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10 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [80]

 

UTOPIA.jpg"La base de toute notre morale, c’est l’ordre. Il faut, disons-nous, que l’ordre moral ressemble à l’ordre physique. Personne chez nous ne s’en écarte, ni ne peut s’en écarter. Nous sommes tous égaux. Il y a une loi simple, courte, claire, qui parle seule et jamais l’Homme ne la remplace. Cette loi est rédigée en peu de mots.

 

  1. Sois juste envers ton Frère ; c’est-à-dire, n’en exige rien, ne lui fais rien que tu ne veuilles donner toi-même, ou que tu ne veuilles qu’on te fasse.
  2. Sois juste envers les Animaux, et tel que tu voudrais que fût à ton égard un Animal supérieur à l’Homme.
  3. Que tout soit commun entre Egaux.
  4. Que chacun travaille au bien général.
  5. Que chacun y participe également.

 

C’est avec cette seule loi que tout est réglé : nous ne croyons pas qu’il y ait aucun Peuple qui ait besoin d’en avoir davantage, à moins que ce ne soit un Peuple d’Oppresseurs et d’Esclaves, car alors, je sens, quoique je n’aie jamais vu de pareil Peuple, qu’il aura une multitude de lois et d’entraves, telles qu’il en faut pour légitimer l’injustice, l’inégalité, la tyrannie de quelques membres envers tout le Corps."

 

[Nicolas-Anne-Edme Restif de la Bretonne, La découverte australe par un homme volant ou le dédale français, 1781]

 

09 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [79]

 

UTOPIA.jpg"Ne regrettons point ces temps féconds en guerriers, où, de tous côtés, des héros campagnards, chacun a la tête de deux ou trois cents vassaux, se harcelaient sans fin. Les germes de dissension qu’on ne trouvait plus assez fréquemment dans vos climats, on a été les chercher aux extrémités de la terre et, du sein des deux Indes, le commerce vous apporte de nouvelles semences de haine, de discorde et de guerre.

Ces sources fécondes ne sont pas épuisées ; il reste encore des pays à découvrir. Nations infatigables ! votre courage est-il abattu ? Eh quoi ! vous borneriez-vous à vos derniers progrès, comme si la terre manquait à vos recherches ? N’irez-vous jamais arborer vos étendards et bâtir quelque fort directement sous les pôles ? Réveillez-vous, peuples actifs : il reste encore des richesses à piller, des contrées à dévaster, du sang à répandre.

Mais pourquoi porteriez-vous les yeux sur ces objets ? Vos possessions ne sont-elles pas immenses ? votre luxe n’est-il pas monté au suprême degré ? est-il de nouveaux vices à introduire parmi vous ? et ne commencez-vous pas à secouer le joug importun de toute espèce de devoir? Sans doute vous êtes bien, et jamais vous ne fûtes mieux. Le peu de chemin qui vous reste pour arriver à la perfection, vous l’aurez bientôt fait. Quand la sagesse moderne, qui se cache encore timidement dans l’ombre, aura paru au grand jour, quand elle aura levé sa tête altière et qu’elle verra l’Europe à ses pieds adopter généralement ses maximes, alors vous n’aurez ni principes de religion ni principes de morale : vous serez au comble de la félicité."

 

[Charles-François Tiphaigne de la Roche, Giphantie, 1760]

08 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [78]

 

UTOPIA.jpg"Les Lilliputiens sont persuadés autrement que nous ne le sommes en Europe que rien ne demande plus de soin et d’application que l’éducation des enfants. Il est aisé, disent-ils, d’en faire, comme il est aisé de semer et de planter ; mais de conserver certaines plantes, de les faire croître heureusement, de les défendre contre les rigueurs de l’hiver, contre les ardeurs et les orages de l’été, contre les attaques des insectes, de leur faire enfin porter des fruits en abondance, c’est l’effet de l’attention et des peines d’un jardinier habile.

Ils prennent garde que le maître ait plutôt un esprit bien fait qu’un esprit sublime, plutôt des mœurs que de la science ; ils ne peuvent souffrir ces maîtres qui étourdissent sans cesse les oreilles de leurs disciples de combinaisons grammaticales, de discussions frivoles, de remarques puériles, et qui, pour leur apprendre l’ancienne langue de leur pays, qui n’a que peu de rapport à celle qu’on y parle aujourd’hui, accablent leur esprit de règles et d’exceptions, et laissent là l’usage et l’exercice, pour farcir leur mémoire de principes superflus et de préceptes épineux : ils veulent que le maître se familiarise avec dignité, rien n’étant plus contraire à la bonne éducation que le pédantisme et le sérieux affecté ; il doit, selon eux, plutôt s’abaisser que s’élever devant son disciple ; et ils jugent l’un plus difficile que l’autre, parce qu’il faut souvent plus d’effort et de vigueur, et toujours plus d’attention pour descendre sûrement que pour monter.

