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23 juin 2018

Pensées intempestives (VI)

 

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« Pour faire progresser la théorie de l'État, il est indispensable de tenir compte, non seulement de la distinction entre pouvoir d'État et appareil d'État, mais aussi d'une autre réalité qui est manifestement du côté de l'appareil (répressif) d'État, mais ne se confond pas avec lui. Nous appellerons cette réalité par son concept : les appareils idéologiques d'État.

Qu'est-ce que les appareils idéologiques d'État (AIE) ?

Ils ne se confondent pas avec l'appareil (répressif) d'État. Rappelons que dans la théorie marxiste, l'appareil d'État (AE) comprend : le gouvernement, l'administration, l'armée, la police, les tribunaux, les prisons, etc., qui constituent ce que nous appellerons désormais l'appareil répressif d'État. Répressif indique que l'appareil d'État en question « fonctionne à la violence », du moins à la limite (car la répression, par exemple administrative, peut revêtir des formes non physiques).

Nous désignons par appareils idéologiques d'État un certain nombre de réalités qui se présentent à l'observateur immédiat sous la forme d'institutions distinctes et spécialisées, Nous en proposons une liste empirique, qui exigera naturellement d'être examinée en détail, mise à l'épreuve, rectifiée et remaniée. Sous toutes les réserves qu'implique cette exigence, nous pouvons, pour le moment, considérer comme appareils idéologiques d'État les institutions suivantes (l'ordre dans lequel nous les énumérons n'a pas de signification particulière) :

l'AIE religieux (le système des différentes Églises) ; l'AIE scolaire (le système des différentes « écoles », publiques et privées) ;l'AIE familial  ; l'AIE juridique ; l'AIE politique (le système politique, dont les différents partis) ; l'AIE syndical ; l'AIE de l'information (presse, radio-télé, etc.) ; l'AIE culturel (lettres, beaux-arts, sports, etc.). 

Nous disons : les AIE ne se confondent pas avec l'appareil (répressif) d'État. En quoi consiste leur différence ?

Dans un premier moment nous pouvons observer que s'il existe un appareil (répressif) d'État, il existe une pluralité d'appareils idéologiques d'État. A supposer qu'elle existe, l'unité qui constitue cette pluralité d'AIE en corps n'est pas immédiatement visible.

Dans un second moment, nous pouvons constater qu'alors que l'appareil (répressif) d'État, unifié, appartient tout entier au domaine public, la plus grande partie des appareils idéologiques d'État (dans leur apparente dispersion) relève au contraire du domaine prive. Privés sont les églises, les partis, les syndicats, les familles, quelques écoles, la plupart des journaux, des entreprises culturelles, etc.

Laissons de côté pour le moment notre première observation. Mais on ne manquera pas de relever la seconde, pour nous demander de quel droit nous pouvons considérer comme appareils idéologiques d'État des institutions qui, pour la majorité d'entre elles, ne possèdent pas de statut public, mais sont tout simplement des institutions privées. En marxiste conscient, Gramsci avait déjà, d'un mot, prévenu cette objection. La distinction du public et du privé est une distinction intérieure au droit bourgeois, et valable dans les domaines (subordonnés) où le droit bourgeois exerce ses « pouvoirs ». Le domaine de l'État lui échappe car il est « au-delà du droit » : l'État, qui est l'État de la classe dominante, n'est ni public ni privé, il est au contraire la condition de toute distinction entre public et privé. Disons la même chose en partant cette fois de nos appareils idéologiques d'État. Peu importe si les institutions qui les réalisent sont « publiques » ou « privées ». Ce qui importe c'est leur fonctionnement. Des institutions privées peuvent parfaitement « fonctionner » comme des appareils Idéologiques d'État. Il suffirait d'une analyse un peu poussée de n'importe lequel des AIE pour le montrer. 

Mais allons à l'essentiel. Ce qui distingue les AIE de l'appareil (répressif) d'État, c'est la différence fondamentale suivante : l'appareil répressif d'État « fonctionne à la violence », alors que les appareils idéologiques d'État fonctionnent « à l'idéologie ».

Nous pouvons préciser, en rectifiant cette distinction. Nous dirons en effet que tout appareil d'État, qu'il soit répressif ou idéologique, « fonctionne » à fois à la violence et à l'idéologie, mais avec une différence très importante, qui interdit de confondre les appareils idéologiques d'État avec l'appareil (répressif) d'État.

C'est que pour son compte l'appareil (répressif) d'État fonctionne de façon massivement prévalente à la répression (y compris physique), tout en fonctionnant secondairement à l'idéologie. (Il n'existe pas d'appareil purement répressif). Exemples : l'armée et la police fonctionnent aussi à l'idéologie, à la fois pour assurer leur propre cohésion et reproduction, et par les « valeurs » qu'elles proposent au dehors.

De la même manière, mais à l'inverse, on doit dire que, pour leur propre compte, les appareils idéologiques d'État fonctionnent de façon massivement prévalente à l'idéologie, mais tout en fonctionnant secondairement à la répression, fût-elle à la limite, mais à la limite seulement, très atténuée, dissimulée, voire symbolique (il n'existe pas d'appareil purement idéologique.) Ainsi l'école et les églises « dressent » par des méthodes appropriées de sanctions, d'exclusions, de sélection, etc., non seulement leurs officiants, mais aussi leurs ouailles. Ainsi la famille... Ainsi l'appareil idéologique culturel (la censure, pour ne mentionner qu'elle), etc.

Est-il utile de mentionner que cette détermination du double « fonctionnement » (de façon prévalente, de façon secondaire) à la répression et à l'idéologie, selon qu'il s'agit de l'appareil (répressif) d'État ou des appareils Idéologiques d'État, permet de comprendre qu'il se tisse constamment de très subtiles combinaisons explicites ou tacites entre le jeu de l'appareil (répressif) d'État et le jeu des appareils Idéologiques d'État ?

La vie quotidienne nous en offre d'innombrables exemples, qu'il faudra toutefois étudier dans le détail pour dépasser cette simple observation » 

 

[Louis ALTHUSSER, Positions, Editions Sociales, Paris, 1976, p. 82-85]

 

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22 juin 2018

Pensées intempestives (V)

 

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« Mais je n'ai jamais dit que la classe ouvrière pouvait être remplacée par des minorités ou des marginaux en tant que sujet final et agent de la révolution. C'est impossible. Tant que la classe ouvrière est la majorité de la population, il n'y aura pas, il ne peut y avoir de révolution dont la classe ouvrière ne soit le porteur. Il est vrai, toutefois, que la classe ouvrière a changé : elle n'a pas seulement pris de l'extension, en englobant de larges couches des anciennes classes moyennes, elle a aussi changé en qualité ; il ne s'agit plus du prolétariat misérable réclamant du pain et du travail. Si la classe ouvrière doit devenir révolutionnaire, ce ne peut être qu'en vertu du besoin vital d'un mode de vie fondamentalement différent, libéré des valeurs capitalistes, fondé sur l'autodétermination et la valorisation de la vie en tant que fin elle-même »

 

[Herbert MARCUSE, Sommes-nous déjà des hommes ?, QS? Editions, Alboussière, 2018, p. 363]

 

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21 juin 2018

Pensées intempestives (IV)

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De l'expérience fondatrice de 1848 à celle de la Commune, le «mouvement réel» tendant à abolir l'ordre établi prit forme et force, dissipant les «marottes sectaires» et tournant en ridicule «le ton d'oracle de l'infaillibilité scientifique». Autrement dit, le communisme, qui fut d'abord un état d'esprit ou «un communisme philosophique », trouvait sa forme politique. En un quart de siècle, il accomplit sa mue: de ses modes d'apparition philosophiques et utopiques, à la forme politique enfin trouvée de l'émancipation.

