18 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 61
"Sorti de l'ombre, l'étrange personnage parla :
— Vous, me dit-il d'un ton amical, vous n'y comprenez rien, n'est-ce pas ?
— Rien je l'avoue.
— Ne vous frappez pas. Vous avez rencontré seulement quelques-uns de mes amis. Ils sont déconcertants pour qui ne les connaît pas.
— Vous les connaissez donc ?
— Depuis longtemps. C'est aujourd'hui la réunion annuelle des fantômes du quartier.
— Vous m'en contez !
— Ai-je l'air de plaisanter ? fit le clochard en rendant invisible, à l'instant même, tout le bas de son corps. (Curieuse impression que ce buste flottant dans l'air à mon côté !)
— Ainsi donc la petite fille ? Le policier?
— Des fantômes... Vous trouvez étrange leur tenue, comme la mienne ? Pourquoi donc ? Le spectre de blanc vêtu n'a jamais existé que dans les livres. Il ne faut point y croire. Les chaînes, les gémissements ? Théâtre d'outre-Manche ! Moi qui vous parle, j'ai étudié sérieusement la question. Depuis que j'ai rejoint nos amis, il y a dix ans exactement, j'ai eu l'occasion d'écouter et d'observer. Pourquoi les fantômes se ridiculiseraient-ils en portant l'uniforme de leur état ? Les assassins ont-ils un costume d'assassin? Les escrocs ont-ils un costume d'escroc? Tenez monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais j'en connais des nôtres qui continuent à exercer une profession parmi vous, les vivants. C'est surprenant peut-être mais rigoureusement exact. Un médecin aliéniste notamment, et un chauffeur de taxi. Et ils s'en donnent à cœur joie, je vous l'assure !
— Mais vous ?
— Oh ! moi, je suis un modeste. Je suis celui qui frappe aux murs les nuits d'insomnie, qui fais battre les volets, grincer les girouettes, vibrer les rampes d'escalier, craquer les meubles. Parfois, je tousse dans l'oreille des gens, ou je leur souffle dans le cou... Vous avez dû remarquer déjà ces petits phénomènes. Beaucoup des nôtres font cela. C'est l'enfance de l'art.
— Et votre réunion de cette nuit ?
— J'y cours à l'instant. Je ne me suis que trop attardé. Mais j'ai eu pitié de votre désarroi, parce que vous aviez eu une pensée attendrie pour moi, tout à l'heure. Le cadavre anonyme, il y a dix ans... c'était moi."
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17 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 60
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16 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 59
"Il faudra bien qu'un jour on se rallie à l'évidence, qu'on finisse par reconnaître que le fantastique est une des démarches les plus riches et les plus exaltantes de la création littéraire. Un art spécifique, un genre littéraire, ne serait-ce que le plus bigarré, n'existe réellement qu'en fonction des mythes qu'il porte en lui, qu'il achemine d'une époque à l'autre, qu'il ne se lasse pas d'alimenter et autour desquels il vient rôder sans cesse. C'est parce qu'il est générateur de mythes —de mythes profonds— que le fantastique a sa place dans l'histoire des cultures occidentales —et c'est peut-être aujourd'hui qu'on s'en aperçoit le plus, alors que durant de longues décennies on s'en était à peine rendu compte, si ce n'est pour en dénoncer les formes prétendument puériles et les invraisemblances."
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14 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 57
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12 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 55
"L'enfant s'assit sur la pelouse. Il enroula négligemment un brin d'herbe autour de son petit doigt, l'air concentré.
— L'ennui avec vous, c'est que vous vous croyez supérieurs parce que vous êtes nés dans un bocal, d'un ovule fécondé par une étincelle. Parce que je suis sexué, parce qu'une mère m'a donné le jour, vous me prenez pour un animal. Vous vous décernez à vous-mêmes le titre d'Homo superior. En fait, vous n'êtes pas des hommes, mais des robots...
Il leva la main pour empêcher le Doc de parler.
— Oui, je sais bien, j'exagère. Je veux dire que vous vous acheminez vers une civilisation de robots. Vous avez aboli la conception naturelle ; de siècle en siècle, vous abolirez une autre chose, puis une autre encore. Vous ne serez plus des hommes. Vous voulez monter très haut dans la puissance, mais vous n'avez gardé aucun point d'appui, vous avez eu tort de couper vos racines."
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11 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 54
"Jonas parvint de l'autre côté de la rivière, s'arrêta un instant et se retourna. La communauté où il avait passé l'intégralité de sa vie était maintenant derrière lui, endormie. À l'aube, la vie ordonnée et disciplinée qu'il avait toujours connue continuerait sans lui. La vie où il ne se passait jamais rien d'inattendu. Ni d'importun. Ni d'inhabituel. La vie sans couleur, sans douleur, sans passé."
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10 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 53
"Je ne faisais rien. Je rêvais. Je méditais sur cette vie qui s'en allait de moi. Tous mes comptes à jour, j'essayais de comprendre. Le sens des choses encore m'échappait. Toutes ces joies que j'avais eues, tous ces deuils que j'avais portés, tout ce petit univers étrange et familier d'un vieux chalet cerné par un lac – tout cela allait finir, ou plutôt, moi j'allais finir, nos relations allaient finir, et je n'y avais rien compris. “La vie est une ombre qui passe, un pauvre acteur qui tient son rôle sur la scène et dont on n'entend plus parler. C'est une histoire dite par un idiot, pleine de cris et de furie, et qui ne signifie rien.” Mais le même Shakespeare, avant de mourir, écrivit la Tempête et le Conte d'hiver : “Emmène-moi en quelque endroit où nous puissions à loisir échanger nos questions et réponses sur le rôle joué par chacun de nous dans cette vaste brèche du temps... Allons, emmène-nous.” Ainsi, j'étais à la fin du voyage, et je ne pouvais honnêtement dire quel en était le sens ni même s'il en avait un."
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09 novembre 2022
"BOUQUINAGE" - 52
"Son visage donnait une impression de force, avec son nez fin mais aquilin, des narines particulièrement larges, un front haut et bombé, des cheveux qui se clairsemaient aux tempes, mais, ailleurs, épais et abondants. Les sourcils, massifs, se rejoignaient presque à l’arête du nez et paraissaient boucler tant ils étaient denses. La bouche, pour autant que je pusse l’entrevoir, sous l’épaisse moustache, présentait quelque chose de cruel, sans doute en raison des dents éclatantes et particulièrement pointues. Elles avançaient au-dessus des lèvres elles-mêmes dont le rouge vif soulignait une vitalité étonnante chez un homme de cet âge. Les oreilles étaient pâles et se terminaient en pointes. Le menton paraissait large et dur et les joues, malgré leur maigreur, donnaient toujours une impression d’énergie. L’impression générale était celle d’une extraordinaire pâleur. J’avais déjà remarqué le revers de ses mains qu’il avait posées sur ses genoux et, dans la lueur des flammes, elles m’avaient paru longues et fines. Pourtant, à présent que je les voyais de près, je les découvrais grossières, larges, doigts épais. Étrange constatation, aussi, je remarquais des poils au milieu des paumes. Les ongles étaient longs et fins, presque trop pointus. Un moment donné, le comte se pencha vers moi et ses mains me frôlèrent. Je ne pus retenir un frisson. Peut-être devais-je en imputer la cause à son haleine fétide, mais une terrible nausée s’empara de moi, que je ne pus cacher. Le comte s’aperçut de mon dégoût, car il recula. Avec un sourire effrayant, qui découvrit davantage ses dents proéminentes, il retourna s’asseoir à côté de la cheminée."
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