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11 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 174

"Cela fait près de neuf mois maintenant que je suis arrêté. J'ai déjà connu Kolodège et ses cachots, les tortures physiques et psychiques insupportables, les colères de Smola et le carrousel de Kohoutek. Et pourtant, si l'on m'avait dit, lorsque Kohoutek rentra de ses vacances, que pendant douze autres mois, les interrogatoires se poursuivraient journellement et qu'il me faudrait vivre un nombre incalculable de fois la retranscription des procès-verbaux administratifs, cela m'aurait semblé incroyable.

Je devine maintenant certaines des clés de cette tactique. L'arrestation de Slansky, en novembre, celle de Geminder et d'autres, leurs interrogatoires, leurs “aveux” ne pouvaient ne pas entraîner des formulations nouvelles dans les procès-verbaux administratifs de ceux qui, comme moi, devaient être inclus dans le procès. Mais moi, du moment que j'étais interrogé sur eux, et de la façon dont Kohoutek me les dépeignait, traîtres au Parti depuis toujours, je les croyais arrêtés depuis longtemps déjà. Je pense qu'aucun homme normal n'aurait pu imaginer que des dirigeants du Parti puissent laisser s'amonceler de telles accusations contre d'autres dirigeants, à l'insu de ces derniers, laissés en liberté, à leurs postes, des semaines et des mois durant.

Slansky ne passa qu'en septembre du Secrétariat général du Parti, à une vice-présidence du Conseil, une disgrâce certes, mais tout de même dorée. En effet, ce qui se passait avec nous illustre de façon aveuglante le procédé de fabrication de tels procès. On fabrique les accusations, les crimes, le cadre du procès et ensuite, seulement, on arrête les victimes, les coupables désignés."

 

 

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10 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 173

 

"Mais qui donc, à cette époque, protesta ? Qui se leva pour crier son dégoût ? Les trotskistes peuvent revendiquer cet honneur. A l’instar de leur leader, qui paya son opiniâtreté d’un coup de piolet, ils combattirent totalement le stalinisme, et ils furent les seuls. A l’époque des grandes purges, ils ne pouvaient plus crier leur révolte que dans les immensités glacées où on les avait traînés pour mieux les exterminer. Dans les camps, leur conduite fut digne, et même exemplaire. Mais leur voix se perdit dans la toundra. Aujourd’hui, les trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui jadis hurlèrent à la mort avec les loups. Qu’ils n’oublient pas, toutefois, qu’ils possédaient sur nous l’avantage immense d’avoir un système politique cohérent susceptible de remplacer le stalinisme, et auquel ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la révolution trahie. Eux n’“avouaient” pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti ni le socialisme."

 

 

 

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09 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 172

"Les coups de téléphone de Staline ! Une fois ou deux par an, des rumeurs couraient dans Moscou : Staline avait appelé le metteur en scène Dovjenko, Staline avait téléphoné à l’écrivain Ehrenbourg.

Point lui était besoin d’ordonner : donnez un prix à un tel, ou un appartement, construisez-lui un institut scientifique ! Il était trop grand pour parler de ces choses. Ses subordonnés s’en occupaient, essayant de deviner ses désirs à l’expression de ses yeux, aux intonations de sa voix. Il lui suffisait d’adresser à un homme un petit rire bienveillant pour que son destin s’en trouve changé : il quittait les ténèbres, l’anonymat, pour un déluge de gloire, d’honneurs, de puissance. Des dizaines de personne haut placées saluaient alors l’heureux élu : Staline lui avait souri, avait plaisanté avec lui, lui avait parlé au téléphone.

Les gens se répétaient les détails de ces conversations, chaque parole prononcée par Staline leur semblait étonnante. Plus les mots employés étaient banals, plus ils les stupéfiaient. Staline, à les en croire, ne pouvait user de mots courants.

On racontait qu’il avait appelé un sculpteur célèbre et lui avait dit, en riant :

— Bonjour, vieil ivrogne.

Il avait appelé une autre célébrité, un homme honnête, et lui avait parlé d’un de ses camarades qu’on avait arrêté. L’autre, désemparé, avait bafouillé une réponse et Staline lui avait dit :

— Vous défendez bien mal vos amis.

On racontait qu’il avait téléphoné à la rédaction d’un journal pour les jeunes, et que le rédacteur adjoint avait répondu :

— Boubekine à l’appareil.

