31 août 2018
Marx dans le texte (16)
A propos de la religion (I)
« Mais la philosophie parle des sujets religieux et philosophiques autrement que vous n’en avez parlé. Vous parlez sans avoir sans avoir étudié, elle parle après avoir étudié ; vous vous adressez à la passion, elle s’adresse à l’intelligence ; vous injuriez, elle enseigne ; vous promettez le ciel et la terre, elle ne promet rien que la vérité ; vous exigez qu’on ait foi en votre foi, elle n’exige pas qu’on croie à ses résultats ; elle exige l’examen par le doute ; vous épouvantez, elle apaise. Et, en vérité, la philosophie connaît assez le monde pour savoir que ses résultats ne flagornent pas la recherche du plaisir et l’égoïsme pas plus dans le ciel que sur la terre ; mais le public épris de la vérité, de la connaissance pour elles-mêmes, pourra comparer sans doute son jugement et sa moralité au jugement et à la moralité de plumitifs ignares, serviles, inconséquents et stipendiés.
Certes, il arrivera que tel ou tel lecteur, par étroitesse de pensée et de sentiments, interprète faussement la philosophie mais, vous les protestants, ne croyez-vous pas que les catholiques interprètent faussement le christianisme, ne reprochez-vous pas à la religion chrétienne les périodes ignominieuses du VIIIe et du IXe siècles, la Saint-Barthélémy ou l’Inquisition ?
Pour une grande part la haine de la théologie protestante contre les philosophes provient de la tolérance dont fait preuve la philosophie à l’égard de la confession particulière en tant que telle : il existe de ce fait des preuves évidentes. On a davantage reproché à Feuerbach, à Strauss de tenir les dogmes catholiques pour des dogmes chrétiens que d’avoir déclaré que les dogmes du christianisme n’étaient pas des dogmes de la raison.
Mais si quelques individus ne digèrent pas la philosophie moderne et meurent d’indigestion philosophique, cela ne constitue pas une preuve contre la philosophie ; pas plus que le fait que de temps en temps une chaudière à vapeur explose et projette en l’air quelques voyageurs, n’est une preuve contre la mécanique.
La question de savoir si des questions philosophiques et religieuses doivent être discutées dans les journaux, se trouve résolue par son vide même.
Si de tels problèmes intéressent le public sous forme de questions traitées dans les journaux, c’est qu’elles sont devenues des questions d’actualité, alors la question ne se pose pas de savoir si on doit les discuter ; alors la question se pose de savoir où et comment on doit en discuter : doivent-elles être traitées au sein des familles et dans les hôtels, les écoles et l’église mais pas dans la presse ? par les adversaires de la philosophie, mais pas par les philosophes ? dans le langage obscur de l’opinion privée, mais pas dans la langue de la raison publique qui clarifie les problèmes ? alors la question se pose de savoir si ce qui vit dans la réalité est du domaine de la presse ; mais alors ce n’est plus le problème d’un contenu particulier de la presse, c’est la question générale qui est posée : la presse doit-elle être une presse réelle, c’est-à-dire une presse libre ?
Quant à la seconde question, nous la séparerons complètement de la première : «La politique doit-elle être traitée philosophiquement par les journaux dans un Etat dit chrétien ?»
Si la religion devient une qualité politique, un sujet de la politique, il n’est presque plus nécessaire, semble-t-il, de noter que les journaux ont non seulement le droit mais l’obligation de discuter de sujets politiques. Il semble a priori que la sagesse de ce monde, la philosophie, a davantage le droit de se préoccuper du royaume de ce monde, de l’Etat, que la sagesse de l’autre monde, la religion. La question qui se pose alors est, non pas de savoir si l’on doit philosopher sur l’Etat : bien ou mal, philosophiquement ou antiphilosophiquement, avec préjugés ou sans préjugé, en pleine lucidité ou sans lucidité, avec esprit de suite ou sans esprit de suite, rationnellement à 100 % ou à moitié seulement. Si vous transformez la religion en théorie du droit public, vous faites de la religion elle-même une sorte de philosophie.
N’est-ce pas surtout le christianisme qui a séparé l’Eglise et l’Etat ?