1. Les mots de l'émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu'ils n'en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme. Le socialisme a trempé dans l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu'il gagnait en extension. Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur. Mais, de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l'avant, celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d'Etat et de son asservissement à une entreprise totalitaire. La question reste cependant de savoir si, de tous ces mots blessés, il en est qui valent la peine d'être réparés et remis en mouvement.

2. Il est nécessaire pour cela de penser ce qu'il est advenu du communisme au xxème· siècle. Le mot et la chose ne sauraient rester hors du temps et des épreuves historiques auxquelles ils ont été soumis. L'usage massif du titre communiste pour désigner l'Etat libéral autoritaire chinois pèsera longtemps beaucoup plus lourd, aux yeux du plus grand nombre, que les fragiles repousses théoriques et expérimentales d'une hypothèse communiste. La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l'idée communiste à des « invariants» atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d'émancipation, et non la forme spécifique de l'émancipation à l'époque de la domination capitaliste. Le mot perd alors en précision politique ce qu'il gagne en extension éthique ou philosophique. Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d'Octobre ou le fruit d'une contre-révolution bureaucratique, attestée non seulement par les procès, les purges, les déportations massives, mais par les bouleversements des années trente dans la société et dans l'appareil d'Etat soviétique.

3. On n'invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences. Céder à l'identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l'espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus, tous ceux et celles, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l'idée communiste et qui l'ont fait vivre contre ses caricatures et ses contrefaçons. Honte à ceux qui cessèrent d'être communistes en cessant d'être staliniens et qui ne furent communistes qu'aussi longtemps qu'ils furent staliniens !

4. De toutes les façons de nommer «l'autre », nécessaire et possible, de l'immonde capitalisme, le mot communisme est celui qui conserve le plus de sens historique et de charge programmatique explosive. C'est celui qui évoque le mieux le commun du partage et de l'égalité, la mise en commun du pouvoir, la solidarité opposable au calcul égoïste et à la concurrence généralisée, la défense des biens communs de l'humanité, naturels et culturels, l'extension d'un domaine de gratuité (démarchandisation) des services aux biens de première nécessité, contre la prédation généralisée et la privatisation du monde.

5. C'est aussi le nom d'une autre mesure de la richesse sociale que celle de la loi de la valeur et de l'évaluation marchande. La concurrence «libre et non faussée» repose sur «le vol du temps de travail d'autrui». Elle prétend quantifier l'inquantifiable et réduire à sa misérable commune mesure par le temps de travail abstrait l'incommensurable rapport de l'espèce humaine aux conditions naturelles de sa reproduction. Le communisme est le nom d'un autre critère de richesse, d'un développement écologique qualitativement différent de la course quantitative à la croissance. La logique de l'accumulation du capital exige non seulement la production pour le profit, et non pour les besoins sociaux, mais aussi «la production de nouvelle consommation», l'élargissement constant du cercle de la consommation «par la création de nouveaux besoins et par la création de nouvelles valeurs d'usage» : d'où «l'exploitation de la nature entière» et «l'exploitation de la terre en tous sens». Cette démesure dévastatrice du capital fonde l'actualité d'un éco-communisme radical.

6. La question du communisme, c'est d'abord, dans le Manifeste communiste, celle de la propriété: «Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique: suppression de la propriété privée» des moyens de production et d'échange, à ne pas confondre avec la propriété individuelle des biens d'usage. Dans «tous les mouvements », ils «mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d' évolution qu'elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement». Sur les dix points qui concluent le premier chapitre, sept concernent en effet les formes de propriété: l'expropriation de la propriété foncière et l'affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat; l'instauration d'une fiscalité fortement progressive; la suppression de l'héritage des moyens de production et d'échange; la confiscation des biens des émigrés rebelles; la centralisation du crédit dans une banque publique; la socialisation des moyens de transport et la mise en place d'une éducation publique et gratuite pour tous; la création de manufactures nationales et le défrichage des terres incultes. Ces mesures tendent toutes à établir le contrôle de la démocratie politique sur l'économie, le primat du bien commun sur l'intérêt égoïste, de l'espace public sur l'espace privé. Il ne s'agit pas d'abolir toute forme de propriété, mais « la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété bourgeoise », « le mode d'appropriation» fondé sur l'exploitation des uns par les autres.

7. Entre deux droits, celui des propriétaires à s'approprier les biens communs, et celui des dépossédés à l'existence, «c'est la force qui tranche», dit Marx. Toute l'histoire moderne de la lutte des classes, de la guerre des paysans en Allemagne aux révolutions sociales du siècle dernier, en passant par les révolutions anglaise et française, est l'histoire de ce conflit. Il se résout par l'émergence d'une légitimité opposable à la légalité des dominants. Comme «forme politique enfin trouvée de l'émancipation», comme «abolition» du pouvoir d'Etat, comme accomplissement de la République sociale, la Commune illustre l'émergence de cette légitimité nouvelle. Son expérience a inspiré les formes d'auto-organisation et d'autogestion populaires apparues dans les crises révolutionnaires: conseils ouvriers, soviets, comités de milices, cordons industriels, associations de voisins, communes agraires, qui tendent à déprofessionnaliser la politique, à modifier la division sociale du travail, à créer les conditions du dépérissement de l'Etat en tant que corps bureaucratique séparé.

8. Sous le règne du capital, tout progrès apparent a sa contrepartie de régression et de destruction. Il ne consiste in fine «qu'à changer la forme de l'asservissement ». Le communisme exige une autre idée et d'autres critères que ceux du rendement et de la rentabilité monétaire. A commencer par la réduction drastique du temps de travail contraint et le changement de la notion même de travail: il ne saurait y avoir d'épanouissement individuel dans le loisir ou le «temps libre» aussi longtemps que le travailleur reste aliéné et mutilé au travail. La perspective communiste exige aussi un changement radical du rapport entre l'homme et la femme : l'expérience du rapport entre les genres est la première expérience de l'altérité, et aussi longtemps que subsistera ce rapport d'oppression, tout être différent, par sa culture, sa couleur, ou son orientation sexuelle, sera victime de formes de discrimination et de domination. Le progrès authentique réside enfin dans le développement et la différenciation de besoins dont la combinaison originale fasse de chacun et chacune un être unique, dont la singularité contribue à l'enrichissement de l'espèce.

