03 décembre 2020
IMAGINAIRE(S) [103]
"Dans la rue, il commençait à crachiner. Deux cavaliers pressèrent le trot de leurs chevaux et dépassèrent une Ford bringuebalante. Executor ouvrit la porte de la Packard blindée et aida le journaliste à s’asseoir.
− Ça commence à bien faire. Il nous faut de l’action.
− La veuve m’a juré qu’elle et ses amis n’y étaient pour rien.
− Qui alors ?
− Pas la moindre idée. Mais tu as raison. Ça suffit comme ça.
− Personne ne proteste de son innocence tant qu’une accusation n’a pas été lancée. Personne ne donne de réponses si on ne lui pose pas de questions.
− Tu as raison. Il faudrait commencer par là.
− Hier, on a tiré sur le poète et on a failli le tuer. Mettons la pression et voyons si l’Ombre sort de l’obscurité et se montre, dit l’Executor en démarrant.
− L’Ombre ? Quelle Ombre ?
− L’ennemi. C’est comme ça que le poète l’appelle. Quant à notre club de joueurs de dominos, il lui a trouvé un nom encore plus lyrique : l’Ombre de l’ombre.
− Pas mal du tout. On pourrait l’embaucher au journal."
[Paco Ignacio Taibo II, Ombre de l’ombre, 1986]
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02 décembre 2020
IMAGINAIRE(S) [102]
"Je raccroche, et je regagne la Voyager sur un nuage. Je ne pourrais pas être plus heureux si j’avais moi-même un boulot. C’est vrai ; enfin, presque vrai. Mais il travaille, il a un poste, il est là où il veut être !
Mon Dieu, je n’ai pas besoin de le tuer.
Oh, c’est super, c’est super. En démarrant la Voyager, en faisant le demi-tour, je souris jusqu’aux oreilles.
Tandis que les kilomètres défilent, que je me rapproche de plus en plus de la maison, le poids me retombe lentement dessus. Encore deux."
[Donald Westlake, Le couperet, 1997]
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01 décembre 2020
IMAGINAIRE(S) [101]
"Il resta étendu là jusqu’à ce qu’il fût certain que la cour fût vide. Il pensa à l’amour de sa vie et imagina qu’elle était avec lui, la tête reposant sur sa poitrine, lui disant combien elle aimait les sonnets qu’il composait pour elle.
Il se remit enfin debout. C’était dur de marcher ; chaque pas lui déchirait de douleur les entrailles jusqu’à la poitrine. Il se tâta le visage ; ce dernier était couvert de quelque chose de sec qui ne pouvait être que du sang. De la manche, il se frotta le visage avec furie jusqu’à ce que le sang frais coulât des écorchures sur une peau douce. Il se sentit mieux du coup, et le fait qu’il n’ait pas pleuré le fit se sentir encore mieux."
[James Ellroy, Lune sanglante, 1984]
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30 novembre 2020
IMAGINAIRE(S) [100]
"− Siggie Reuhr est probablement capable de bien des choses, mais d’un meurtre, ça, non. Comment a-t-il été descendu, le type ?
− A coup de hache.
− Alors, il y a eu du sang ?
− Je pense bien !
− Alors vous pouvez rayer Siggie de votre liste. Le poison, je ne dis pas. Mais une hache ! Du sang ! C’est tout juste si Siggie ne tournait pas de l’œil s’il lui arrivait de se couper le doigt sur la tranche d’un grand livre. La vue du sang le rendait malade. Non, inspecteur, si votre type s’est fait descendre à coup de hache, croyez-moi, ce n’est pas du côté de Siggie qu’il faut chercher."