Lisez Saint-Augustin, De civitate Dei, étudiez les Pères de l’Eglise et l’esprit du christianisme, et revenez ensuite nous dire si c’est l’Etat ou l’Eglise qui est «l’Etat chrétien» ! Ou bien est-ce que chaque instant de votre vie pratique ne dément pas votre théorie ? Tenez-vous pour injuste de faire appel aux tribunaux si vous êtes dupés ? Mais l’apôtre écrit que c’est injuste. Tendez-vous la joue droite quand on vous frappe à la joue gauche, ou bien n’intentez-vous pas un procès pour voies de fait ? Mais l’Evangile l’interdit. Demandez-vous une justice rationnelle en ce monde, ne grognez-vous pas à la moindre élévation d’un impôt, n’êtes-vous pas hors de vous-même à la moindre atteinte contre votre liberté personnelle ? Mais ne vous est-il pas dit que les souffrances temporelles ne sont rien comparées à la splendeur de la vie future, que se résigner à la souffrance et placer son bonheur dans l’espérance sont les vertus cardinales ?
La plus grande partie des procès que vous engagez et la plus grande partie des lois civiles, n’ont-ils pas trait à la propriété ? Mais il vous est dit que vos trésors ne sont pas de ce monde. Ou bien, si vous vous appuyez sur la parole qui dit qu’il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, alors ne tenez pas seulement Mammon, le Dieu de l’or, mais au moins autant la libre raison pour le César de ce monde, et «l’exercice de la libre raison», nous la nommons philosophie.
Lorsqu’on voulut au début faire de la Sainte-Alliance, une alliance quasi religieuse entre Etats, la religion devenant l’armoirie des Etats européens, c’est le pape qui refusa d’adhérer à cette Sainte-Alliance, témoignant de beaucoup de profondeur et de la conséquence la plus stricte, car, dit-il, le lien chrétien universel entre les peuples c’est l’Eglise et non la diplomatie, non une alliance temporelle entre Etats.
L’Etat véritablement religieux est l’Etat théocratique ; le souverain, dans des Etats de ce genre, doit ou bien, comme c’est le cas dans l’Etat juif, être le dieu de la religion, le Jéhovah, ou bien, comme au Thibet, être le représentant du dieu, le Dalaï Lama, ou bien enfin, comme le demande à juste raison aux Etats chrétiens Görres dans son dernier ouvrage, tous doivent se soumettre à une Eglise, qui est une «Eglise infaillible», car lorsqu’il n’existe pas de chef suprême de l’Eglise, comme c’est le cas dans le protestantisme, la domination de la religion n’est rien d’autre que la religion de la domination, le culte de la volonté du gouvernement.
Dès qu’un Etat englobe plusieurs confessions égales en droits, il ne peut être un Etat religieux sans porter atteinte aux confession religieuses particulières, sans être une Eglise qui condamne tout fidèle d’une autre confession comme hérétique, qui fait dépendre chaque morceau de pain de la foi, qui fait du dogme le lien entre les individus et leur existence en tant que citoyens. Demandez-le aux habitants catholiques de la «pauvre, verte Erin», demandez-le aux huguenots d’avant la Révolution française, ce n’est pas à la religion qu’ils en ont appelé, car leur religion n’était pas une religion d’Etat, mais aux «droits de l’humanité» ; et la philosophie interprète les droits de l’humanité, elle demande que l’Etat soit l’Etat de la nature humaine.
Mais, dit le rationaliste honteux, borné et aussi incroyant que théologien, c’est l’esprit universel du christianisme, abstraction faite des différences de confession, qui doit être l’esprit de l’Etat ! Voilà l’irréligiosité suprême, c’est outrecuidance de la raison temporelle que séparer l’esprit universel de la religion positive ; séparer ainsi la religion de ses dogmes et de ses institutions revient à affirmer que l’esprit universel du droit doit régner dans l’Etat, abstraction faite des lois déterminées et des institutions positives du droit.
Si vous prétendez vous placer tellement au-dessus de la religion que vous êtes justifiés à séparer l’esprit universel de celle-ci des institutions positives où elle se définit, qu’avez-vous à reprocher aux philosophes lorsqu’ils poussent cette séparation jusqu’à son terme et ne s’arrêtent pas à mi-chemin, lorsqu’ils disent que l’esprit universel de la religion, n’est pas l’esprit du christianisme mais l’esprit de l’humanité.