9. Le Manifeste conçoit le communisme comme «une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Il apparaît ainsi comme la maxime d'un libre épanouissement individuel qu'on ne saurait confondre, ni avec les mirages d'un individualisme sans individualité soumis au conformisme publicitaire, ni avec l'égalitarisme grossier d'un socialisme de caserne. Le développement des besoins et des capacités singuliers de chacun et de chacune contribue au développement universel de l'espèce humaine. Réciproquement, le libre développement de chacun et de chacune implique le libre développement de tous, car l'émancipation n'est pas un plaisir solitaire.

10. Le communisme n'est pas une idée pure, ni un modèle doctrinaire de société. Il n'est pas le nom d'un régime étatique, ni celui d'un nouveau mode de production. Il est celui du mouvement qui, en permanence, dépasse/supprime l'ordre établi. Mais il est aussi le but qui, surgi de ce mouvement, l'oriente et permet, à l'encontre des politiques sans principe, des actions sans suites, des improvisations au jour le jour, de déterminer ce qui rapproche du but et ce qui en éloigne. A ce titre, il est, non pas une connaissance scientifique du but et du chemin, mais une hypothèse stratégique régulatrice. Il nomme, indissociablement, le rêve irréductible d'un autre monde de justice, d'égalité et de solidarité; le mouvement permanent qui vise à renverser l'ordre existant à l'époque du capitalisme; et l'hypothèse qui oriente ce mouvement vers un changement radical des rapports de propriété et de pouvoir, à distance des accommodements avec un moindre mal qui serait le plus court chemin vers le pire.

11. La crise, sociale, économique, écologique, et morale d'un capitalisme qui ne repousse plus ses propres limites qu'au prix d'une démesure et d'une déraison croissantes, menaçant à la fois l'espèce et la planète, remet à l'ordre du jour «l'actualité d'un communisme radical» qu'invoqua Benjamin face la montée des périls de l'entre-deux guerres.

 

[Daniel BENSAID, Puissances du communisme, Contretemps n°4 – décembre 2009, p.13-16]

 

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20 juin 2018

Pensées intempestives (III)

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« Si vous voulez, j'ai mis en jeu ce qui était hors jeu : les intellectuels se trouvent toujours d'accord pour laisser hors jeu leur propre jeu et leur propres enjeux.

Je suis revenu ainsi à la politique à partir du constat que la production des représentations du monde social, qui est une dimension fondamentale de la lutte politique, est le quasi-monopole des intellectuels : la lutte pour les classements sociaux est une dimension capitale de la lutte des classes et c'est par ce biais que la production symbolique intervient dans la lutte politique. Les classes existent deux fois, une fois objectivement et une deuxième fois dans la représentation sociale plus ou moins explicite que s'en font les agents et qui est un enjeu de luttes. Si l'on dit à quelqu'un 'ce qui t'arrive, c'est parce que tu as un rapport malheureux avec ton père', ou si on lui dit 'ce qui t'arrive, c'est parce que tu es un prolétaire à qui on vole la plus-value', ce n'est pas la même chose.

Le terrain où on lutte pour imposer la manière convenable, juste, légitime de parler du monde social ne peut pas être éternellement exclu de l'analyse ; même si la prétention au discours légitime implique, tacitement ou explicitement, le refus de cette objectivation. Ceux qui prétendent au monopole de la pensée du monde social n'entendent pas être pensés sociologiquement »

 

[Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 2002, p. 62]

 

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19 juin 2018

Pensées intempestives (II)

 

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« Toutefois, la marchandise ne peut se passer de l'étiquette qui la vante. Qui la pare des attraits nécessaires au défi de la concurrence, car elle ne pourrait lui faire face à elle seule dans sa vitrine. Le dessin et la parole, tout ce bruit autour de l'article, c'est la publicité. C'est elle qui change l'homme en ce qu'il y a e plus sacré après la propriété : en client. D'autres siècles et d'autres pays ont eu aussi leur publicité sans être pour autant capitalistes, mais elle était bien plus un éloge de soi qu'une arme dans la lutte économique.

(...)

Mieux encore que le décorateur, le créateur publicitaire manie avec un art inégalable la palette du rêve, met l'être envoûté dans l'incapacité de lui résister, le fait savamment mûrir jusqu'à éclosion du client.

(...)

Dans la société capitaliste, les vitrines et la publicité ne sont plus que des gluaux disposés pour attirer le rêveur. Et la marchandise, illuminée et flattée à outrance, n'est plus, comme le dit Marx, que l'appât destiné à s'emparer de la personnalité et de la bourse de l'autre et à transformer tout besoin possible et réel en faiblesse »

 

 

[Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, Tome I, Gallimard, Paris, 1976, p. 410-411]

 

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18 juin 2018

Pensées intempestives (I)

 

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« A partir du moment où l'on commence à penser vraiment, on entre dans un labyrinthe. On ne sait plus où est l'issue. On se trouve à des carrefours et on prend tel chemin, ne sachant pas si c'est le bon et, après avoir tourné en vain, on essaie de retrouver le point de départ. Parfois, on saisit des lumières sans savoir si ce sont de vraies lumières ou des feux follets plantés là pour égarer »

 

[Cornelius CASTORIADIS, Quelle démocratie ?, Tome II, Editions du Sandre, Paris, 2013, p. 594]

 

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07 mai 2018

Marx dans le texte (10)

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Les ouvriers de Paris ont été écrasés par des forces supérieures; ils n'ont pas succombé. Ils sont battus mais leurs adversaires sont vaincus. Le triomphe momentané de la force brutale est payé par l'anéantissement de toutes les illusions et chimères de la révolution de février, par la désagrégation de tout le parti des vieux républicains, par la scission de la nation française en deux nations, la nation des possédants et la nation des travailleurs. La république tricolore n'arbore plus qu'une seule couleur, la couleur des vaincus, la couleur du sang, elle est devenue la république rouge.

Aux côtés du peuple, aucune voix réputée républicaine, ni du National [1] ni de La Réforme [2] ! Sans autres chefs, sans autres moyens que l'indignation elle-même, il a résisté à la bourgeoisie et à la soldatesque coalisées plus longtemps qu'aucune dynastie française, pourvue de tout l'appareil militaire, ne résista à une fraction de la bourgeoisie coalisée avec le peuple. Pour faire disparaître la dernière illusion du peuple, pour rompre complètement avec le passé, il fallait aussi que les auxiliaires habituels et poétiques de l'émeute française, la jeunesse bourgeoise enthousiaste, les élèves de l'École polytechnique, les tricornes fussent du côté des oppresseurs. Il fallait que les élèves de la Faculté de médecine refusent aux plébéiens blessés le secours de la science. La science n'est pas là pour le plébéien qui a commis l'indicible, l'inexprimable crime de tout risquer pour sa propre existence, et non pour Louis-Philippe ou M. Marrast.

Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la Commission exécutive [3], s'est évanouie, comme la brume, devant la gravité des événements. Les feux d'artifice de Lamartine se sont transformés en fusées incendiaires de Cavaignac.

