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17 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 90

"Zvéréva le fit venir. Elle voulut donner à l’interrogatoire le ton d’une conversation familière.
 
“Vous écrivez, camarade Roublev ?
 
J’écris.
 
Un message au Comité central, n’est-ce pas ?
 
Pas précisément ? Je ne sais pas bien si nous avons encore un Comité central au sens où nous l’entendions dans le vieux parti.”
 
Zvéréva fut surprise. Tout ce que l’on savait de Kiril Roublev portait à le croire “dans la ligne”, soumis -non sans réserves intérieures-, discipliné ; et les réserves intérieures fortifient les acceptations pratiques. L’instruction risquait d’échouer.
 
“Je vous comprends mal, camarade Roublev. Vous savez, je pense, ce que le parti attend de vous ?”
 
La prison le marquait moins qu’un autre, puisqu’il portait la barbe auparavant. Il ne paraissait pas déprimé, quoique fatigué : le cerne des yeux. Une tête de saint vigoureux au grand nez osseux, telle qu’on en voit sur certaines icônes de l’école de Novgorod. Zvéréva cherchait à le déchiffrer. Il parlait calmement :
 
“Le parti… Je sais à peu près ce que l’on attend de moi… Mais quel parti ? Ce que l’on appelle le parti a tellement changé… Vous ne pouvez certainement pas me comprendre…
 
Et pourquoi, camarade Roublev, croyez-vous que je ne puisse pas vous comprendre Au contraire, je…
 
N’en dites pas plus, coupa Roublev, vous avez sur les lèvres une phrase officielle qui ne signifie plus rien. Je veux dire que nous appartenons probablement, vous et moi, à des espèces humaines différentes. Je le dis sans aucune animosité aucune, je vous assure.”
 
Ce qu’il pouvait y avoir d’offensant dans le propos s’atténuait par le ton objectif et le regard poli.
 
“Puis-je vous demander, camarade Roublev, ce que vous écrivez, à qui et à quelle fin ?”
 
Roublev hochait la tête en souriant, comme si une étudiante lui eût posé une question intentionnellement embarrassante.
 
“Camarade juge d’instruction, je songe à écrire une étude sur le mouvement des briseurs de machines en Angleterre au début du XIXème siècle… Ne vous récriez pas, j’y songe sérieusement.”
 
Il attendit l’effet de sa plaisanterie. Zvéréva l’observait aussi, aimable. De petits yeux sagaces.
 
“J’écris pour l’avenir. Un jour les archives s’ouvriront. On y trouvera peut-être mon mémoire. Le travail des historiens qui étudieront notre temps en sera facilité. J’estime que c’est beaucoup plus important que ce que vous êtes probablement chargée de me demander… Maintenant, citoyenne, permettez-moi à mon tour une question: de quoi exactement suis-je inculpé ?
 
Vous le saurez bientôt. Êtes-vous satisfait du régime ? De la nourriture ?
 
Passable. Pas assez de sucre, parfois, dans la compote. Mais beaucoup de prolétaires soviétiques, qui ne sont inculpés de rien, sont moins bien nourris que vous et moi, citoyenne.”
 
Zvéréva dit sèchement :
 
“L’interrogatoire est terminé.”
 
Roublev revint à sa cellule d’excellente humeur."
 
 
 

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16 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 89

 

"Le cercle est la forme la plus solide de l’univers. Rien ne peut le défaire, rien ne peut l’égaler, rien ne peut être plus parfait. Et c’est ce que nous voulons : être parfaits. Toute information qui nous échappe, tout ce qui est inaccessible nous empêche de l’être."

 

 

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15 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 88

"Nous étions tous les sept silencieux, à écouter, si je puis dire, le silence du transistor, quand éclata un tapage dont je ne puis donner une idée que par des comparaisons qui, toutes, me paraissent dérisoires : roulement de tonnerre, marteaux pneumatiques, sirènes hurleuses, avions perçant le mur du son, locomotives folles. En tout cas, quelque chose de claquant, de ferraillant, de strident, le maximum de l'aigu et le maximum du grave portés à un volume de son qui dépassait la perception. Je ne sais pas si le bruit, quand il atteint un tel paroxysme, est capable de tuer. Je crois qu'il l'aurait fait s'il avait duré. Je plaquai désespérément les mains contre mes oreilles, je me baissai, je me tassai sur moi-même et je m'aperçus que je tremblais de la tête aux pieds. Ce tremblement convulsif, j'en suis certain, était une réponse purement physiologique à une intensité dans le vacarme que l'organisme pouvait à peine supporter. Car à ce moment-là, je n'avais pas encore commencé à avoir peur. J'étais trop stupide et pantelant pour former une idée. Je ne me disais même pas que ce fracas devait être démesuré pour parvenir jusqu'à moi à travers des murs de deux mètres d'épaisseur et à un étage sous le sol. J'appuyai les mains sur mes tempes, je tremblais et j'avais l'impression que ma tête allait éclater. En même temps, des idées stupides me traversaient l'esprit. Je me demandais avec indignation qui avait renversé le contenu de mon verre que je voyais couché sur le côté à deux mètres de moi. Je me demandai aussi pourquoi Momo était étendu à plat ventre sur les dalles, la face contre terre et la nuque recouverte de ses deux mains, et pourquoi la Menou, qui le secouait aux épaules, ouvrait toute grande la bouche sans émettre un seul son.

