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25 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 98

 

"Le matin de Noël était nuageux, sec et sans caractère. J’étais devant ma fenêtre à regarder le parc, irrésistiblement envahi, comme chaque année en cette circonstance, par le souvenir des Noëls blancs de mon enfance, lorsque la maison était surchargée de décorations faites par ma mère, que mon père passait des heures à quatre pattes pour essayer de localiser l’ampoule fautive qui empêchait notre arbre de s’illuminer, que nous ne bougions pas du tout l’après-midi, à guetter par la fenêtre l’arrivée de mes grands-parents qui venaient passer la veillée avec nous, pour rester jusqu’au Nouvel An. (C’est-à-dire les parents de ma mère, car nous n’avions rien à faire avec ceux de mon père ; en fait, je n’avais jamais entendu parler d’eux, aussi loin que remonte ma mémoire.) Durant ces quelques jours, l’atmosphère de notre maison, d’habitude si tranquille et contemplative, devenait vivante, turbulente même, et c’est peut-être à cause de ce souvenir -et du souvenir de la blancheur fabuleuse qu’on était certain, à cette époque, de voir recouvrir notre pelouse- qu’il y avait un air d’irréalité dans la grisaille silencieuse des Noëls auxquels j’avais dû tristement me résigner depuis quelques années.
 
Mais ce jour-là il y avait autre chose. Ni Fiona ni moi ne pouvions supporter la perspective des huit heures de programmes de Noël de la télévision, et, au milieu de la matinée, voilà que nous roulions dans une voiture louée en direction de la côte sud. Je n’avais pas conduit depuis une éternité. Par bonheur, il n’y avait pratiquement pas de circulation dans le sud de Londres, et, à part une Ford Sierra rouge évitée de justesse, et quelques éraflures après un choc bruyant avec la borne d’un rond-point à la sortie de Surbiton, nous parvînmes à la campagne sans incident grave. Fiona avait proposé de conduire, mais je n’avais pas voulu en entendre parler. C’était peut-être stupide de ma part, parce qu’elle se sentait (et paraissait) beaucoup mieux qu’elle n’avait été depuis des semaines, et je pense en outre que j’avais été beaucoup plus qu’elle perturbé par l’absurde malentendu concernant le résultat de ses analyses à l’hôpital, où elle s’était présentée pour apprendre que son rendez-vous avait été annulé, que quelqu’un avait dû lui téléphoner pour l’en prévenir, que le spécialiste qui était censé s’occuper d’elle était parti manifester contre la décision de l’administration de fermer quatre services chirurgicaux juste après Noël, et qu’on la priait de revenir la semaine prochaine quand tout serait rentré dans l’ordre."
 

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24 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 97

"Le fou, le prophète, Karl Glogauer, le voyageur temporel, le psychiatre névrosé manqué, qui voulait que les choses aient un sens, le masochiste, l'homme au désir de mort et au complexe messianique, l'anachronisme, se frayait un chemin à travers la place du marché, haletant.

Il avait vu l'homme qu'il cherchait. Il avait vu Jésus, le fils de Marie et de Joseph.

Il avait vu un homme en qui il reconnaissait, sans le moindre doute, un idiot congénital."

 

 

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23 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 96

"Une révolution, cela ne veut pas dire des drapeaux rouges et des barricades dans les rues, mais une refonte totale de l'exercice du pouvoir.

(...)

L'initiative doit venir d'en bas. Ce qui implique le surgissement de quelque chose qui n'a jamais existé en Angleterre, à savoir un mouvement socialiste activement soutenu par la grande masse de la population."

 

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22 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 95

"Il n'avait jamais auparavant existé un cinéma comparable à celui qui vit le jour en Russie après la Révolution d'Octobre: un cinéma nationalisé, financé par l’État, entièrement consacré à la subversion. Une prise de conscience nouvelle, la destruction des valeurs réactionnaires, l'anéantissement des mythes touchant l’Église, l’État et le Capital : ces objectifs allaient déterminer la structure idéologique de l’État prolétarien, son art, sa pédagogie. Le cinéma –considéré par Lénine comme le plus important des arts– devait assumer un rôle essentiel dans cette lutte, étant le mode d'expression artistique le plus accessible aux masses populaires dispersées et analphabètes.

Plusieurs facteurs contribuèrent au jaillissement sans précédent d'énergie créatrice qui marqua à jamais les accomplissements monumentaux du cinéma soviétique à ses débuts. Parmi ceux-ci, on trouve des tendances profondément libératrices et innovatrices délivrées du joug de l'ancien régime, les espoirs enthousiastes que suscitaient la création de la première société égalitaire et libre, et la décision prise par Lénine, Trotsky et Lunacharsky, en dépit de leur volonté bien affirmée de dictature du prolétariat, d'accorder toute liberté d'expression aux divers courants artistiques qui commençaient à se manifester alors. Cette attitude est particulièrement significative, étant donné que les opinions artistiques de Lénine étaient conservatrices et marquées de ce puritanisme ascétique que l'on trouve si souvent dans les milieux révolutionnaires.