Les chrétiens habitent dans des Etats aux constitutions différentes, les uns en république, d’autres dans une monarchie absolue. Le christianisme ne décide pas dans quelle mesure les constitutions sont bonnes, car il ne connaît pas de différence entre les constitutions ; il enseigne, comme la religion doit le faire : soyez soumis à l’autorité, car toute autorité émane de Dieu. Ce n’est donc pas en partant du christianisme, mais de la nature propre, de l’essence de l’Etat que vous devez décider si les constitutions sont justes, non à partir de la nature de la société chrétienne, mais de la nature de la société humaine.
L’Etat byzantin a été l’Etat religieux par excellence, car les dogmes y étaient affaires d’Etat, mais l’Etat byzantin a été le plus mauvais des Etats. Les Etats de l’ancien régime ont été les Etat les plus chrétiens, mais ils n’en ont pas moins été les Etats où régnait «le bon plaisir de la cour».
Il existe un dilemme auquel le «bon sens» ne saurait se soustraire.
Ou bien l’Etat chrétien répond au concept de l’Etat, qui est d’être une réalisation de la liberté selon la raison, et alors la seule exigence pour qu’un Etat soit chrétien est qu’il soit rationnel, et alors il suffit de déduire l’Etat du caractère rationnel des rapports humains, c’est à quoi s’emploie la philosophie. Ou bien l’Etat de la liberté selon la raison ne peut être déduit du christianisme et alors vous conviendrez vous-même que ce développement n’est pas inclus dans la tendance du christianisme puisque celui-ci ne peut vouloir un Etat mauvais et qu’un Etat qui n’est pas une réalisation de la liberté selon la raison, est un Etat mauvais.
Vous pouvez apporter à ce dilemme la réponse que vous voudrez : vous devrez bien convenir que l’Etat ne doit pas être construit à partir de la religion mais à partir du caractère rationnel de la liberté. Il n’y a que l’ignorance la plus crasse qui puisse soutenir que cette théorie du caractère autonome que prend le concept d’Etat est une fantaisie soudaine des philosophes modernes.
La philosophie n’a rien fait en matière de politique que n’aient accompli la physique, les mathématiques, la médecine, chaque science dans sa sphère respective. Bacon de Verulam a déclaré que la physique théologique était une vierge vouée à Dieu, et stérile : il a émancipé la physique de la théologie et elle est devenue féconde. Pas plus que vous ne demandez au médecin s’il est croyant, vous ne devez poser cette question au politique. Dans la période qui précède et qui suit immédiatement la grande découverte par Copernic du vrai système solaire, on découvrit également la loi de la gravitation de l’Etat ; on trouva son centre de gravité en lui-même et, les divers gouvernements européens cherchèrent à appliquer cette découverte, avec le manque de profondeur de toute première mise en pratique, dans le système de l’équilibre des pouvoirs, de même, d’abord Machiavel, Campanella, puis plus tard Hobbes, Spinoza, Hugo, Grotius, jusqu’à Rousseau, Fichte, Hegel se mirent à considérer l’Etat avec des yeux humains et à déduire ses lois naturelles de la raison et de l’expérience, et non de la théologie, tout comme Copernic, qui passa outre au fait que Josué eût ordonné au soleil de s’arrêter sur Gabaon et à la lune sur la vallée d’Ajalon. La philosophie moderne n’a fait que continuer un travail qu’Héraclite et Aristote déjà avaient entrepris. Vous ne polémiquez donc pas contre la raison de la philosophie moderne, vous polémiquez contre la philosophie toujours neuve de la raison.»
[Karl Marx, Gazette Rhénane, juillet 1842, in Marx-Engels, Sur la religion, Paris, Editions sociales, 1972, pages 33-39]
« J'ai exprimé ensuite le désir que la religion soit critiquée à travers la situation politique plutôt que la situation politique à travers la religion, parce que ce détour répond mieux à la nature d'un journal et à la formation du public, parce que la religion, vide de substance par elle-même, ne tire pas son existence du ciel, mais de la terre, et s'écroule d'elle-même dès qu'on détruit l'absurde réalité dont elle est la théorie. Enfin je voulais que, si l'on parlait de philosophie, l'on jouât moins avec le label «Athéisme et Cie» (cela fait penser aux enfants qui assurent à qui veut les entendre qu'ils n'ont pas peur du loup-garou), mais qu'on exposât plutôt au peuple le contenu de l'athéisme. Voilà tout.»