La transpiration continuait à jaillir de mon front et à couler le long de mes joues, sous mes aisselles et dans mes reins. Je souffrais d'une soif intense, mes lèvres étaient sèches et ma langue collait à mon palais. Je m'aperçus au bout d'un moment que je gardais la bouche ouverte et que je haletais comme un chien, à petits coups rapides, mais sans arriver à vaincre l'impression d'étouffement que je ressentais.

Je vis le visage de Thomas apparaître dans le champ de vision et se préciser peu à peu. Thomas était torse nu, pâle, couvert de sueur. Il dit dans un souffle: déshabille toi. Je fus stupéfait de ne pas y avoir pensé plus tôt. j'enlevais ma chemise et mon gilet de corps. Thomas m'aida. Fort heureusement, je n'avais pas mes bottes de cheval, car même avec son aide, je ne serais pas arrivé à les retirer. Le moindre geste m'épuisait. Je m'y repris à trois fois avant d'ôter mon pantalon et je n'y réussis que grâce à Thomas. De nouveau, il approcha sa bouche de mon oreille et j'entendis : -Thermomètre...au dessus du robinet...soixante-dix degrés."

 

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14 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 87

"L'idée d'un métavers, un nouveau monde qui ne serait rien d'autre que le nôtre dont la réalité aurait été augmentée, un endroit absurde, une caricature pseudo-capitaliste où il faudrait payer pour acheter sa place de néant, est terriblement déprimante. Pourquoi nous imposer cette abomination quand des créateurs de toutes sortes inventent d'autres mondes depuis des millénaires ? Pourquoi nous ruer pour aller vivre dans le cerveau bidimensionnel et le t-shirt moulant de Mark Zuckerberg ? L'art existe depuis 65.000 ans. Y-a-t-il un artiste qui ait créé quelque chose de plus obscène que Facebook ? C'est pourtant ce qui va servir de modèle à notre futur métavers.

Ne vous méprenez surtout pas sur mes propos : je trouve l'idée du métavers excitante, et même franchement merveilleuse, surtout s'il sert à quitter cette réalité pour nous faire entrer dans quelque chose de vraiment nouveau –ce qui a toujours été le rôle fondamental de l'art.  Puisqu'il ouvre des portes depuis 650 siècles, pourquoi ne pas le laisser ouvrir celle du métavers ? Laissons les artistes imaginer le futur et pervertir notre réalité, laissons-les détruire notre logique, laissons-les repenser notre rapport au monde, aux choses et à nous-mêmes.

(...)

Artistes, le métavers est à vous. Prenez-le d'assaut s'il le faut, donnez-lui un sens –le vôtre–, et qu'il serve à autre chose qu'à brasser du vide."

 

[JERRY FRISSEN]

 

 

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13 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 86

"Le XIXe siècle est marqué par une explosion scientifique et technologique ainsi que par la révolution industrielle. L'idée de progrès devient un dogme auquel se rallient alors à peu près tous les courants de pensée, liant à la fois progrès scientifique, progrès moral et progrès social. La littérature témoigne d'une grande confiance en cette nouvelle ère qui voit émerger de nombreuses découvertes techniques et avancées sociales. Cette idée d'un processus évolutif continu, orienté vers un idéal de perfection, peut se lire tout aussi bien dans les discours de Victor Hugo que dans les poèmes d'auteurs comme Émile Verhaeren, qui fait l'apologie du futur dans ses Villes tentaculaires (1895).

Cet enthousiasme est brisé par le choc des deux guerres mondiales. Le drame de la Shoah et l'utilisation de la bombe atomique ajoutent au pessimisme né de la Première Guerre Mondiale et du caractère industriel et technique du conflit. Le progrès se trouve remis en question et le lien entre progrès scientifique, progrès social et progrès moral vole en éclats. Ces événements rappellent l'écart qui existe entre les pouvoirs de l'homme, et notamment son pouvoir technologique, et sa moralité. Ils soulignent son incapacité à maîtriser les forces que lui-même déchaîne, provoquant ainsi un soupçon généralisé envers la science et la technologie, qui peuvent tout aussi bien servir la démocratie et la liberté que le totalitarisme et l'aliénation des peuples.

Les leçons du XXᵉ siècle restent en mémoire et le pessimisme et la méfiance sont toujours d'actualité, notamment concernant l'utilisation de la technologie comme outil de surveillance et de contrôle. Les révolutions de l'information, de la miniaturisation et des sciences du vivant ont donné naissance à certains mouvements optimistes, comme l'idéologie transhumaniste. Née à la fois du libéralisme et des mouvements New Age américains, celle-ci voit la convergence des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l'information et sciences cognitives) comme une nouvelle chance pour l'humanité de se perfectionner en éradiquant la douleur et la maladie, et d'atteindre une forme d'immortalité en faisant reculer le vieillissement. Ces mouvements témoignent d'un renouveau de la foi (utopique ?) en un progrès technologique et humain."

 

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12 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 85

 

"L’histoire, qui interprète le passé pour comprendre le présent et affronter l’avenir, est la plus ingrate des disciplines pour une espèce en voie de disparition."

 

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11 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 84

"L'État capitaliste a toujours pour mission de rassembler en haut et disperser en bas."

 

 

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10 décembre 2022

"BOUQUINAGE" - 83

"Il finirait toujours par le découvrir en temps voulu. En tout cas, dès à présent, il était en mesure de faire souffrir le cristal. Les lois, les châtiments font souffrir : la puissance n'est au fond que la capacité d'infliger de la souffrance à autrui. Il décida que ce fantastique objet se conformerait à ses ordres. Sinon, il le torturerait à mort."

 

 

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