La fraternité, cette fraternité des classes opposées dont l'une exploite l'autre, cette fraternité proclamée en février, écrite en majuscules, sur le front de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne - son expression véritable, authentique, prosaïque, c'est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme la plus effroyable, la guerre du travail et du capital. Cette fraternité a flambé devant toutes les fenêtres de Paris le soir du 25 juin, alors que le Paris de la bourgeoisie illuminait, tandis que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, gémissait jusqu'à l'épuisement.

La fraternité a duré juste le temps que l'intérêt de la bourgeoisie a été frère de l'intérêt du prolétariat. Des pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793, des socialistes à l'esprit de système qui mendiaient pour le peuple auprès de la bourgeoisie et qui furent autorisés à tenir de longs sermons et à se compromettre aussi longtemps que le lion prolétarien avait besoin d'être endormi par des berceuses, des républicains qui réclamaient intégralement le vieil ordre bourgeois mais sans tête couronnée, des opposant dynastiques [4] pour qui le hasard avait substitué la chute de la dynastie à un changement de ministre, des légitimistes [5] qui voulaient non pas dépouiller la livrée mais en modifier la coupe, voilà les alliés avec qui le peuple fit février. Ce que d'instinct il haïssait en Louis-Philippe, ce n'était pas Louis-Philippe, c'était la domination couronnée d'une classe, c'était le capital sur le trône. Mais, magnanime comme toujours, il crut avoir anéanti son ennemi après avoir renversé l'ennemi de ses ennemis, l'ennemi commun.

La révolution de février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions (entre la bourgeoisie et le peuple) qui éclatèrent en elle contre la royauté, n'étaient pas encore développées et demeuraient en sommeil, unies, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait l'arrière-plan de cette révolution, n'avait atteint qu'une existence inconsistante, une existence purement verbale. La révolution de juin est laide; c'est la révolution repoussante, parce que la réalité a pris la place des mots, parce que la République a démasqué la tête même du monstre en lui arrachant la couronne qui la protégeait et la cachait.

L'Ordre ! tel fut le cri de guerre de Guizot. L'Ordre ! cria Sébastiani le guizotin, quand Varsovie devint russe. L'Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l'Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine. L'Ordre ! gronda sa mitraille en déchirant le corps du prolétariat.

Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n'était un attentat contre l'Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l'esclavage des ouvriers, l'ordre bourgeois, malgré le changement fréquent de la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a touché à cet ordre. Malheur à juin !

Sous le gouvernement provisoire, on fit imprimer sur des milliers d'affiches officielles que les ouvriers au grand cœur « mettaient trois mois de misère à la disposition de la République »; il était donc décent, mieux : nécessaire, c'était à la fois de la politique et de la sentimentalité, de leur prêcher que la révolution de février avait été faite dans leur propre intérêt et que, dans cette révolution, il s'agissait avant tout des intérêts des ouvriers. Depuis que siégeait l'Assemblée nationale - on devenait prosaïque. Il ne s'agissait plus alors que de ramener le travail à ses anciennes conditions, comme le disait le ministre Trélat. Les ouvriers s'étaient donc battus en février pour être jetés dans une crise industrielle.

La besogne de l'Assemblée nationale consiste à faire en sorte que février n'ait pas existé, tout au moins pour les ouvriers qu'il s'agit de replonger dans leur ancienne condition. Et même cela ne s'est pas réalisé, car une assemblée, pas plus qu'un roi, n'a le pouvoir de dire à une crise industrielle de caractère universel : Halte-là ! L'Assemblée nationale, dans son désir zélé et brutal d'en finir avec les irritantes formules de février, ne prit même pas les mesures qui étaient encore possibles dans le cadre de l'ancien état de choses. Les ouvriers parisiens de 17 à 25 ans, elle les enrôle de force dans l'armée ou les jette sur le pavé; les provinciaux, elle les renvoie de Paris en Sologne, sans même leur donner avec le laisser-passer l'argent du voyage; aux Parisiens adultes, elle assure provisoirement de quoi ne pas mourir de faim dans des ateliers organisés militairement, à condition qu'ils ne participent à aucune réunion populaire, c'est-à-dire à condition qu'ils cessent d'être des républicains. La rhétorique sentimentale d'après février ne suffisait pas, la législation brutale d'après le 15 mai [6] non plus. Dans les faits, en pratique, il fallait trancher. Avez-vous fait, canailles, la révolution de février pour vous ou bien pour nous ? La bourgeoisie posa la question de telle façon, qu'il devait y être répondu en juin - avec des balles et par des barricades.

Et pourtant, ainsi que le dit le 25 juin un représentant du peuple, la stupeur frappe l'Assemblée nationale tout entière. Elle est abasourdie quand question et réponse noient dans le sang le pavé de Paris; les uns sont abasourdis parce que leurs illusions s'évanouissent dans la fumée de la poudre, les autres parce qu'ils ne saisissent pas comment le peuple peut oser prendre lui-même en main la défense de ses intérêts les plus personnels. Pour rendre cet événement étrange accessible à leur entendement, ils l'expliquent par l'argent russe, l'argent anglais, l'aigle bonapartiste, le lys et des amulettes de toutes sortes. Mais les deux fractions de l'Assemblée sentent qu'un immense abîme les sépare toutes deux du peuple. Aucune n'ose prendre le parti du peuple.

À peine la stupeur passée, la furie éclate, et c'est à juste titre que la majorité siffle ces misérables utopistes et tartufes qui commettent un anachronisme en ayant toujours à la bouche ce grand mot de Fraternité. Il s'agissait bien en effet de supprimer ce grand mot et les illusions que recèlent ses multiples sens. Lorsque Larochejaquelein, le légitimiste, le rêveur chevaleresque, fulmine contre l'infamie qui consiste à crier « Vae victis ! Malheur aux vaincus ! [7] » la majorité de l'Assemblée est prise de la danse de Saint-Guy comme si la tarentule l'avait mordue. Elle crie : Malheur ! aux ouvriers pour dissimuler que le « vaincu » c'est elle. Ou bien c'est elle qui doit maintenant disparaître, ou c'est la République. C'est pourquoi elle hurle convulsivement : Vive la République !

Le gouffre profond qui s'est ouvert à nos pieds, peut-il égarer les démocrates, peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de l'État sont vides, illusoires, nulles ?

Seuls des esprits faibles et lâches peuvent soulever pareille question. Les conflits qui naissent des conditions de la société bourgeoise elle-même, il faut les mener jusqu'au bout; on ne peut les éliminer en imagination. La meilleure forme d'État est celle où les contradictions sociales ne sont pas estompées, ne sont pas jugulées par la force, c'est-à-dire artificiellement et donc en apparence seulement. La meilleure forme de gouvernement est celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et trouvent ainsi leur solution.

On nous demandera si nous n'avons pas une larme, pas un soupir, pas un mot pour les victimes de la fureur du peuple, pour la garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine, les troupes de ligne ?

L'État prendra soin de leurs veuves et de leurs orphelins, des décrets les glorifieront, de solennels cortèges funèbres conduiront leurs dépouilles à leur dernière demeure, la presse officielle les déclarera immortels, la réaction européenne leur rendra hommage, de l'Est à l'Ouest.