Ils prétendent que les maîtres doivent bien plus s’appliquer à former l’esprit des jeunes gens pour la conduite de la vie qu’à l’enrichir de connaissances curieuses, presque toujours inutiles. On leur apprend donc de bonne heure à être sages et philosophes, afin que, dans la saison même des plaisirs, ils sachent les goûter philosophiquement. N’est-il pas ridicule, disent-ils, de n’en connaître la nature et le vrai usage que lorsqu’on y est devenu inhabile, d’apprendre à vivre quand la vie est presque passée, et de commencer à être homme lorsqu’on va cesser de l’être ?"

 

[Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, 1721]

 

07 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [77]

 

UTOPIA.jpg"Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit... Ainsi l'avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :

FAIS CE QUE VOUDRAS,

car des gens libres, bien nés, bien instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c'est ce qu'ils nommaient l'honneur. Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié. Par cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation à faire tout ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : "Buvons", tous buvaient. S'il disait: "Jouons", tous jouaient. S'il disait: "Allons nous ébattre dans les champs", tous y allaient. Si c'était pour chasser, les dames, montées sur de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché, sur le poing mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient tant noblement instruits qu'il n'y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu'étaient celles-là. Pour cette raison, quand le temps était venu pour l'un des habitants de cette abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, ou pour une autre cause, il emmenait une des dames, celle qui l'aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces."

 

[François Rabelais, Gargantua, 1534]

06 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [76]

 

UTOPIA.jpg"Nous nous considérions dès lors comme des hommes libres, voyant que tout danger grave était écarté. Joyeux, nous passions notre temps à nous promener pour voir ce qui méritait d’être vu dans la cité et dans les environs, à l’intérieur du périmètre qui nous était accordé, ainsi qu’à faire connaissance avec de nombreuses personnes de la ville, et non du moindre rang. Auprès d’eux, nous trouvâmes une telle humanité, une telle franchise et un tel désir d’accueillir, si l’on peut dire, les étrangers en leur sein, que nous en oubliâmes tout ce qui nous était cher dans nos patries. Et nous découvrions constamment de nombreuses choses dignes d’être remarquées et racontées. Car, en vérité, s’il est en ce monde un miroir digne de retenir le regard de l’homme, c’est bien ce pays-là."

 

[Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, 1623]

05 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [75]

 

UTOPIA.jpg"Tout est commun, mais le partage est réglé par les magistrats. Cependant les sciences, les honneurs et les jouissances de la vie sont partagés de manière que personne parmi eux ne peut songer à s’en approprier d’autres au détriment de ses concitoyens. Ils disent que l’esprit de propriété ne naît et ne grandit en nous que parce que nous avons une maison, une femme et des enfants en propre. De là vient l’égoïsme, car pour élever un fils jusqu’aux dignités et aux richesses et pour le faire héritier d’une grande fortune, nous dilapidons le trésor public ; si nous pouvons dominer les autres par notre richesse et notre puissance, ou bien, si nous sommes faibles, pauvres et d’une famille obscure, nous devenons avares, perfides et hypocrites. Donc, en rendant l’égoïsme sans but, ils le détruisent et il ne reste que l’amour de la communauté."

 

[Tommaso Campanella, La Cité du Soleil, 1613]

04 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [74]

 

UTOPIA.jpg"Ainsi, tout le monde, en Utopie, est occupé à des arts et à des métiers, réellement utiles. Le travail matériel y est de courte durée, et néanmoins ce travail produit de l’abondance et du superflu. Quand il y a encombrement de produits, les travaux journaliers sont suspendus, et la population est portée en masse sur les chemins rompus ou dégradés. Faute d’ouvrage ordinaire et extraordinaire, un décret autorise une diminution sur la durée du travail, car le gouvernement ne cherche pas à fatiguer les citoyens par d’inutiles labeurs.

Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur."

 

[Thomas More, L’Utopie, 1516]

03 novembre 2020

IMAGINAIRE(S) [73]

 

UTOPIA.jpg"En quittant le pont, le chevalier avisa devant lui une merveilleuse et forte muraille bâtie de pierres précieuses étincelantes. Une fois auprès, il vit une porte toute en or, resplendissante comme le soleil ; il y fut droit : elle s’ouvrit. En même temps, venait à lui une grande compagnie de prélats, archevêques, évêques, protonotaires, abbés, prieurs et gens d’église de toute sorte, vêtus de riches ornements ; ils s’avancèrent en bel ordre vers le chevalier et l’accueillirent avec honneur. Puis deux archevêques le prirent par les mains et lui montrèrent le pays ; ils lui demandèrent comment il avait pu passer et résister aux tentations des diables.

Le chevalier leur répondit que la vertu du nom de Jésus l’avait tiré de tous les périls.

Ils le menèrent ensuite ça et là, et plus Owein avançait, plus le pays lui semblait délectable, merveilleusement vaste, plein de beaux prés verdoyants parsemés de nobles fleurs odorantes, avec des arbres qui embaumaient. La nuit y était plus claire que n’est ailleurs le jour en été. Les habitants de ce pays resplendissaient comme des étoiles, volaient les uns vers les autres, menant plus grande joie et plus douce vie que nul ne saurait croire."

 

[Henri de Saltrey, Le purgatoire de Saint-Patrick, vers 1188]