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09 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 113

"Boyd se récria vivement. “Continuez, je vous prie. Vous voulez dire que c'est de l'holocauste atomique qu'est venu tout le mal ?”

Il s'était rendu compte que la planète mère avait subi des changements désastreux, mais cette notion ne lui était venue que peu à peu et ne s'appuyait que sur quelques lectures éparses, complétées par le peu qu'il avait vu en survolant le pays. Sur Mars, il n'avait jamais rencontré d'écologistes ; un équilibre stable y avait été atteint, qui se maintenait pratiquement tout seul.

“L'accident atomique ?” Epstein secoua la tête, tandis que l'amertume de son regard se communiquait à sa physionomie tout entière. “Non, docteur Jensen. Cet accident béni était sans doute la seule chose capable d'accorder à la Terre le pauvre répit dont elle jouit actuellement. Avant lui, il existait plus de six milliards d'hommes tous décidés à défendre le droit de l'affamé technologique à sa juste part de l'énergie et de matières premières... sur un monde qui pouvait peut-être, et ce n'est pas certain, répondre aux besoins d'un demi-milliard d'humains technologiques. Mais l'atome et ses retombées ont réglé la question. Une génération après l'accident, il ne restait plus que cent millions de survivants — avec une technologie très en dessous du minimum pour chacun. Ce n'était pas le salut assuré pour la Terre — les hommes se reproduisent bien trop vite — mais une chance de souffler et de repartir du bon pied.

— Et alors ?”

Epstein mira son vin à contre-jour, le dégusta lentement, remplit à nouveau leurs verres. Puis il haussa les épaules."

 

 

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08 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 112

 

"Tout cela, dit-il, est notre faute. Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C’est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c’est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d’avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction."

 

 

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07 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 111

" “Quant à Morel... Tout a été dit là-dessus. Je crois que c’était un homme qui, dans la solitude, était allé encore plus loin que les autres – véritable exploit, soit dit en passant, car lorsqu’il s’agit de battre des records de solitude, chacun de nous se découvre une âme de champion. Il vient souvent me retrouver, pendant mes nuits d’insomnie, avec son air en rogne, les trois rides profondes de son front droit, têtu, sous les cheveux ébouriffés, et cette fameuse serviette à la main, bourrée de pétitions et de manifestes pour la défense de la nature, qui ne le quittait jamais. J’entends souvent sa voix me répéter, avec cet accent faubourien assez inattendu chez un homme qui avait, comme on dit, de l’éducation : “C’est bien simple, les chiens, ça suffit plus. Les gens se sentent drôlement seuls, ils ont besoin de compagnie, ils ont besoin de quelque chose de plus grand, de plus costaud, sur quoi s’appuyer, qui puisse vraiment tenir le coup. Les chiens ne suffisent plus, les hommes ont besoin des éléphants. Alors, je ne veux pas qu’on y touche.” Il me le déclare avec le plus grand sérieux et il frappe toujours un coup sec sur la crosse de sa carabine, comme pour donner plus de poids à ses paroles. On a dit de Morel qu’il était exaspéré par notre espèce et acculé à défendre contre elle une sensibilité excessive, les armes à la main. On a affirmé gravement qu’il était un anarchiste, décidé à aller plus loin que les autres, qu’il voulait rompre, non seulement avec la société, mais avec l’espèce humaine elle-même – “volonté de rupture” et “sortir de l’humain”, furent, je crois, les expressions les plus fréquemment employées par ces messieurs. Et comme s’il ne suffisait pas de ces sornettes, je viens de trouver dans une ou deux vieilles revues qui me sont tombées sous la main, à Fort-Archambault, une explication particulièrement magistrale. Il paraît que les éléphants que Morel défendait étaient entièrement symboliques et même poétiques, et que le pauvre homme rêvait d’une sorte de réserve dans l’Histoire, comparable à nos réserves africaines, où il serait interdit de chasser, et où toutes nos vieilles valeurs spirituelles, maladroites, un peu monstrueuses et incapables de se défendre, et tous nos vieux droits de l’homme, véritables survivants d’une époque géologique révolue, seraient conservés intacts pour la beauté du coup d’œil et pour l’édification dominicale de nos arrière-petits-enfants.” Saint-Denis se mit à rire silencieusement, en secouant la tête."

 

 

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06 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 110

"L'humanité pansait ses plaies. Partout, les secours s'organisaient. Des centres d'accueil étaient montés pour les sinistrés qui avaient tout perdu.

La puissance industrielle de l'époque facilitait les choses. Des usines, dont la production était volontairement ralentie depuis longtemps pour éviter une pléthore, marchaient en plein rendement. Les régions épargnées par la catastrophe se couvraient de villes nouvelles préfabriquées et mises en place avec une rapidité jamais connue auparavant.

Les stocks d'aliments excédentaires, prudemment bloqués pour soutenir les prix agricoles des décades précédentes, se déversaient comme la manne céleste.