Staline avait alors demandé :

— Et qui est Boubekine ?

Et Boubekine de répondre :

— N’avez qu’à le savoir ! Et il avait brutalement raccroché.

Staline l’avait alors rappelé :

— Camarade Boubekine, ici Staline. Soyez gentil de m’expliquer qui vous êtes.

On racontait que Boubekine avait ensuite passé deux semaines à l’hôpital, pour se remettre du choc nerveux.

Une seule de ses paroles pouvait anéantir des milliers, des dizaines de milliers de personnes. Un maréchal, un commissaire du peuple, un membre du Comité central, un secrétaire d’obkom, tous ces gens qui, hier encore, commandaient une armée, un groupe d’armées, régnaient sur des régions, des républiques, d’énormes usines, pouvaient aujourd’hui, sur un simple mot de colère de Staline, n’être plus que grains de poussière dans un camp, où ils attendraient leur rata, dans un tintement de gamelles."

 

 

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08 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 171

"Je demandai un jour à mes collègues du bureau, qui étaient en captivité depuis des années, s’ils avaient entrepris des démarches pour la révision de leur procès ; car, dans toutes les conversations on entendait toujours exprimer l’espoir d’une “peres motrenie” (révision) ou d’une amnistie. Comme les politiques étaient pour la plupart innocents, et que beaucoup n’arrivaient pas à comprendre pourquoi on les avait arrêtés, ils supposaient évidemment qu’ils étaient victimes d’une erreur qui se dissiperait bientôt et finirait par la révision du procès et la mise en liberté.

Clément Nikifrevitch m’expliqua que les demandes de réouverture de procès n’avaient, à son avis, aucun sens ; si pourtant on y tenait, les demandes ne devaient être faites que du dehors, et seulement par des parents. Cette explication ne me parut pas du tout évidente.

— J’ai l’impression que vous acceptez tous votre sort sans protestation. Je vais m’adresser au Tribunal suprême de l’Union soviétique et demander une révision de mon procès.

De tous côtés, on me le déconseilla vivement.

— Tu ne feras qu’empirer ton cas ! Des requêtes de ce genre passent directement dans la corbeille à papier. Tu ne te rends pas encore bien compte de l’endroit où tu es.

Et malgré leurs pressants avertissements, j’allai dès le lendemain, pendant la pause du midi, au bureau du natchalnik de la N.K.V.D., déclinai nom, numéro, etc. et présentai ma demande :

— Je voudrais adresser une requête au Tribunal suprême. Puis-je l’écrire en allemand, car je ne possède pas encore très bien le russe ?

Le natchalnik me répondit avec amabilité :

— Mais naturellement, et dès qu’elle sera écrite, apportez-la moi, je vous prie.

— Et je voudrais savoir, j’ai une mère qui habite à Potsdam, en Allemagne, et ignore où je suis. Est-il permis d’envoyer un signe de vie ? Simplement un mot, sur une carte postale, pour lui dire que je vais bien ?

— Bien sûr, c’est autorisé.

Quinze jours après que j’eusse remis cette requête et la carte postale au natchalnik de la N.K.V.D., un prisonnier qui travaillait dans les bureaux de l’administration apparut ; il m’ordonna de terminer mon travail dans mon bureau, m’accompagna à ma baraque où je devais prendre mes affaires, et me conduisit au bloc disciplinaire.

Selon le règlement, je ne pouvais y être admise qu’à six heures du soir, aussi restai-je assise sur mon ballot devant les fils de fer barbelés, en proie à un extrême désespoir. Entrer au bloc disciplinaire, c’était être arrêté une seconde fois."

 

 

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07 mars 2023

LA CASSE DES RETRAITES

 

 

 

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"BOUQUINAGE" - 170

"Dans notre univers de froid, de journées de travail de quatorze heures dans la brume laiteuse glacée des gisements aurifères pierreux, surgit un jour quelque chose d’autre, une sorte de bonheur, d’aumône donnée au passage : ce n’était pas une aumône en pain ou en médicament, mais une aumône en temps — l’aumône d’un repos indu.

Notre surveillant dans les mines, notre chef de groupe sur le secteur était un certain Zouyev, un “libre” ; un ancien zek qui avait été dans la peau du détenu.

