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12 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 175

"La guerre civile n’était pas seulement une guerre mais aussi une révolution. (…) Depuis lors, et surtout depuis décembre de l’année dernière, le véritable combat du gouvernement espagnol a été d’écraser la révolution et de tout remettre dans l’état où il était auparavant. Ils ont plus ou moins réussi à le faire et ont maintenant installé un terrible règne de terreur dirigé contre quiconque est soupçonné de réelles sympathies révolutionnaires.

(...)

J’ai eu la chance de pouvoir sortir d’Espagne mais beaucoup de mes amis et connaissances sont toujours en prison et je crains fort que certains d’entre eux risquent d’être abattus, non pour une infraction quelconque mais pour s’être opposé au parti communiste (…) Ce que j’ai vu là-bas m’a tellement secoué que j’écris et que j’en parle à tout le monde. Naturellement, je suis en train d’écrire un livre sur ce sujet.

(...)

Lorsque la révolution a éclaté, les travailleurs, dans beaucoup de régions d’Espagne, ont établi les prémices d’un gouvernement du peuple : ils ont saisi des terres et des usines, ont mis en place des comités locaux, etc. Le gouvernement, qui est en grande partie contrôlé par le parti communiste, a réussi à défaire une grande partie de tout ça, d’abord en demandant aux travailleurs de ne pas compromettre la guerre et, plus tard, quand il s’est senti plus fort, par la force."

 

 

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10 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 173

 

"Mais qui donc, à cette époque, protesta ? Qui se leva pour crier son dégoût ? Les trotskistes peuvent revendiquer cet honneur. A l’instar de leur leader, qui paya son opiniâtreté d’un coup de piolet, ils combattirent totalement le stalinisme, et ils furent les seuls. A l’époque des grandes purges, ils ne pouvaient plus crier leur révolte que dans les immensités glacées où on les avait traînés pour mieux les exterminer. Dans les camps, leur conduite fut digne, et même exemplaire. Mais leur voix se perdit dans la toundra. Aujourd’hui, les trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui jadis hurlèrent à la mort avec les loups. Qu’ils n’oublient pas, toutefois, qu’ils possédaient sur nous l’avantage immense d’avoir un système politique cohérent susceptible de remplacer le stalinisme, et auquel ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la révolution trahie. Eux n’“avouaient” pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti ni le socialisme."

 

 

 

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08 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 171

"Je demandai un jour à mes collègues du bureau, qui étaient en captivité depuis des années, s’ils avaient entrepris des démarches pour la révision de leur procès ; car, dans toutes les conversations on entendait toujours exprimer l’espoir d’une “peres motrenie” (révision) ou d’une amnistie. Comme les politiques étaient pour la plupart innocents, et que beaucoup n’arrivaient pas à comprendre pourquoi on les avait arrêtés, ils supposaient évidemment qu’ils étaient victimes d’une erreur qui se dissiperait bientôt et finirait par la révision du procès et la mise en liberté.

Clément Nikifrevitch m’expliqua que les demandes de réouverture de procès n’avaient, à son avis, aucun sens ; si pourtant on y tenait, les demandes ne devaient être faites que du dehors, et seulement par des parents. Cette explication ne me parut pas du tout évidente.

— J’ai l’impression que vous acceptez tous votre sort sans protestation. Je vais m’adresser au Tribunal suprême de l’Union soviétique et demander une révision de mon procès.

De tous côtés, on me le déconseilla vivement.

— Tu ne feras qu’empirer ton cas ! Des requêtes de ce genre passent directement dans la corbeille à papier. Tu ne te rends pas encore bien compte de l’endroit où tu es.

Et malgré leurs pressants avertissements, j’allai dès le lendemain, pendant la pause du midi, au bureau du natchalnik de la N.K.V.D., déclinai nom, numéro, etc. et présentai ma demande :

— Je voudrais adresser une requête au Tribunal suprême. Puis-je l’écrire en allemand, car je ne possède pas encore très bien le russe ?

Le natchalnik me répondit avec amabilité :

— Mais naturellement, et dès qu’elle sera écrite, apportez-la moi, je vous prie.

— Et je voudrais savoir, j’ai une mère qui habite à Potsdam, en Allemagne, et ignore où je suis. Est-il permis d’envoyer un signe de vie ? Simplement un mot, sur une carte postale, pour lui dire que je vais bien ?

— Bien sûr, c’est autorisé.

Quinze jours après que j’eusse remis cette requête et la carte postale au natchalnik de la N.K.V.D., un prisonnier qui travaillait dans les bureaux de l’administration apparut ; il m’ordonna de terminer mon travail dans mon bureau, m’accompagna à ma baraque où je devais prendre mes affaires, et me conduisit au bloc disciplinaire.