Quoique très durement éprouvée, l'Afrance était relativement indemne par rapport aux autres, et elle tenait la tête des nations secourables. Son potentiel économique et ses réserves immenses lui permettaient de faire face aux besoins énormes de toute l'humanité. C'était pour elle un simple problème d'organisation.

Mais des millions d'individus souffraient dans leur cœur après avoir souffert dans leur chair. Un nombre ahurissant d'hommes, de femmes et d'enfants ignoraient ce qu'étaient devenus leurs parents ou leurs amis.

Rassemblées au Grand Conseil Mondial, les autorités régulières et hâtivement reconstituées des divers pays jugèrent que la première chose dont il fallait s'occuper était (après le secours matériel) le secours moral. Il fallait faire cesser le plus vite possible la douloureuse incertitude qui torturait les masses.

Après avoir rapidement renoncé à encombrer les ondes par d'interminables litanies de messages personnels, voués le plus souvent à se perdre sans écho, et comme il était impossible d'établir des listes de victimes, on fit des listes de survivants."

 

 

 

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05 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 109

"Il était habillé comme vous et moi, je veux dire comme nous serions habillés si nous participions à une de ces battues, organisées chez nous pour les ambassadeurs ou autres personnages importants, dans nos grandes chasses officielles. Son veston de couleur brune semblait sortir de chez le meilleur tailleur parisien et laissait voir une chemise à gros carreaux, comme en portent nos sportifs. La culotte, légèrement bouffante au-dessus des mollets, se prolongeait par une paire de guêtres. Là s'arrêtait la ressemblance ; au lieu de souliers, il portait de gros gants noirs. C'était un gorille, vous dis-je ! Du col de la chemise sortait la hideuse tête terminée en pain de sucre, couverte de poils noirs, au nez aplati et aux mâchoires saillantes. Il était là, debout, un peu penché en avant, dans la posture du chasseur à l'affût, serrant un fusil dans ses longues mains. Il se tenait en face de moi, de l'autre côté d'une large trouée pratiquée dans la forêt perpendiculairement à la direction de la battue. Soudain, il tressaillit. Il avait perçu comme moi un léger bruit dans les buissons, un peu sur ma droite. Il tourna la tête, en même temps qu'il relevait son arme, prêt à épauler. De mon perchoir, j'aperçus le sillage laissé dans la broussaille par un des fuyards, qui courait en aveugle droit devait lui. Je faillis crier pour l'alerter, tant l'intention du singe était évidente. Mais je n'en eus ni le temps ni la force ; déjà, l'homme déboulait comme un chevreuil sur le terrain découvert. Le coup de feu retentit alors qu'il atteignait le milieu du champ de tir. Il fit un saut, s'effondra et resta immobile après quelques convulsions. Mais je n'observai l'agonie de la victime qu'un peu plus tard, mon attention ayant été encore retenue par le gorille. J'avais suivi l'altération de sa physionomie depuis qu'il était alerté par le bruit, et enregistré un certain nombre de nuances surprenantes : d'abord, la cruauté du chasseur qui guette sa proie et le plaisir fiévreux que lui procure cet exercice ; mais par-dessus tout le caractère humain de son expression."

 

 

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04 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 108

"Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. ‘’Assassiner n’est pas seulement tuer...’’ Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir."

 

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03 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 107

"Martha se mit à hurler à pleine gorge, sans s'arrêter, cherchant peut-être à disperser tout ce cauchemar par un jet sonore, comme on disperse des flammes avec une lance d'incendie. Sa voix atteignit un aigu insoutenable et se brisa en un hoquet. Elle tituba dans les bras du savant affolé.

La lumière revint. Le lustre clignota plusieurs fois avant de briller d'une façon normale.

Les jumelles avançaient toujours à pas menus. Leurs têtes chauves luisaient de la pluie qu'elles avaient reçue, sans doute, en passant sur la terrasse. Leurs pieds nus laissaient des traces humides sur les dalles. Et Joachim eut un recul à la pensée que cette pluie terrienne était  radioactive. Il vit aussi que toutes ces têtes rondes n'avaient plus d'yeux, ni d'oreilles, ni de bouches. Elles n'étaient plus que des boules revêtues d'une peau unie et lisse. Les fillettes n'étaient plus qu'une foule sans visages et leurs mains avaient disparu. Leurs bras mous se raccordaient les uns aux autres et formaient un seul long serpent sans solution de continuité. Une activité cellulaire accélérée les unissait en un seul organisme. Une métamorphose fantastique résultant de la foudre, du venin, de la chair d'une morte et de cent hasards biochimiques produisait un être nouveau."

 

 

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01 janvier 2023

"BOUQUINAGE" - 105

 

"On découvrait de nouveaux virus tous les jours, et je me demandais souvent si ceux-ci ne régneraient pas un jour, et ne finiraient pas par gagner contre nous une guerre qui avait commencé dans la nuit des temps."

 

 

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