02 décembre 2022
"BOUQUINAGE" - 75
"Le nain s'agita. Encore à demi endormi, il passa ses mains maculées de peinture noire sur sa bouche et son menton, y laissant des traînées noires. Puis il se frotta les yeux, les cernant de noir.
— Salut, me dit-il d'une voix endormie.
— Salut, dis-je. J'aime bien votre tableau.
— Vous voyez ce qu'il signifie ?
— Il signifie sans doute quelque chose de différent pour chaque personne qui le regarde.
— C'est le berceau du chat.
— Ah ! Très bien. Les griffures sont des ficelles, n'est-ce pas ?
— C'est un des plus vieux jeux du monde. Même les Eskimos le connaissent.
— Vous m'en direz tant.
— Depuis peut-être cent mille ans ou plus, les grandes personnes agitent des ficelles entremêlées au nez de leurs enfants.
— Hum.
Newt demeurait blotti dans son fauteuil. Il avança ses mains maculées de peinture comme s'il tendait entre elles un berceau de ficelle.
— Pas étonnant que les gosses deviennent fous en grandissant. Un berceau de chat n'est rien d'autre qu'un faisceau d'X entre les mains de quelqu'un, et les gosses regardent tous ces X, ils les regardent, ils les regardent...
— Et ?
— Et il n'y a pas plus de chat que de berceau."

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30 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 73
"Il était près de dix heures du soir quand je me jetai enfin sur mon lit. Aussitôt je m'efforçai d'ordonner mes pensées et de réfléchir. Hélas ! plus j'appelais la raison à mon aide, plus le mystère paraissait s'épaissir. Étais-je donc fou, ivre, ou encore victime d'une immense et géniale mystification ? Comment un homme comme moi, instruit des principaux faits scientifiques de notre histoire, et pourtant bien gardé par son scepticisme de toutes les supercheries connues en Europe sous l'appellation de “phénomènes surnaturels”, pouvait croire que cinq minutes plus tôt, il parlait avec une femme âgée de plus de deux mille ans ? Cette longévité était expérimentalement contraire à toutes les lois qui régissent la nature humaine, inadmissible, et absolument irréalisable. Alors, que faire devant une telle mystification ? Et que penser de ces images que reflétait l'eau, que penser aussi des extraordinaires connaissances de cette femme sur l'histoire ancienne, de son ignorance, réelle ou simulée, de notre époque ? Que penser enfin de sa singulière beauté ? Car c'était là un fait patent : une simple mortelle n'eût pu briller d'un tel éclat surnaturel. J'avais beau être prémuni par mon cœur dur et blasé contre de tels assauts, ayant depuis l'expérience malheureuse de ma prime jeunesse renoncé au sexe aimable (appellation qui me semble assez peu justifiée) — je savais pourtant que je ne pourrais plus jamais oublier la vision de ces yeux resplendissants. Hélas, c'est justement sa diablerie qui attirait d'autant plus qu'elle effrayait ; quelle femme était plus digne de passion que celle-ci, dont le savoir s'était accumulé depuis deux mille ans, dont la puissance était illimitée, et qui avait percé le mystère ultime de telle sorte qu'elle pouvait suspendre la mort ? Mais il ne s'agissait même plus de savoir si elle méritait d'être aimée — je sais bien que je m'y connais mal en ces matières, et pourtant, moi, agrégé de mon collège, moi que l'on connaît pour mes opinions plutôt misogynes, moi qui suis un homme respectable et d'âge mur, voilà qu'il me semble être épris, éperdument et sans espoir, de cette sorcière blanche. Quelle absurdité ! Ah, maudite soit la fatale curiosité qui pousse toujours l'homme à soulever le voile de la femme, et maudites en soient les conséquences ! Voilà donc la cause de moitié de nos malheurs : pourquoi faut-il que l'homme ne puisse vivre seul, laissant les femmes vivre aussi dans leur isolement ? Sans doute doit-on croire que ce ne serait pas le bonheur. Mais, à mon âge, devenir la victime de cette moderne Circé ! Pas plus moderne d'ailleurs que la véritable ! Je bondis hors de mon lit, assuré si je restais immobile de perdre la tête. "

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29 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 72
"Mais, sur la page, il n'y avait pas de jardin enchanté, ni les panthères, ni la belle jeune fille blonde qui me conduisit par la main, ni les compagnons de jeu qui regrettaient tant de me voir partir... Je ne vis qu'une longue rue grise de West Kensington, à cette heure glaciale qui précède le moment où l'on allume les réverbères, et j'étais là, sur le trottoir, petite forme misérable, sanglotant à haute voix, malgré tous mes efforts pour me contenir... Je pleurais, parce que je ne pouvais pas retourner auprès de mes petits compagnons, qui m'avaient crié : “Reviens, reviens bientôt !”. Je me retrouvais seul, et ce n'était pas une page du livre, mais la cruelle réalité : l'endroit enchanté et la femme grave, aux genoux de laquelle je m'étais tenu, avaient disparu... Où les trouverais-je?"

