déploiement d’une authentique démocratie. La marchandisation est plus généralisée que jamais, touchant jusqu’au « vivant » !
L’actualité de Marx est précisément l’actualité de la critique du capitalisme et l’actualité de la nécessité de rompre avec lui pour éviter que l’humanité ne glisse vers plus de barbarie.
Car le capitalisme -véritable machine de guerre contre les êtres humains et leur environnement- ne peut être ni humanisé ni moralisé.
Le capital est un rapport social d’exploitation qui favorise l’accroissement des inégalités, le développement de la pauvreté, la lutte de tous contre tous, les conflits armés, la destruction des écosystèmes.
Celles et ceux qui ne se résignent pas à contempler le monde mais veulent le changer en profondeur ne peuvent se passer de Marx.
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