[Lettre à Arnold Ruge, le 30 novembre 1842, in Marx-Engels, Correspondance, Tome I, Paris, Editions Sociales, 1971, page 274]
« A l'instant même, je reçois la visite du chef de la communauté juive d'ici ; il me demande de rédiger pour les Juifs une pétition destinée à la Diète, et je vais le faire. Si grande que soit ma répugnance pour la religion israélite, la manière de voir de Bauer me paraît trop abstraite. Il s'agit de pratiquer le plus de brèches possibles dans l'Etat chrétien et d'y introduire en fraude la raison, autant qu'il dépend de nous. Il faut du moins s'y efforcer -et l'exaspération augmente avec chaque pétition qui est rejetée avec des protestations.»
[Lettre à Arnold Ruge, le 13 mars 1843, in Marx-Engels, Correspondance, Tome I, Paris, Editions sociales, 1971, page 290]
« Deux ordres de fait sont indéniables. La religion d'une part, la politique de l'autre sont les sujets qui sont au centre de l'intérêt dans l'Allemagne d'aujourd'hui ; il nous faut les prendre comme point de départ dans l'état où elles sont, et non pas leur opposer un système tout fait du genre Voyage en Icarie. La raison a toujours existé mais pas toujours sous sa forme raisonnable. On peut donc rattacher la critique à toute forme de conscience théorique et pratique et dégager, des formes propres de la réalité existante, la réalité véritable comme son Devoir-Etre et sa destination finale. (...)
A partir de ce conflit de l'Etat politique avec lui-même se développe donc partout la vérité des rapports sociaux. De même que la religion est l'abrégé des combats théoriques de l'humanité, l'Etat politique est donc l'expression, sous sa forme propre -sous forme politique- de toutes les luttes et vérités sociales.»
[Lettre à Arnold Ruge, septembre 1843, in Marx-Engels, Correspondance, Tome I, Paris, Editions Sociales, 1971, pages 298-299]
«Le fondement de la critique irréligieuse est : c'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. C'est-à-dire que la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore atteint lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n'est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantasmagorique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion c'est donc indirectement lutter contre le monde dont la religion est l'arôme spirituel.
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.
Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole.»
[Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (« Introduction »), Paris, Editions Sociales, 1975, pages 197-198]
« Vous avez -j'ignore si c'est délibérément- donné dans ces écrits un fondement philosophique au socialisme, et c'est dans cet esprit que les communistes ont tout de suite compris ces travaux. L'unité entre les hommes et l'humanité, qui repose sur les différences réelles entre les hommes, le concept de genre humain ramené du ciel de l'abstraction à la réalité terrestre, qu'est-ce sinon le concept de société. (...)
C'est un phénomène remarquable de voir que, à l'inverse du 18ème siècle, la religiosité est devenue le fait des classes moyennes et de la classe supérieure, alors que par contre l'irreligion -j'entends par là celle de l'homme, qui se sent homme véritablement- est devenue l'apanage du prolétariat français. Il faudrait que vous ayez assisté à une des réunions d'ouvriers français pour pouvoir croire à la fraîcheur juvénile, à la noblesse qui se manifestent chez ces ouvriers éreintés. Le prolétaire anglais fait aussi des progrès gigantesques, mais il lui manque le caractère cultivé des Français. Mais je ne dois pas oublier de souligner les mérites des ouvriers allemands en Suisse, à Londres, à Paris sur le plan théorique. Seulement l'ouvrier allemand reste encore trop ouvrier.»
[Lettre à Ludwig Feuerbach, le 11 août 1844, in Marx-Engels, Correspondance, Tome I, Paris, Editions sociales, 1971, pages 323-324]
« I
Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est pourquoi dans l'Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C'est pourquoi il ne comprend pas l'importance de l'activité "révolutionnaire", de l'activité "pratique-critique".
II
La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique, est purement scolastique.
III
La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire.
IV
Feuerbach part du fait que la religion rend l'homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d'elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d'abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c'est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu'il faut révolutionner dans la pratique.
V
Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l'intuition sensible; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu'activité pratique concrète de l'homme.
VI
Feuerbach résout l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n'entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :
-
De faire abstraction du cours de l'histoire et de faire de l'esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l'existence d'un individu humain abstrait, isolé.
-
De considérer, par conséquent, l'être humain uniquement en tant que "genre", en tant qu'universalité interne, muette, liant d'une façon purement naturelle les nombreux individus.
VII
C'est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l'"esprit religieux" est lui-même un produit social et que l'individu abstrait qu'il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée.
VIII
Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.
IX
Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c'est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l'activité des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise.