Il y avait une lueur dans ses yeux noirs : peut-être l’expression d’une certaine compassion à l’égard du malheureux destin de l’homme.

Le pouvoir, c’est la corruption. Libéré de ses chaînes, le fauve qui se dissimule dans l’âme humaine cherche à satisfaire avec avidité son instinct humain primitif : par les coups, les meurtres.

Je ne sais pas si le fait de signer une condamnation à mort peut procurer quelque satisfaction. Là aussi, il y a certainement une jouissance obscure, une imagination qui ne cherche pas de justification.

J’ai vu des gens — et j’en ai vu beaucoup — qui avaient donné autrefois l’ordre de fusiller d’autres gens ; et voilà que maintenant, on les tuait eux-mêmes. Et rien, rien que de la poltronnerie, des cris : “C’est une erreur, je ne suis pas celui qu’il faut tuer pour le bien du gouvernement, moi-même je sais tuer.”

Je ne connais pas ces personnes qui donnaient l’ordre de fusiller. Je les ai vues seulement de loin. Mais je pense que l’ordre de fusiller fait partie des mêmes forces de l’âme, des mêmes fondements que la fusillade elle-même, le meurtre de ses propres mains.

Le pouvoir, c’est la corruption.

L’ivresse qui vient du pouvoir sur autrui, l’impunité, la raillerie, les humiliations, l’émulation, voilà l’échelle morale d’une carrière de chef."

 

 

 

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06 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 169

"Avélii et Varvara descendirent le lendemain dans un monde souterrain qu'ils connaissaient déjà, où l'on vivait d'une vie larvaire et doucement délirante... Aux fenêtres — car ces caves affleuraient au sol — garnies de fil de fer barbelés, manquaient la moitié des carreaux : et toute la poussière noircie des années recouvrait ce qui restait de vitre. Douze femmes ici, dix-sept hommes là-bas baignaient dans la même chaleur animale, respiraient les mêmes relents de défécation, tuant le temps avec les mêmes récits d'infortune. Les femmes s'allongeaient à tour de rôle pour dormir sur des planches qui puaient la punaise. Son tour venu, Varvara avait pour voisine une maigre femme de pêcheur aux pommettes aiguës, inculpée de spéculation, et une vieille à bandeau noir, inculpée de sorcellerie et propos contre-révolutionnaires."

 

 

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05 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 168

"Nous vivions dans un monde où chacun était à la merci de la police secrète et devait informer les autorités de nos pensées et de nos sentiments. On se servait des femmes, des belles et des laides, attribuant des fonctions totalement différentes aux beautés et aux laiderons, et les récompensant de façons différentes. On se servait des gens ayant des tares biographiques ou psychiques : on intimidait l'un parce qu'il était fils de fonctionnaire, de banquier ou d'officier de l'ancien régime, et on promettait à l'autre faveurs et protections... On se servait de ceux qui craignaient de perdre leur place ou voulaient faire carrière, de ceux qui ne voulaient et ne craignaient rien, de ceux qui étaient prêts à tout... On ne cherchait pas seulement à obtenir des informations par leur intermédiaire. Rien ne lie autant que la complicité dans le crime : plus il y avait de personnes salies, compromises, impliquées dans des “affaires”, plus il y avait de traîtres, de mouchards et de délateurs, et plus le régime avait de partisans souhaitant qu'il dure un millénaire... Et quand tout le monde connaît ces procédés, c'est la société elle-même qui perd ses moyens de communiquer, les liens s'affaiblissent entre les gens, chacun se terre dans son coin et se tait, d'où un avantage inappréciable pour les autorités.

(...)

On convoquait généralement non pas à la Loubianka, mais dans des appartements loués spécialement pour cet usage. Ceux qui refusaient de collaborer y étaient gardés pendant des heures et des heures, et on leur proposait de “réfléchir”. Les convocations n'étaient pas tenues secrètes : elles constituaient un maillon important du système d'intimidation, et permettaient également de contrôler le civisme des citoyens : on avait l’œil sur les réfractaires, on leur réglait leur compte à l'occasion. Ceux qui acceptaient voyaient leur carrière facilitée, et en cas de réduction du personnel ou d'épuration, ils pouvaient compter sur la bienveillance des chefs du personnel. Les gens à convoquer ne manquaient jamais : il y avait toujours une nouvelle génération pour prendre la relève."

 

 

 

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