Le résultat en fut une floraison sans précédent d'avant-gardes diverses et de mouvements intellectuels dans le théâtre, la peinture, la littérature, la musique et le cinéma –sans précédent, aussi du fait qu'elle était financée par l’État. Cette prolifération culturelle fut témoin du développement du constructivisme et du futurisme ainsi que de l'assimilation par l'expérience soviétique de l'expressionnisme et du surréalisme. De 1917 jusqu'au début des années 1920, la conformité de vue de l'art d'avant-garde et de l'idéologie extrémiste, la fusion de la forme et du fond (sujet âprement débattu depuis lors dans les pays de l'Ouest, et qui est par ailleurs, ne nous en cachons pas, celui de cet ouvrage) a réellement existé et a été mise en action. Durant un bref et éclatant instant de cette époque historique, l'engagement de l'artiste d'avant-garde a presque parfaitement coïncidé avec celui de la société dans laquelle il se trouvait. C'est là un des succès de la Révolution d'Octobre qui ne pourra jamais être effacé ; cependant, de même que les promesses d'une nouvelle société s'évanouirent pour céder la place au capitalisme d'État révoltant du totalitarisme stalinien, de même les noces de l'avant-garde et de l’État s'avérèrent transitoires. L'éternelle tension qui règne entre toute société organisée et l'artiste créateur se manifesta à nouveau de façon particulièrement brutale, sous forme de suicides, d'assassinats secrets, d'exils, d'émigration ou de reniements abjects. Le prix payé par Staline, dans le domaine de l'art, en vue d'obtenir la consolidation interne d'un régime de terreur –de même que dans l'Allemagne hitlérienne– fut l'anéantissement de toute modernité et la création d'un “art” perversement kitsch, d'un art de carte postale, baptisé honteusement “réalisme socialiste”. Étant donné que toute libération sur le plan social est impossible sans liberté personnelle (qui comprend la liberté pour l'art de se manifester sous toutes ses formes), Staline est la seule personne qui ait réellement mené une action “subversive” contre les valeurs de la Révolution d'Octobre."

 

 

 

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21 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 94

"L'attitude craintive et critique à l'égard de la révolution bolchévique n'était pas dictée par un préjugé idéologique ou un intérêt politique, mais par le changement soudain dont les révolutionnaires au pouvoir firent preuve par rapport aux positions qu'ils avaient défendues alors qu'ils étaient dans l'opposition et luttaient contre le tsarisme puis contre le gouvernement provisoire. La déception et l'indignation que cette métamorphose négative suscitait, la littérature en témoigne d'une manière qui reste d'actualité, dans les lettres que Vladimir Korolenko, écrivain d'une probité au dessus de tout soupçon et d'une foi démocratique et populiste solide, envoya à Anatoli Lounatcharski, commissaire du peuple à l'instruction. Il s'agit d'un document lucide et sérieux, dans lequel les sentiments sont maîtrisés. Il ressort de ces lettres, écrites en 1920 et qui firent l'objet d'une publication posthume à Paris, un tableau désolant et terrifiant des abus et des violences pratiquées dès le début par les bolchéviks, pour asseoir leur pouvoir. Korolenko réaffirme la thèse que le socialisme ne peut être instauré “qu'en pays libre”, et l'on jugera cette thèse soit irréprochable soit ingénue, suivant le sens que l'on donne au mot “socialisme”. Mais lorsque, dans la dernière de ses lettres, il invite les bolchéviks à reconnaître leurs “erreurs” et à se tourner avec le peuple “vers la liberté” pour parvenir à un “développement de la conscience socialiste” en Russie, Korolenko est conscient du caractère chimérique de cette requête et demande à Lounatcharski : “Cela est-il encore possible pour vous ? N'est-il pas trop tard, en admettant même que vous le vouliez ?” La réponse, ce ne fut pas Lounatcharski qui la donna, mais l'Histoire : il était réellement trop “tard”.

Pour la littérature, le problème n'était pas seulement de comprendre la révolution, en l'interprétant à l'intérieur de schémas généraux prédéterminés, mais également de se défendre elle-même et de défendre son rôle et sa fonction à l'intérieur de cette nouvelle réalité qui naissait de la révolution, réalité énigmatique dans son essence profonde, mais immédiatement claire dans ses aspects répressifs. Les cris d'alarme furent immédiats et retentissants, puis ils cessèrent, car même la protestation devint impossible."