Quant aux plébéiens, déchirés par la faim, vilipendés par la presse, abandonnés par les médecins, traités par les « gens bien » de voleurs, d'incendiaires, de galériens, leurs femmes et leurs enfants précipités dans une misère encore plus incommensurable, les meilleurs des survivants déportés outre-mer, c'est le privilège, c'est le droit de la presse démocratique de tresser des lauriers sur leur front assombri de menaces.

 

Notes

 

[1] Journal fondé le 3 janvier 1830 par Thiers, Mignet, Carrel et Sautelet. Au début son mot d'ordre inspiré par Thiers était d'« enfermer les Bourbons dans la Charte ». Ce journal attaqua vigoureusement le ministère Polignac. Après la révolution de Juillet il soutint le gouvernement de Louis-Philippe, puis lui fit une vive opposition à partir de 1832. À la mort de Carrel, Le National devint républicain avec Marrast qui en fut rédacteur en chef jusqu'en 1848. Le National fut supprimé après le coup d'État de 1851.

[2] Journal de Ledru-Rollin.

[3] La Commission exécutive : gouvernement de la République française créé le 10 mai 1848 par l'Assemblée constituante. Elle remplaça le gouvernement provisoire. Elle exista jusqu'au 24 juin, date où s'instaura la dictature de Cavaignac.

[4] Groupes de députés dirigés par Odilon Barrot qui, sous la monarchie de Juillet, représentaient une tendance modérée de la gauche. Exprimant les concertions des cercles libéraux de la bourgeoisie industrielle et commerçante, ils prirent parti pour une réforme électorale modérée dans laquelle ils voyaient un moyen d'éviter la révolution et de maintenir la dynastie des Orléans. Ils furent les promoteurs de cette Campagne des banquets qui, contrairement à leurs prévisions, aboutit non à une réforme mais à une révolution.

[5] Les légitimistes étaient des partisans de la dynastie « légitime » des Bourbons. Ils représentaient les intérêts de la noblesse terrienne et des grands propriétaires fonciers.

[6] Aucun membre de la Commission exécutive, aucun ministre n'est socialiste; cette exclusion indigne la minorité de gauche qu'exaspèrent le refus de créer un ministère du Travail et l'interdiction de présenter directement des pétitions (12 mai). Ce mécontentement est à l'origine de la journée du 15 mai, pour la plus grande part. En principe, il s'agit d'une manifestation pacifique qui doit porter à l'Assemblée une pétition en faveur de la Pologne. Mais l'obscur travail de certains meneurs (peut-être provocateurs, comme le douteux Huber), les défaillances du service d'ordre et de son chef, le général Courtais, la font très vite dévier. L'Assemblée est envahie, et dans une extrême confusion un nouveau gouvernement provisoire tente de s'organiser. Lamartine et Ledru-Rollin, regroupant les fractions de la Garde nationale, arrivent dans la soirée à rétablir l'ordre, en évitant toute effusion de sang.

Cette journée est « plus qu'une faute politique une faute morale » (George Sand). Elle est sévèrement jugée par une opinion provinciale soucieuse de légalité; elle provoque des arrestations et des poursuites devant la Haute-Cour de Bourges, qui commencent la désorganisation des cadres de gauche (Barbès, Raspail, Blanqui, l'ouvrier Albert sont arrêtés.) Elle motive la suppression de la Commission du Luxembourg (16 mai) et permet la fermeture des clubs les plus avancés. (E. Tersen : Histoire contemporaine (1848-1939).

[7] Cri poussé par Brennus lors de la prise de Rome par les Gaulois.

 

 

 

[Karl Marx , La révolution de juin, La Nouvelle Gazette Rhénane, n° 29, 29 juin 1848]

 

 

 

 

 

Revenons enfin à la Belgique, à notre État constitutionnel « modèle », à l'Eldorado monarchique à base démocratique la plus large, à l'école supérieure des Berlinois diplômés ès arts politiques, à la fierté de la Kölnische Zeitung.

Considérons d'abord la situation économique dont la fameuse Constitution politique ne forme que le cadre doré.

Le Moniteur [1] belge - la Belgique a son Moniteur - donne les nouvelles suivantes du plus grand vassal de Léopold, le paupérisme.

 

On trouve :

dans la province de Luxembourg

1 habitant secouru sur 69;

dans celle de Namur

1 habitant secouru sur 17;

dans celle d'Anvers

1 habitant secouru sur 16;

dans celle de Liège

1 habitant secouru sur 7;

dans celle de Limbourg

1 habitant secouru sur 7;

dans celle de Hainaut

1 habitant secouru sur 6;

dans celles des Flandres orientales

1 habitant secouru sur 5;

dans celle de Brabant

1 habitant secouru sur 4;

dans celle des Flandres occidentales 

1 habitant secouru sur 3.

 

Cet accroissement du paupérisme va entraîner nécessairement un nouvel accroissement du paupérisme. Avec l'impôt de solidarité que leur imposent leurs concitoyens paupérisés, tous les individus ayant les moyens de mener une existence indépendante perdent leur stabilité bourgeoise et sont également précipités dans le gouffre de la bienfaisance publique. Le paupérisme engendre donc avec une vitesse accrue le paupérisme. Mais à mesure que le paupérisme augmente, la criminalité augmente aussi, et la jeunesse, la source vitale par excellence de la nation, est démoralisée.

Les années 1845, 1846, 1847 nous apportent à cet égard de tristes documents [2].

Nombre des jeunes gens et jeunes filles de moins de 18 ans détenus par décision du tribunal :

 

 

1845

1846

1847

Jeunes gens

2,146

4,607

7,283

Jeunes filles

429

1,279

2,069

Total

2,575

5,886

9,352

Total général

17,813

 

 

Donc, à partir de 1815, le nombre des délinquants juvéniles de moins de 18 ans, a environ doublé chaque année. À ce rythme, en 1850, la Belgique compterait 74.816 délinquants juvéniles, et en 1855 : 2.393.312, c'est-à-dire plus qu'elle n'a de jeunes de moins de 18 ans, et plus de la moitié de sa population. En 1856 toute la Belgique serait en prison, y compris les enfants à naître. La monarchie peut-elle souhaiter une base démocratique plus large ? Au cachot règne l'égalité.

Les routiniers de l'économie nationale ont en vain appliqué les deux pilules de Morrison [3], le libre-échange d'une part, la protection douanière d'autre part. Le paupérisme en Flandres est né sous le système du libre-échange, il a grandi et a forci sous les droits protectionnistes sur le lin et les toiles d'importation.

Pendant que paupérisme et criminalité croissent ainsi dans le prolétariat, les sources de revenu de la bourgeoisie tarissent comme le prouve la publication récente d'un tableau comparatif du commerce extérieur belge pendant le premier semestre des années 1846, 1847, 1848.