X
Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société "bourgeoise". Le point de vue du nouveau matérialisme, c'est la société humaine, ou l'humanité socialisée.
XI
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer.»
[Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in Marx-Engels, L'idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976, pages 1-4]
« La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience.»
[Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976, page 20-21]
«Pourquoi les idéologues mettent tout la tête en bas.
Religieux, juristes politiciens.
Juristes, politiciens (hommes d'Etat, plus généralement), moralistes, religieux.
Pour cette subdivision idéologique à l'intérieur d'une même classe. La division du travail rend autonome chacune de ces occupations ; chacun tient son métier pour le vrai. Ils se font d'autant plus d'illusions sur les liens de leur métier avec la réalité que la nature même de leur métier l'implique déjà. Dans la jurisprudence, la politique, etc. , les rapports se transforment en concepts dans la conscience ; parce qu'ils n'ont pas eux-mêmes dépassé ces rapports, les concepts de ces rapports sont dans leur tête des rapports figés ; le juge, par exemple, applique le Code, d'où le fait que, pour lui, la législation c'est le véritable moteur. Ont le respect de leur marchandise ; c'est que leur occupation est en rapport avec l'universel.
Idée du droit. Idée de l'Etat. Dans la conscience commune, la chose est mise la tête en bas...
La religion est d'entrée de jeu la conscience de la transcendance qui résulte de la nécessité réelle.
Ceci plus vulgairement...
Tradition pour le droit, la religion, etc.»
[Notes. Tirées du manuscrit « I. Feuerbach », in Marx-Engels, L'idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976, page 563]
« Les principes sociaux du christianisme ont eu maintenant dix-huit siècles pour se développer et n'ont pas besoin d'un supplément de développement par des conseillers au consistoire prussiens.
Les principes sociaux du christianisme ont justifié l'esclavage antique, magnifié le servage médiéval et s'entendent également, au besoin, à défendre l'oppression du prolétariat, même s'ils le font avec de petits airs navrés.
Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d'une classe dominante et d'une classe opprimée et n'ont à offrir à celle-ci que le voeu pieux que la première veuille bien se montrer charitable.
Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel ce dédommagement de toutes les infamies dont parle notre conseiller, justifiant par là leur permanence sur cette terre.
Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les vilenies des oppresseurs envers les opprimés sont, ou bien juste châtiment du péché originel et des autres péchés, ou bien les épreuves que le Seigneur, dans sa sagesse infinie, inflige à ceux qu'il a rachetés.
Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l'avilissement, la servilité, l'humilité, bref toutes les qualités de la canaille ; le prolétariat qui ne veut pas se laisser traiter en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d'indépendance beaucoup plus encore que de son pain.
Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafards et le prolétariat est révolutionnaire.
En voilà assez pour les principes sociaux du christianisme.»
[Le communisme de « l'observateur rhénan », Gazette allemande de Bruxelles, 12 septembre 1847, in Marx-Engels, Sur la religion, Paris, Editions Sociales, 1972, pages 82-83]
« Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en ceci aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. »
[Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Editions Sociales, 1972, page 129]
« Quant aux accusations portées d'une façon générale contre le communisme, à des points de vue religieux, philosophiques et idéologiques, elles ne méritent pas un examen approfondi.
Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales leur existence sociale ?
Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante.
Lorsqu'on parle d'idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d'une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d'existence.
Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au XVIIIe siècle, les idées chrétiennes cédèrent la place aux idées de progrès, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. Les idées de liberté de conscience, de liberté religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir.
Sans doute, dira-t-on, les idées religieuses, morales philosophiques, politiques, juridiques, etc., se sont modifiées au cours du développement historique. Mais la religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient toujours à travers ces transformations.
Il y a de plus des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or, le communisme abolit les vérités éternelles, il abolit la religion et la morale au lieu d'en renouveler la forme, et cela contredit tout le développement historique antérieur.
A quoi se réduit cette accusation ? L'histoire de toute la société jusqu'à nos jours était faite d'antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques, ont revêtu des formes différentes.
Mais, quelle qu'ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l'exploitation d'une partie de la société par l'autre est un fait commun à tous les siècles passés. Donc, rien d'étonnant si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes, formes de conscience qui ne se dissoudront complètement qu'avec l'entière disparition de l'antagonisme des classes.
La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété; rien d'étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles.»
[Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, in Marx-Engels, Oeuvres choisies, Moscou, Editions du Progrès, 1978, pages 47- 48]
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