[Ed McBain, La hache, 1964]
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29 novembre 2020
IMAGINAIRE(S) [99]
"Fossoyeur et Ed Cercueil étaient installés en bras de chemise à la table la plus éloignée du fourneau, leur veston accroché au dossier de leur chaise. Les pardessus, surmontés de leurs vieux feutres noirs déformés, étaient accrochés à un clou, près de la porte. La sueur perlait sur leur crâne laineux aux cheveux coupés court et ruisselait sur leur visage noir. Les cheveux d’Ed Cercueil étaient poivrés et gris. Partant de l’oreille droite, une cicatrice en forme de croissant barrait le crâne de Fossoyeur, souvenir du coup de crosse qu’Ed Cercueil, aveuglé par du vitriol, lui avait assené. Plus de trois ans s’étaient écoulés depuis cette sombre histoire. Les médecins avaient pratiqué sur le visage brûlé à l’acide d’Ed Cercueil de nombreuses greffes de peau prélevées sur ses cuisses. Mais cette peau, d’un ton plus clair que celle de son visage ayant été greffée par pièces et morceaux, Ed Cercueil semblait avoir passé entre les mains d’un maquilleur d’Hollywood qui lui aurait fait la tête de Frankenstein. Quant à la face bossuée de Fossoyeur, rien ne la distinguait de celles des innombrables bagarreurs de Harlem."
[Chester Himes, Imbroglio negro, 1959]
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28 novembre 2020
IMAGINAIRE(S) [98]
"Je n’avais pas eu besoin d’expliquer l’accident -si l’on peut dire ! Plusieurs versions circulaient déjà, plus belles que celle que j’aurais pu inventer. Je n’avais pas à jouer l’homme démoralisé et accablé. On m’assura que je l’étais.
Une délégation de citoyens m’apporta des vêtements de deuil le mardi après-midi. Rufe Waters, le shérif, Web Clay, le juge d’instruction, et deux membres de la Chambre de Commerce m’emmenèrent au dépôt mortuaire en conduite intérieure. Rufe et Web m’entraînèrent dans la chapelle pour contempler le cercueil -mais pas l’intérieur- puis ils me firent sortir immédiatement.
La plus grande partie du service se déroula sans moi, parce qu’on m’avait trouvé trop touché et que l’on m’avait installé dans la petite salle de repos. On me fit avaler deux verres d’alcool pour me remettre, et on m’allongea sur le divan. Une fois le service terminé, on vint me chercher."
[Jim Thompson, Cent mètres de silence, 1949]
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Friedrich Engels, 1820-2020
Friedrich Engels est né il y a 200 ans à Barmen, dans un milieu piétiste et bourgeois −son père était propriétaire d’une usine de textile−, dans cette Rhénanie-Westphalie qui avait déjà vu naître Karl Marx en 1818. (1)
Friedrich Engels-Karl Marx, Karl Marx-Friedrich Engels, deux figures majeures de l’histoire du "mouvement ouvrier", indissociables même si d’aucuns s’acharnent à les dissocier, en minorant l’apport d’Engels ou en le rendant responsable des avatars du "marxisme" !
Durant près de 40 ans, c’est ensemble qu’ils s’engagèrent dans l’action révolutionnaire et c’est de concert qu’ils menèrent un travail théorique décisif.
De la révolution européenne de 1848 à la Commune de Paris, de la Ligue des Communistes au Parti social-démocrate allemand en passant par l’Association Internationale des Travailleurs, leur étroite collaboration fut constante.