Selon le règlement, je ne pouvais y être admise qu’à six heures du soir, aussi restai-je assise sur mon ballot devant les fils de fer barbelés, en proie à un extrême désespoir. Entrer au bloc disciplinaire, c’était être arrêté une seconde fois."

 

 

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07 mars 2023

LA CASSE DES RETRAITES

 

 

 

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"BOUQUINAGE" - 170

"Dans notre univers de froid, de journées de travail de quatorze heures dans la brume laiteuse glacée des gisements aurifères pierreux, surgit un jour quelque chose d’autre, une sorte de bonheur, d’aumône donnée au passage : ce n’était pas une aumône en pain ou en médicament, mais une aumône en temps — l’aumône d’un repos indu.

Notre surveillant dans les mines, notre chef de groupe sur le secteur était un certain Zouyev, un “libre” ; un ancien zek qui avait été dans la peau du détenu.

Il y avait une lueur dans ses yeux noirs : peut-être l’expression d’une certaine compassion à l’égard du malheureux destin de l’homme.

Le pouvoir, c’est la corruption. Libéré de ses chaînes, le fauve qui se dissimule dans l’âme humaine cherche à satisfaire avec avidité son instinct humain primitif : par les coups, les meurtres.

Je ne sais pas si le fait de signer une condamnation à mort peut procurer quelque satisfaction. Là aussi, il y a certainement une jouissance obscure, une imagination qui ne cherche pas de justification.

J’ai vu des gens — et j’en ai vu beaucoup — qui avaient donné autrefois l’ordre de fusiller d’autres gens ; et voilà que maintenant, on les tuait eux-mêmes. Et rien, rien que de la poltronnerie, des cris : “C’est une erreur, je ne suis pas celui qu’il faut tuer pour le bien du gouvernement, moi-même je sais tuer.”

Je ne connais pas ces personnes qui donnaient l’ordre de fusiller. Je les ai vues seulement de loin. Mais je pense que l’ordre de fusiller fait partie des mêmes forces de l’âme, des mêmes fondements que la fusillade elle-même, le meurtre de ses propres mains.

Le pouvoir, c’est la corruption.

L’ivresse qui vient du pouvoir sur autrui, l’impunité, la raillerie, les humiliations, l’émulation, voilà l’échelle morale d’une carrière de chef."

 

 

 

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06 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 169

"Avélii et Varvara descendirent le lendemain dans un monde souterrain qu'ils connaissaient déjà, où l'on vivait d'une vie larvaire et doucement délirante... Aux fenêtres — car ces caves affleuraient au sol — garnies de fil de fer barbelés, manquaient la moitié des carreaux : et toute la poussière noircie des années recouvrait ce qui restait de vitre. Douze femmes ici, dix-sept hommes là-bas baignaient dans la même chaleur animale, respiraient les mêmes relents de défécation, tuant le temps avec les mêmes récits d'infortune. Les femmes s'allongeaient à tour de rôle pour dormir sur des planches qui puaient la punaise. Son tour venu, Varvara avait pour voisine une maigre femme de pêcheur aux pommettes aiguës, inculpée de spéculation, et une vieille à bandeau noir, inculpée de sorcellerie et propos contre-révolutionnaires."

 

 

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05 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 168

"Nous vivions dans un monde où chacun était à la merci de la police secrète et devait informer les autorités de nos pensées et de nos sentiments. On se servait des femmes, des belles et des laides, attribuant des fonctions totalement différentes aux beautés et aux laiderons, et les récompensant de façons différentes. On se servait des gens ayant des tares biographiques ou psychiques : on intimidait l'un parce qu'il était fils de fonctionnaire, de banquier ou d'officier de l'ancien régime, et on promettait à l'autre faveurs et protections... On se servait de ceux qui craignaient de perdre leur place ou voulaient faire carrière, de ceux qui ne voulaient et ne craignaient rien, de ceux qui étaient prêts à tout... On ne cherchait pas seulement à obtenir des informations par leur intermédiaire. Rien ne lie autant que la complicité dans le crime : plus il y avait de personnes salies, compromises, impliquées dans des “affaires”, plus il y avait de traîtres, de mouchards et de délateurs, et plus le régime avait de partisans souhaitant qu'il dure un millénaire... Et quand tout le monde connaît ces procédés, c'est la société elle-même qui perd ses moyens de communiquer, les liens s'affaiblissent entre les gens, chacun se terre dans son coin et se tait, d'où un avantage inappréciable pour les autorités.