Mises à part les fabriques d'armes et de clous exceptionnellement favorisées par la conjoncture, les fabriques de drap qui maintiennent leur ancienne renommée, et la fabrication du zinc qui par comparaison avec l'ensemble de la production est insignifiante, toute l'industrie belge se trouve en état de déclin on de stagnation.

À peu d'exceptions près, on note une diminution considérable de l'exportation des produits des mines belges et de la métallurgie.

Citons quelques exemples :

 

 

1er semestre 1847

1er semestre 1848

Charbon en tonnes

869.000

549.000

Fonte

56.000

3.5.000

Articles en fonte

463

172

Fer, rails de chemins de fer

3.489

13

Fer forgé manufacturé

556

434

Serrures

3.210

3.618

Total général :

932.718

588.237

 

Donc, la diminution totale subie par ces trois articles se monte, pour le premier semestre de 1848, à 344.481 tonnes, soit un peu plus d'un tiers.

Venons-en à l'industrie linière.

 

 

1er semestre 1846

1er semestre 1847

1er semestre 1848

Filés de lin

1.017.000

623.000

306.000

Tissus de lin

1.483.000

1.230.000

631.000

Total général

2.500.000

1.853.000

987.000

 

Par rapport au semestre de 1846, celui de 1847 accuse une diminution de 657.000 kg et celui de 1848 de 1.613.000 kg ou 64 % [4].

 

L'exportation de livres, cristaux et verres à vitres a énormément diminué; baisse également sur l'exportation de lin brut et cardé, d'étoupe, d'écorce, de tabac manufacturé.

 

Le paupérisme qui s'étend, l'emprise inouïe que le crime exerce sur la jeunesse, le déclin systématique de l'industrie belge constituent la base matérielle des réjouissances constitutionnelles : le journal ministériel L'Indépendance compte, - il ne se lasse pas de le proclamer - 4.000 abonnés. Le vieux Mellinet, le seul général qui ait sauvé l'honneur belge, est aux arrêts et comparaîtra dans quelques jours devant les Assises à Anvers. L'avocat gantois Rolin qui a conspiré contre Léopold au profit de la famille d'Orange, et au profit de Léopold de Cobourg contre ses alliés ultérieurs, les libéraux belges, Rolin, deux fois apostat, a obtenu le portefeuille des Travaux publics. L'ex-brocanteur franquillon [5], baron et ministre de la Guerre Cha-a-azal brandit son grand sabre et sauve l'équilibre européen. L'Observateur a enrichi le programme des fêtes de septembre [6] d'une réjouissance nouvelle : une procession - un Ommeganck [7]général - en l'honneur du Doudou de Mons [8] , du Houplala d'Anvers [9] et du Mannequin Pisse [10] de Bruxelles. Voilà le profond sérieux de L'Observateur, le journal du grand Verhaegen. Finalement la Belgique s'est élevée au rang d'école supérieure des Montesquieu de Berlin, d'un Stupp, d'un Grimm, d'un Hansemann, d'un Baumstark et elle jouit de l'admiration de la Kölitische Zeitung. Heureuse Belgique !

 

Notes

 

[1] Le Moniteur belge, c'est ainsi que s'appelait d'après le titre de l'organe officiel du gouvernement français, un journal officiel belge, fondé à Bruxelles en 1831.

[2] Les indications suivantes sur la criminalité juvénile en Belgique sont empruntées au mémoire d'Édouard Duepetiaux paru en 1848 à Bruxelles et intitulé : Mémoire sur l'organisation des écoles de réforme.

[3] Les pilules de Morrison étaient à l'époque un remède connu contre la constipation.

[4] Les indications concernant l'exportation belge sont empruntées au Moniteur belge, numéro 213 du 31 juillet 1848.

[5] Franquillon, en Belgique, est un terme injurieux à l'adresse de ce qui est français.

[6] En septembre les Belges célèbrent l'anniversaire de leur indépendance conquise en 1830.

[7] Défilé.

[8] Personnage très populaire dans le Borinage. C'est le méchant dragon terrassé par saint Georges. C'est aussi le nom de la procession annuelle et des réjouissances qui rappellent ce haut-fait. C'est encore un chant wallon qui commence par ces mots : « Nous irons vir l'car d'or ... ! (Nous irons voir le char doré). Cette procession porte en effet officiellement le nom de procession du car d'or. C'est enfin une statuette en bronze enfermée toute l'année jusqu'à la procession annuelle.

[9] Lorsque les Espagnols furent chassés des Flandres, la population anversoise réussit à mettre la main sur le dernier soldat ennemi et le berna en l'envoyant en l'air à de nombreuses reprises dans un drap tendu brutalement à chaque fois. Alors les Anversois criaient : « Op ! Sin-jorken ! » (op ! : en l'air; sinjor : senor prononcé à la flamande; ken : suffixe diminutif marquant le mépris.) L'« Op Sinjorken » est resté un des personnages principaux du folklore anversois. Aujourd'hui encore, la kermesse d'Anvers comporte une brimade symbolique dans laquelle le « Sinjorken » est remplacé par une poupée. Lorsquon lance la poupée, les participants crient : « Houp-la-la ! Houp-la-la ! »

[10] Nous avons respecté l'orthographe de Marx. Cette statue, emblème de Bruxelles, est d'ordinaire désignée sous le nom de Manneken Pis.

 

 

[Karl Marx, La Belgique, "État modèle", La Nouvelle Gazette Rhénane, n° 68, 7 août 1848]

 



 

 

Enfin, après les défaites presqu' ininterrompues de la démocratie depuis six mois, après une série de triomphes les plus inouïs de la contre-révolution, se manifestent enfin pour le parti révolutionnaire les symptômes d'une victoire prochaine. L'Italie, le pays dont le soulèvement a constitué le prélude au soulèvement européen de 1848, dont l'effondrement a été le prélude à la chute de Vienne, l'Italie se soulève pour la seconde fois. La Toscane a imposé son ministère démocratique et Rome vient de conquérir le sien.

Londres, 10 avril; Paris, 15 mai et 25 juin; Milan, 6 août; Vienne, 1° novembre : voilà quatre grandes dates de la contre-révolution européenne, quatre bornes qui ont marqué les distances qu'elle a parcourues précipitamment dans sa dernière marche triomphale [1].

À Londres, le 10 avril, ce ne fut pas seulement la puissance révolutionnaire des Chartistes, ce fut aussi la propagande révolutionnaire de février qui fut brisée pour la première fois. Quiconque a une notion exacte de l'Angleterre et de l'ensemble de sa position dans l'histoire moderne ne peut s'étonner que les révolutions du continent défilent devant elle sans laisser de trace.

