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06 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 110

"L'humanité pansait ses plaies. Partout, les secours s'organisaient. Des centres d'accueil étaient montés pour les sinistrés qui avaient tout perdu.

La puissance industrielle de l'époque facilitait les choses. Des usines, dont la production était volontairement ralentie depuis longtemps pour éviter une pléthore, marchaient en plein rendement. Les régions épargnées par la catastrophe se couvraient de villes nouvelles préfabriquées et mises en place avec une rapidité jamais connue auparavant.

Les stocks d'aliments excédentaires, prudemment bloqués pour soutenir les prix agricoles des décades précédentes, se déversaient comme la manne céleste.

Quoique très durement éprouvée, l'Afrance était relativement indemne par rapport aux autres, et elle tenait la tête des nations secourables. Son potentiel économique et ses réserves immenses lui permettaient de faire face aux besoins énormes de toute l'humanité. C'était pour elle un simple problème d'organisation.

Mais des millions d'individus souffraient dans leur cœur après avoir souffert dans leur chair. Un nombre ahurissant d'hommes, de femmes et d'enfants ignoraient ce qu'étaient devenus leurs parents ou leurs amis.

Rassemblées au Grand Conseil Mondial, les autorités régulières et hâtivement reconstituées des divers pays jugèrent que la première chose dont il fallait s'occuper était (après le secours matériel) le secours moral. Il fallait faire cesser le plus vite possible la douloureuse incertitude qui torturait les masses.

Après avoir rapidement renoncé à encombrer les ondes par d'interminables litanies de messages personnels, voués le plus souvent à se perdre sans écho, et comme il était impossible d'établir des listes de victimes, on fit des listes de survivants."

 

 

 

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05 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 109

"Il était habillé comme vous et moi, je veux dire comme nous serions habillés si nous participions à une de ces battues, organisées chez nous pour les ambassadeurs ou autres personnages importants, dans nos grandes chasses officielles. Son veston de couleur brune semblait sortir de chez le meilleur tailleur parisien et laissait voir une chemise à gros carreaux, comme en portent nos sportifs. La culotte, légèrement bouffante au-dessus des mollets, se prolongeait par une paire de guêtres. Là s'arrêtait la ressemblance ; au lieu de souliers, il portait de gros gants noirs. C'était un gorille, vous dis-je ! Du col de la chemise sortait la hideuse tête terminée en pain de sucre, couverte de poils noirs, au nez aplati et aux mâchoires saillantes. Il était là, debout, un peu penché en avant, dans la posture du chasseur à l'affût, serrant un fusil dans ses longues mains. Il se tenait en face de moi, de l'autre côté d'une large trouée pratiquée dans la forêt perpendiculairement à la direction de la battue. Soudain, il tressaillit. Il avait perçu comme moi un léger bruit dans les buissons, un peu sur ma droite. Il tourna la tête, en même temps qu'il relevait son arme, prêt à épauler. De mon perchoir, j'aperçus le sillage laissé dans la broussaille par un des fuyards, qui courait en aveugle droit devait lui. Je faillis crier pour l'alerter, tant l'intention du singe était évidente. Mais je n'en eus ni le temps ni la force ; déjà, l'homme déboulait comme un chevreuil sur le terrain découvert. Le coup de feu retentit alors qu'il atteignait le milieu du champ de tir. Il fit un saut, s'effondra et resta immobile après quelques convulsions. Mais je n'observai l'agonie de la victime qu'un peu plus tard, mon attention ayant été encore retenue par le gorille. J'avais suivi l'altération de sa physionomie depuis qu'il était alerté par le bruit, et enregistré un certain nombre de nuances surprenantes : d'abord, la cruauté du chasseur qui guette sa proie et le plaisir fiévreux que lui procure cet exercice ; mais par-dessus tout le caractère humain de son expression."

 

 

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04 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 108

"Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. ‘’Assassiner n’est pas seulement tuer...’’ Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir."

 

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