C’est à quatre mains qu’ils écrivirent des œuvres majeures et sans Engels, pas de Capital. Non seulement parce que son aide matérielle fut cruciale, mais surtout parce que leurs discussions concernant le domaine économique furent permanentes, Marx n’hésitant jamais à demander des explications concrètes à son camarade familiarisé avec les pratiques des affaires et de l’industrie, grâce à sa position au sein de l’entreprise familiale. (2)
Et puis, Engels avait montré la voie dès 1843-1844 en rédigeant son "Esquisse d’une critique de l’économie politique" (3) que Marx qualifia de "géniale" dans un célèbre bilan d'étape. (4)
Car Engels fut souvent un précurseur et son ami n’avait aucune difficulté à en convenir : "tu sais que 1. tout vient tard chez moi et 2. que je marche toujours sur tes traces". (5)
Ainsi c’est Engels qui découvrit et analysa très tôt la situation des classes laborieuses en cette époque de "révolution industrielle", c’est lui qui initia une première critique de l’économie politique de la classe dominante, c’est lui qui prit d’abord en considération les travaux des principaux "socialistes" qui les précédèrent, c’est lui qui se rallia le premier au "communisme", c’est lui qui accorda un grand intérêt aux "sciences exactes"…
Mais Engels fut plus qu’un partenaire intellectuel et militant, il fut un véritable ami qui se sacrifia pour aider financièrement Marx et sa famille, souvent dans la dèche. C’est pourquoi il accepta de travailler pour son paternel, ce qui lui coutait beaucoup. (6)
Ce fut aussi Engels qui aida Marx à faire face à certaines turpitudes privées, notamment en assumant sa paternité adultérine ! (7)
Bon vivant, personnalité truculente, appréciant les femmes, capable de boire énormément, polyglotte, curieux de tout, "expert" en questions militaires (8) Engels était un homme aux multiples ressources, doté d'une force de travail peu commune.
Ainsi, après la mort de Marx, c’est lui qui travailla obstinément pour éditer les tomes 2 et 3 du Capital, et il joua un rôle considérable de "passeur" au sein de la social-démocratie allemande et de la nouvelle internationale fondée en 1889.
Engels succomba d’un cancer le 5 août 1895, laissant un vide immense dans le mouvement d’émancipation des travailleurs. (9)
Notes
- (1) Pour une biographie détaillée, je renvoie à la bibliographie proposée ci-dessous.
- (2) Voir : Marx-Engels, Lettres sur "Le Capital", Editions Sociales, Paris, 1964. Marx reconnut explicitement sa dette dans sa lettre du 16 août 1867 : "Voilà donc ce volume terminé. Si cela a été possible, c’est à toi et à toi seul que je le dois ! Sans ton dévouement pour moi, il m’aurait été impossible d’effectuer les travaux énormes nécessaires pour ces trois volumes." Marx-Engels, Correspondance – Tome IX, Editions Sociales, Paris, 1982, page 9.
- (3) Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique in Ecrits de jeunesse – volume 2, Les Editions Sociales/GEME, Paris, 2018, pages 83-112.
- (4) Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique (Préface de 1859), Editions du Progrès, Moscou, 1975, page 6.
- (5) Lettre de Marx à Engels le 4 juillet 1864, in Marx-Engels, Correspondance - Tome VII, Editions Sociales, Paris, 1979, page 248.
- (6) Très vite, confronté à cette sombre perspective, il s’agaçait : "… mais j’en ai eu déjà par-dessus la tête avant même d’avoir commencé à travailler ; le commerce est trop affreux (…) et ce qui est particulièrement affreux, c’est d’être non seulement un bourgeois, mais un fabricant ; un bourgeois qui intervient activement contre le prolétariat. (…) On doit pouvoir, tout en étant communiste, être, quant à sa situation extérieure, un bourgeois et un négociant, si toutefois on n’écrit pas ; mais faire de la propagande communiste en grand et en même temps du commerce et de l’industrie, ça ne va pas. J’en ai assez ; à Pâques, je m’en vais." Lettre à Marx du 20 janvier 1845, in Marx-Engels, Correspondance – Tome I, Editions Sociales, Paris, 1971, pages 357-358. Face aux difficultés matérielles des deux amis, en exil en Angleterre suite à la déferlante contre-révolutionnaire sur le continent, Engels reprit son travail d’associé au sein de l’entreprise familiale, en 1850. Et ce, pour une durée de 20 ans !
- (7) Le 23 juin 1851, Hélène Demuth −bonne de la famille− donna naissance à un fils, Henry Frederick (Freddy) Demuth, qu’Engels reconnut pour sauver le mariage de Marx !
- (8) D’où le surnom de "Général" affublé à Engels par Marx et ses proches…
- (9) Dans sa notice nécrologique, Lénine souligna qu’"après son ami Karl Marx (mort en 1883), Engels fut le savant et l’éducateur le plus remarquable du prolétariat contemporain dans le monde civilisé tout entier". Lénine, Œuvres Choisies – Tome 1, Editions du Progrès, Moscou, 1977, page 50.