L'Angleterre, le pays qui, grâce à son industrie et à son commerce, domine toutes les nations en révolution du continent et qui, en vertu de la domination qu'elle exerce sur les marchés asiatiques, américains et australiens, dépend relativement peu de leur clientèle, le pays où les oppositions de la société bourgeoise moderne, les luttes de classes entre la bourgeoisie et le prolétariat sont le plus développées et poussées à l'extrême, l'Angleterre a, plus que tout autre pays, son évolution propre et autonome. L'Angleterre n'a pas besoin des tâtonnements des gouvernements provisoires continentaux pour approcher de la solution des problèmes, de la suppression des oppositions, problèmes et oppositions qu'il lui appartient à elle plus qu'à tout autre pays de résoudre et de supprimer. L'Angleterre n'accepte pas la révolution du continent : Quand son heure sonnera, l'Angleterre dictera la révolution au continent. Voilà quelle était la position de l'Angleterre, voilà quelle était la conséquence nécessaire de cette position et ainsi la victoire de l'« Ordre », le 10 avril était tout à fait explicable. Mais qui ne se rappelle comment cette victoire de l'« Ordre », le premier contrecoup en réponse aux coups de février et de mars, a donné partout à la contre-révolution une consistance nouvelle, a gonflé d'espoirs hardis la poitrine de ceux qu'on appelle les conservateurs. Qui ne se rappelle comment dans toute l'Allemagne l'action des constables spéciaux de Londres fut prise aussitôt comme modèle par toute la milice civique ! Qui ne se souvient de l'impression produite lorsqu'on eut pour la première fois la preuve que le mouvement qui s'était déchaîné n'était pas invincible !

Paris, le 15 mai, offrit aussitôt le pendant à la victoire du parti anglais de l'immobilisme. Le 10 avril avait opposé une digue aux plus hautes vagues du raz de marée révolutionnaire; le 15 mai, la force de celles-ci se brisa à l'endroit même où elles se formaient. Le 10 avril avait démontré que le mouvement de février n'était pas incoercible ! Le 15 mai a démontré qu'on pouvait arrêter le mouvement insurrectionnel de Paris. La révolution, frappée en son centre, ne pouvait manquer de succomber aussi à la périphérie. Et cela eut lieu chaque jour un peu plus en Prusse et dans les États allemands plus petits. Mais le courant révolutionnaire était encore assez fort pour rendre possible à Vienne deux victoires du peuple : la première, le 15 mai également, la seconde, le 26 mai [2] ; et la victoire de l'absolutisme obtenue de haute lutte à Naples, le 15 mai aussi, étant donné ses excès, agit plutôt comme contrepoids à la victoire de l'Ordre à Paris. Il manquait encore quelque chose; non seulement il fallait que le mouvement révolutionnaire fût battu à Paris, il fallait que l'insurrection armée fût dépouillée à Paris même de la magie de l'invincibilité; alors seulement la contre-révolution pourrait être tranquille.

Et cela se produisit à Paris pendant une bataille de quatre jours, du 23 au 26 juin. Quatre jours de canonnades - et les barricades n'étaient plus imprenables, et le peuple armé n'était plus invincible. Par sa victoire Cavaignac avait-il démontré rien d'autre sinon que les lois de l'art militaire sont plus ou moins les mêmes dans la rue et dans un défilé de montagnes, contre les barricades ou contre des abattis d'arbres et des fortifications ? Que 40.000 ouvriers en armes, sans discipline, sans canons et sans obusiers, et sans apport de munitions ne peuvent pas résister plus de quatre jours à une armée organisée de 120.000 soldats chevronnés et 150.000 gardes nationaux soutenus par la meilleure et la plus fournie des artilleries, abondamment pourvue de munitions ? La victoire de Cavaignac c'était l'écrasement à plates coutures du petit nombre par un nombre sept fois supérieur, la victoire la moins glorieuse qui ait jamais été obtenue, et d'autant moins glorieuse qu'elle avait coûté plus de sang malgré une énorme supériorité. Et pourtant le monde l'accueillit avec surprise, comme un miracle – parce que cette victoire de la supériorité numérique avait ravi au peuple de Paris, aux barricades de Paris, l'auréole de l'invincibilité. En l'emportant sur 40.000 ouvriers, les trois cent mille hommes de Cavaignac n'avaient pas seulement vaincu les 40.000 ouvriers, mais aussi, sans le savoir, la révolution européenne. Nous avons tous vu avec quelle force irrésistible, la réaction a déferlé à partir de ce jour-là. Il était impossible de l'arrêter; le pouvoir conservateur avait vaincu le peuple de Paris avec des grenades et de la mitraille, et ce qui était possible à Paris, on pouvait le refaire n'importe où. Après cette défaite décisive, il ne restait à la démocratie rien d'autre à faire qu'à battre en retraite aussi honorablement que possible et à défendre au moins pas à pas dans la presse, dans les assemblées et les parlements le terrain devenu intenable.

Le grand coup qui suivit fut la chute de Milan. La reconquête de Milan par Radetsky représente en fait le premier événement européen depuis la victoire de juin à Paris. L'aigle bicéphale sur le dôme de la cathédrale de Milan, ne signifiait pas seulement la chute de toute l'Italie, elle signifiait aussi la résurrection du centre de gravité de la contre-révolution européenne, la résurrection de l'Autriche. L'Italie battue et l'Autriche ressuscitée - qu'est-ce que la contre-révolution pouvait demander de plus ! Et c'est un fait; depuis la chute de Milan l'énergie révolutionnaire s'est momentanément relâchée en Italie, Mamiani est tombé à Rome, les démocrates ont été vaincus au Piémont; et simultanément en Autriche, le parti réactionnaire a relevé la tête et s'est remis avec un courage nouveau à étendre sur toutes les provinces son réseau d'intrigues dont le Quartier-général de Radetsky formait le centre. C'est seulement à ce moment-là que Jellachich prit l'offensive, que la grande alliance de la contre-révolution avec les Slaves autrichiens a été complètement mise sur pieds.

Je ne parle pas des petits intermèdes au cours desquels la contre-révolution a remporté des victoires locales et conquis des provinces isolées, ni de l'échec de Francfort. Ils ont une importance locale, nationale peut-être, mais aucune pour l'Europe.

Finalement le 1° novembre, l'œuvre commencée le jour de Custozza [3] fut achevée : Windischgrætz et Jellachich investirent Vienne comme Radetsky avait investi Milan. La méthode de Cavaignac a été appliquée au foyer le plus important et le plus actif de la révolution allemande, et avec succès; à Vienne comme à Paris, la révolution a été étouffée dans le sang et les décombres fumants.

Mais on a presque l'impression que la victoire du 1° novembre détermine en même temps le point où le mouvement réactionnaire s'infléchit, et où une crise intervient. La tentative de répéter point par point en Prusse l'exploit de Vienne a échoué; dans le cas le plus favorable, même si le pays devait abandonner l'Assemblée constituante, la Couronne ne peut attendre qu'une demi-victoire qui n'aurait rien de décisif, et, en tout cas, la première impression de découragement produite par la défaite de Vienne est effacée par la tentative maladroite de la copier dans chacun de ses détails.