(...)

On convoquait généralement non pas à la Loubianka, mais dans des appartements loués spécialement pour cet usage. Ceux qui refusaient de collaborer y étaient gardés pendant des heures et des heures, et on leur proposait de “réfléchir”. Les convocations n'étaient pas tenues secrètes : elles constituaient un maillon important du système d'intimidation, et permettaient également de contrôler le civisme des citoyens : on avait l’œil sur les réfractaires, on leur réglait leur compte à l'occasion. Ceux qui acceptaient voyaient leur carrière facilitée, et en cas de réduction du personnel ou d'épuration, ils pouvaient compter sur la bienveillance des chefs du personnel. Les gens à convoquer ne manquaient jamais : il y avait toujours une nouvelle génération pour prendre la relève."

 

 

 

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04 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 167

"Le soir, je ne rentre pas trop tard chez moi ; j'ai hâte de revoir Véra. Il ne me reste que cinq jours avant mon départ. Je veux que pendant cette période, nous soyons le plus possible ensemble. Elle partage le même sentiment et arrive plus tôt que d'habitude. Nous essayons de ne pas parler seulement de mon prochain départ, et nous y parvenons plus ou moins bien. Nous discutons de la situation politique dont elle pense qu'elle doit inévitablement se durcir pendant au moins quelques mois :

“Je suis persuadée que les arrestations vont se multiplier, s'élargir à des milieux extrêmement différents et frapper de façon de plus en plus aveugle. Cela commence déjà. Après tout, c'est peut-être un bien que tu ne sois pas là pendant cette période.”

Je ne sais pas si elle a dit cela pour me consoler, mais ses paroles étaient réellement prophétiques. Les années 1937 et 1938 devaient être les plus noires de la répression dans les villes. La machine policière allait briser le sort de millions de gens qui sont alors arrêtés, inculpés, emprisonnés, assignés à résidence, condamnés à mort et, surtout, déportés dans les camps. Ce n'est que bien plus tard que j'appris que ce sort avait frappé aussi ceux qui m'étaient les plus proches et les plus chers et quel avait été leur destin. Ainsi l'URSS des années 1937 et 1938 devait être profondément différente de celle que j'avais connue : la suspicion et la délation prenant des proportions inimaginables.

(...)

 

À la gare, des amis sont venus me faire leurs adieux : Sacha, Olga, Boris, Pavel, Emma, Serguei, Ekaterina. Ils nous accompagnent jusqu'au guichet où s'opère la vérification des titres de transport car je prends un train international et il est interdit aux non-voyageurs d'accéder au quai. Au moment de les quitter, je leur donne l'accolade et les embrasse. Je les remercie d'être venus et leur dit que j'espère être bientôt de retour.

Véra, grâce à ses papiers de guide et d'interprète d'Intourist, est la seule à pouvoir m'accompagner sur le quai. Elle peut même monter dans le compartiment. Un autre voyageur s'y trouve déjà. Pour être plus tranquilles, nous préférons redescendre sur le quai ; celui-ci est presque désert bien que nous ne soyons qu'à quelques minutes de l'heure du départ : il y a peu de monde qui prend ce train pour Varsovie.

Nous nous éloignons un peu de mon wagon et je serre fortement Véra dans mes bras. Je l'embrasse, je lui dis mon amour et lui répète que je reviendrai certainement, et que, peut-être, la séparation ne sera pas trop longue. Nous ne croyons qu'à moitié ces paroles, mais les prononcer nous calme et nous évite de pleurer. Cela ne m'empêche pas de me sentir anéanti et de percevoir par moments sur le visage de Véra, qui pourtant se maîtrise, les signes d'un très profond désarroi.

Voici que le signal de départ est donné. Je remonte dans mon wagon et j'ouvre la fenêtre du couloir qui donne sur le quai où se tient Véra. Le démarrage se fait en douceur. Nous nous faisons des signes d'adieu jusqu'à ce que nous soyons hors de vue. La dernière image est celle de Véra, debout sur le quai de gare, le visage tourné vers mon train qui s'éloigne.

Je ne devais plus jamais la revoir. En 1937, elle est arrêtée par le NKVD, déportée vers un camp du grand Nord, elle y meurt, misérablement, comme tant d'autres ! Comme tant d'autres que j'ai connus au cours de ce séjour, comme Elena Ivanovna, comme Olga et comme Alexandre Antonovitch. Comme des millions d'autres que je n'ai pas connus et qui, jeunes ou moins jeunes, ont été broyés par la monstrueuse machine à détruire la vie."

 

 

 

 

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