Bibliographie
- Œuvres d’Engels
Ecrits de jeunesse [volume 1], Les Editions Sociales/GEME, Paris, 2015
Ecrits de jeunesse [volume 2], Les Editions Sociales/GEME, Paris, 2018
La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1975
Les principes du communisme, Les Editions Sociales, Paris, 2020
Anti-Dühring, Editions Sociales, Paris, 1973
Dialectique de la nature, Editions Sociales, Paris, 1975
L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Editions Sociales, Paris, 1972
La guerre des paysans en Allemagne, Editions Sociales, Paris, 1974
La question du logement, Editions Sociales, Paris, 1969
- Œuvres de Marx et Engels
Annales franco-allemandes, Les Editions Sociales/GEME, Paris, 2020
La Sainte Famille, Editions Sociales, Paris, 1972
L'idéologie allemande, Editions Sociales, Paris, 1976
Le Manifeste du Parti Communiste, Editions Sociales, Paris, 1971
La Nouvelle Gazette Rhénane [3 volumes], Editions Sociales, Paris, 1969-1971
Lettres sur "Le Capital", Editions Sociales, Paris, 1964
Sur la religion [textes choisis], Editions Sociales, Paris, 1972
Sur la littérature et l'art [textes choisis], Editions Sociales, Paris, 1954
Correspondance [12 tomes - Novembre 1835-Octobre 1874], Editions Sociales, Paris, 1971-1989
Correspondance [tome 13 1875-1880], Les Editions Sociales/GEME, Paris, 2020
- Biographies/essais
BRUHAT Jean, Marx-Engels, UGE-10/18, Paris, 1971
CLAUDIN Fernando, Marx, Engels et la révolution de 1848, Maspero, Paris, 1980
[Collectif], Souvenirs sur Marx et Engels, Editions du Progrès, Moscou, 1982
COLLIN Denis, Friedrich Engels, philosophe et savant, Bréal, Paris, 2020
CORNU Auguste, Karl Marx et Friedrich Engels, PUF, Paris, Tome 1, 1955 ; Tome 2, 1958 ; Tome 3, 1962 ; Tome 4, 1970
DELBRACIO Mireille et LABICA Georges (dir), Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, PUF, Paris, 1997
GULLI Florian et QUETIER Jean, Découvrir Engels, Les Editions Sociales, Paris, 2020
HUNT Tristram, Engels, le gentleman révolutionnaire, Flammarion, Paris, 2009
RIAZANOV David, Marx et Engels, Anthropos, Paris, 1974
ROSDOLSKY Roman, Friedrich Engels et les peuples "sans histoire". La question nationale dans la révolution de 1848, Syllepse [Paris], Page Deux [Lausanne], M Editeur [Montréal], 2018
TEXIER Jacques, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, Paris, 1998
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27 novembre 2020
IMAGINAIRE(S) [97]
"La folle du premier étage recommença, à rire, d’un rire aussi stupide, aussi morne que le rire de la hyène.
Joe, la tête enfoncée dans les épaules, comme s’il se fût attendu à recevoir un coup sur la nuque, se hâta le long du couloir sombre et descendit l’escalier qui menait au sous-sol. Il fut heureux de retrouver enfin la chambre qu’il partageait avec Sam Garland, le chauffeur du docteur Travers. Garland, en bras de chemise, était étendu sous une couverture sur son petit lit de camp. Son large visage réjoui était tourné vers le plafond, et ses yeux clos.
− Quelle nuit ! s’exclama-t-il quand Joe entra. Je ne me souviens pas d’en avoir vu de pire cette année !
− Ni de plus lugubre ! ajouta Joe, s’approchant de la cheminée pour se laisser tomber dans un fauteuil. Y a là-haut une bonne femme qui braille et qui rit à vous donner la chair de poule. Ça me porte sur le système."
[James Hadley Chase, La chair de l’orchidée, 1948]
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