Et pendant que le nord de l'Europe est rejeté à la servitude de 1847 ou défend péniblement, face à la contre-révolution, les conquêtes des premiers mois, soudain l'Italie recommence à se soulever. Livourne, la seule ville italienne que la chute de Milan ait poussée à une révolution victorieuse, Livourne a enfin communiqué à toute la Toscane son élan démocratique, et imposé un ministère résolument démocratique, plus résolument démocratique que ne le fut aucun ministère dans une monarchie, et aussi résolu que peu de ministères dans une république; un ministère qui répond à la chute de Vienne et à la restauration de l'Autriche en proclamant l'Assemblée nationale italienne. Et le brandon révolutionnaire que ce ministère démocratique a lancé au sein du peuple italien a propagé l'incendie ! À Rome, le peuple, la garde nationale et l'armée se sont dressés comme un seul homme, ont renversé le ministère contre-révolutionnaire qui tergiversait, et obtenu un ministère démocratique, et en tête des revendications que celui-ci a réussi à imposer, il y a celle de gouverner suivant le principe de la nationalité italienne, c'est-à-dire la réunion de la constituante italienne proposée par Guerazzi.

Il n'y a aucun doute que le Piémont et la Sicile suivront. Ils suivront comme ils ont suivi l'an passé.

Et alors ? Cette seconde résurrection de l'Italie sera-t-elle comme la précédente, pendant les trois ans à venir, l'aurore d'un nouvel élan de la démocratie européenne ? On serait presque tenté de le croire. La mesure de la contre-révolution est comble à en déborder : la France, en passe de se jeter dans les bras d'un aventurier pour échapper à tout prix à la domination de Cavaignac et de Marrast, l'Allemagne plus déchirée que jamais, l'Autriche opprimée, la Prusse à la veille de la guerre civile, toutes, toutes les illusions de février et de mars impitoyablement piétinées par la marche tumultueuse de l'histoire. Vraiment le peuple ne pourrait plus rien apprendre avec de nouvelles victoires de la contre-révolution !

Puisse-t-il à la prochaine occasion mettre en pratique à temps et sans avoir peur les enseignements de ces six derniers mois.

 

 

Notes

 

[1] Le 10 avril 1848, à Londres, l'armée et des constables spéciaux dispersèrent une manifestation de Chartistes qui voulaient soumettre au Parlement une troisième pétition demandant l'adoption de la Charte du peuple.

Le 15 mai la garde nationale aida à la répression d'une manifestation pacifique des ouvriers de Paris venus porter à l'Assemblée une pétition en faveur de la Pologne.

Le 25 juin 1848 la révolte du prolétariat de Paris fut étouffée dans le sang.

Le 25 juin 1848, Milan fut occupé par des troupes autrichiennes qui avaient remporté une victoire sur le mouvement de libération nationale de l'Italie du Nord.

Le 1° novembre 1848 les troupes du maréchal Windischgrætz prirent Vienne.

[2] Le 15 mai 1848 des soulèvements d'ouvriers et d'étudiants armés eurent lieu à Vienne pour protester contre la Constitution annoncée le 25 avril par le ministère Pillersdorf. Cette Constitution introduisait le système parlementaire à deux Chambres et un système électoral censitaire qui retirait pratiquement aux ouvriers le droit de vote. Les corvées imposées aux paysans subsistaient. Ces soulèvements étaient dirigés aussi contre le décret du ministère concernant la dissolution du Comité central révolutionnaire composé de délégués des étudiants et de la garde nationale, qui était devenu durant ces journées un centre de la lutte contre la Constitution. Le gouvernement fut contraint de revenir sur la dissolution du Comité central, de déclarer que la Constitution était provisoire et que le Reichstag, la Diète, ne comprendrait qu'une seule Chambre. Le suffrage censitaire fut aboli. Le 26 mai le gouvernement décida de dissoudre la Légion académique, l'organisation militaire des étudiants révolutionnaires. Il y eut de nouveau des soulèvements d'étudiants et d'ouvriers qui obligèrent le gouvernement à renoncer à la dissolution et à faire d'autres concessions.

[3] Le 25 juillet 1848 à Custozza (Italie du Nord), l'armée autrichienne commandée par Radetsky infligea une défaite à l'armée sardo-lombarde.

 

 

[Karl Marx, Le mouvement révolutionnaire en Italie, La Nouvelle Gazette Rhénane, n° 156, 30 novembre 1848]

05 mai 2018

200 bougies et puis...

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Marx a 200 ans aujourd'hui.

Seuls les étourdis peuvent encore l'ignorer tant la presse évoque l'événement, même si c'est trop souvent superficiel et forcément discutable.

D'aucuns parleront peut-être d'épiphénomène, de simple volonté de surfer sur une vague commémorative, de mimétisme médiatique (concurrence oblige), voire d'une vulgaire tentative de détournement politique.

Sans oublier quelque escroquerie intellectuelle, telle cette prise de parole, lors de l'inauguration d'une exposition, par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker !

Et puis, cet anniversaire représente aussi une belle opportunité de récupération commerciale.  Ainsi, dans la ville natale de l'auteur du Capital  -Trèves-, qui va accueillir des dizaines de milliers de visiteurs, divers gadgets à son effigie sont proposés partout. Comme ce faux billet de zéro €, vendu... 3 € ! Il n'y a décidément pas de petits profits...

 

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Mais ce serait une erreur de limiter la réflexion à ces dérives idéologiques ou mercantiles,  à un simple effet de mode ponctuel.

Le fait que la presse bourgeoise évoque un adversaire de la bourgeoisie aussi réputé est un révélateur des paradoxes d'un système, au même titre par exemple que la publication (et la vente) des oeuvres de Marx, ou de multiples ouvrages le concernant, par de grandes maisons d'édition étrangères à toute subversion et obsédées par la rentabilité !

Car cette marchandisation est aussi le résultat de l'existence d'une « demande sociale » authentique, et la principale « valeur d'usage » de celle-ci est d'abord la recherche d'informations concernant une personnalité révolutionnaire majeure ou d'outils d'analyse pour comprendre mieux notre monde dans la perspective de le changer.

Un autre aspect positif est à souligner. Marx est mort en 1883, mais il est toujours politiquement bien vivant, contrairement aux affirmations récurrentes de ses détracteurs. Son oeuvre a gardé toute sa tonicité et son actualité demeure -et demeurera- aussi longtemps que le capitalisme maintiendra sa domination.

 

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En 2008, lors de la fameuse crise des subprimes, beaucoup -qui avaient enterré Marx de longue date- le redécouvrirent d'ailleurs soudainement, au point que la presse financière elle-même avait réservé ses couvertures au célèbre barbu et lui avait rendu quelques hommages appuyés !

Pour autant, la naïveté n'est pas ici de mise. Que Marx bénéficie ce jour d'une couverture médiatique significative est certes plaisant. Mais ce qui se dit ou s'écrit à son sujet est fréquemment approximatif et l'on échappe difficilement aux caricatures plus ou moins grossières.

La meilleure manière de combattre celles-ci reste la lecture directe de Marx dans le texte, afin de se forger sa propre opinion, avant même de se plonger dans les commentaires de commentateurs professionnels ou dans des études savantes de « spécialistes ».

 

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Ce bicentenaire sera donc un succès s'il peut favoriser la (re-)découverte d'une figure incontournable du combat de l'humanité pour son émancipation.

Il appartient à chacun de contribuer à cette réussite...

 

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