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28 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 71
"Les sons étranges se prolongeaient et, s’y ajoutant, M. Otis perçut distinctement un bruit de pas. Il chaussa ses pantoufles, sortit une petite fiole oblongue de sa valise et ouvrit la porte. Juste devant lui, dans un pâle rayon de lune, se tenait un vieil homme d’aspect terrible. Ses yeux étaient aussi rouges que des charbons ardents. Ses longs cheveux lui tombaient sur les épaules en mèches entremêlées. Ses vêtements de coupe antique étaient souillés et déchirés ; à ses poignets et ses chevilles pendaient de pesants fers mangés de rouille.
– Cher monsieur, dit M. Otis, je vous prie instamment de huiler vos chaînes ; je vous ai apporté dans ce but une petite bouteille de lubrifiant indien. On le dit d’une parfaite efficacité après une seule application et l’emballage comporte plusieurs témoignages en ce sens dus à quelques-uns de nos plus éminents ecclésiastiques. Je vais vous le laisser ici à côté de la veilleuse et je serai heureux de vous en fournir un peu plus si vous en avez besoin.
Sur ces mots, le ministre des États-Unis posa le flacon sur une console de marbre et, refermant la porte, regagna son lit."

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27 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 70
"Allons, camarades, de quoi parlons-nous au juste ? répliqua le nouvel Ivan à l'ancien, l'Ivan désuet. Qu'il y ait là une affaire louche, même un enfant le comprendrait. Ce professeur est une personne peu ordinaire, et énigmatique à cent pour cent ! Mais c'est là, justement, tout l'intérêt de la chose ! Un homme qui a connu personnellement Ponce Pilate : que pouvez-vous souhaiter de plus intéressant ? Et, au lieu de faire tout ce raffut imbécile à l'étang du Patriarche, n'aurait-il pas été plus intelligent de lui demander la suite des aventures de Pilate et de ce détenu, Ha-Nozri ? Au lieu de ça, je me suis occupé le diable sait de quoi ! Un directeur de revue qui se fait écraser : vous parlez d'un événement ! Hé quoi, la revue va-t-elle cesser de paraître pour autant ? Que faire donc ? L'homme est mortel et, comme quelqu'un l'a très justement dit, inopinément mortel. Eh bien, Dieu ait son âme ! Il y aura un nouveau directeur, et même, probablement plus éloquent que l'ancien !"

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26 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 69
"Il suivit l'étranger. Dans le couloir il rencontra Mme Hall et lui apprit le méfait du chien. Il monta rapidement l'escalier. La porte du voyageur étant entrebâillée, il la poussa, l'ouvrit et entra sans cérémonie : la nature l'avait fait d'humeur familière. Le store baissé, la pièce était sombre. Il ne fit qu'apercevoir une chose tout à fait singulière : comme un bras sans main, s'agitant dans sa direction, et une figure à peine indiquée par trois gros points noirs sur du blanc, pareils aux taches marquées sur une pensée jaune. En même temps, il recevait un coup violent à la poitrine, il était rejeté en arrière, la porte lui retombait sur le nez, la clef tournait dans la serrure. Tout cela fut si rapide qu'il ne put rien distinguer : des formes vagues en mouvement, une poussée, un choc, rien de plus. Il resta abasourdi sur le palier obscur, se demandant avec terreur ce qui s'était passé."

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25 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 68
"Le seul et véritable fantastique, celui qui n'est pas l'enfant d'une mode et ne sacrifie pas au féerique, prend racine dans la réalité parce que toute inquiétude a un point d'appui. Il est le fruit d'un état d'esprit d'abord préoccupé du quotidien puis de ce qu'il dissimule. Derrière le décor qui nous entoure, il est des forces obscures aux aguets. Nous sommes animés par des puissances occultes, chaque geste posé a des implications multiples, le futur relève du passé comme le ciel se mire dans l'étang, et le savant jeu du contrepoids du jour et de la nuit relève un dessein plus vaste qui nous échappe. Le monde apparent est construit en trompe-l’œil ; notre univers est poreux.
Ce fantastique-là, le Russe a tout pour le pratiquer mieux qu'un autre. En lui coexistent un réalisme viscéral et une propension certaine aux sentiments exacerbés ; chez lui voisinent le refus du vague à l'âme germanique et la curiosité la plus marquée pour les manifestations de l'au-delà. Ce mélange d'attirance et de répulsion, cette passion du paranormal sur fond quotidien sont à l'origine ce qui donne un inimitable cachet à la majorité des grandes œuvres slaves : le réalisme fantastique."

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24 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 67
"Mais quand tout fut étiqueté, mis en place, quand tout risque d’imprévu fut éliminé, quand les villes furent installées et le spectre de la solitude banni, alors les sophistiqués arrivèrent de la Terre. Ils venaient pour s’amuser, passer des vacances, acheter des bibelots-souvenirs, prendre des photos, goûter “l’atmosphère” ; ils venaient avec des règlements, amenant avec eux la routine bureaucratique, qui avait envahi la terre comme du chiendent, et la semant sur Mars partout où elle était susceptible de pousser. Ils se mirent à organiser les vies des habitants, leurs bibliothèques ; ils commencèrent à instruire et à tracasser ceux-là mêmes qui étaient venus sur Mars pour fuir l’instruction, les règles et les tracasseries. Et il était inévitable que certains d’entre eux réagirent avec vigueur."

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