 

 

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20 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 93

 

"C’eût été lâcheté de se mentir à soi-même. Le Kaw-djer ne pouvait l’ignorer, c’est vers lui que cette population misérable tournait ses regards attentifs, c’est entre ses mains qu’elle avait remis l’exercice de l’autorité collective, c’est de lui qu’elle attendait, confiante, secours, conseils et décisions. Qu’il le voulût ou non, il ne pouvait échapper à la responsabilité que cette confiance impliquait. Qu’il le voulût ou non, le chef, désigné par la force des choses et par le consentement tacite de l’immense majorité des naufragés, c’était lui.
 
Eh quoi ! lui, le libertaire, l’homme incapable de supporter aucune contrainte, il était dans le cas d’en imposer aux autres, et des lois devaient être édictées par celui qui rejetait toutes les lois ! Suprême ironie, c’était l’apôtre anarchiste, l’adepte de la formule fameuse : “Ni Dieu, ni maître”, qu’on transformait en maître ; c’est à lui qu’on attribuait cette autorité dont son âme haïssait le principe avec tant de sauvage fureur ! Fallait-il accepter l’odieuse épreuve ? Ne valait-il pas mieux s’enfuir loin de ces êtres aux âmes d’esclave ?
 
Mais alors, que deviendraient-ils, livrés à eux-mêmes ? De combien de souffrances le déserteur ne serait-il pas responsable ? Si on a le droit de chérir des abstractions, il n’est pas digne du nom d’homme, celui qui, pour l’amour d’elles, ferme les yeux devant les réalités de la vie, nie l’évidence et ne peut se résoudre à sacrifier son orgueil pour atténuer la misère humaine. Quelque certaines que paraissent des théories, il est grand d’en faire table rase, lorsqu’il est démontré que le bien des autres l’exige."
 
 

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19 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 92

"Elle vit entrer Slim ; il portait un paquet enveloppé de papier brun sous le bras.

Slim donnait le frisson à Maisey. Elle se retourna précipitamment en faisant semblant de rectifier l’alignement des manteaux et des pardessus, ce qui lui évita de le regarder. 

Slim monta l’escalier, longea le couloir et parvint à la chambre de Miss Blandish. Il s’arrêta un instant devant la porte et s’assura qu’il n’y avait personne en vue avant de tirer une clé de sa poche. Il ouvrit la porte et entra dans le vaste salon. 

Chaque fois qu’il pénétrait dans cette pièce, elle lui plaisait davantage. Il n’avait jamais rien vu d’aussi joli. Décorée en bleu et gris, meublée de fauteuils profonds en cuir gris, d’un tapis bleu et d’un gros poste de télévision, c’était à ses yeux la plus belle pièce du monde. Il n’y manquait que des fenêtres, mais Slim lui-même était bien forcé d’admettre qu’il eût été dangereux de garder la jeune fille dans une pièce dotée de fenêtres. 

Il s’avança jusque sur le seuil de la chambre à coucher. Cette chambre lui plaisait autant que le salon. Elle était décorée dans les tons ivoire et rose, et dominée par le large lit à deux places capitonné de rose. Un deuxième poste de télévision se dressait au pied du lit. Slim était un fanatique de la télévision. Il ne se lassait pas de regarder les images défiler sur le petit écran. 

Miss Blandish était assise devant la coiffeuse. Elle portait un peignoir rose qui s’était entrouvert et dévoilait ses jambes splendides. Ses pieds nus étaient glissés dans des mules roses. Elle se manucurait distraitement les ongles et bien qu’elle ait entendu entrer Slim, elle ne leva pas les yeux."

 

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18 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 91

"— Je suis Aycha, répondit-elle solennellement, cette Aycha à qui tu t'es consacré pour l'éternité.

— Elle ment, elle ment !... interrompit Atené. Si tu es cette immortelle, cette Aycha, fais-en la preuve à ces deux hommes qui t'ont connue autrefois. Arrache ces voiles qui gardent si jalousement ta beauté. Laisse cette forme divine, cette incomparable splendeur s'épanouir sur notre nuit et l'éblouir. À coup sûr, ton amant n'aura pas oublié de tels charmes ; à coup sûr, il te reconnaîtra et s'agenouillera en te disant : celle-ci est mon immortelle et pas une autre ! Alors, mais pas avant, croirai-je que tu es cet esprit malfaisant que tu as avoué être, cet esprit qui acheta d'un meurtre le don d'éternelle vie et usa de sa beauté infernale pour ensorceler l'âme des hommes."

 

 

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