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14 mars 2023

NI PRÉSENT NI AVENIR... SANS MARX !

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140 années ont passé depuis la mort de Karl Marx. 140 années durant lesquelles le monde a poursuivi sa trajectoire tourmentée, avec son lot d’événements et de bouleversements. 

Deux guerres mondiales, des révolutions et des contre-révolutions, le fascisme et le stalinisme, la Shoah et le Goulag, Hiroshima et Nagasaki, d’innombrables conflits locaux et régionaux, des conquêtes sociales et sociétales, la remise en cause de ces conquêtes sociales et sociétales, des avancées technologiques et des progrès scientifiques, l’automobile et l’aviation, le cinéma et la télévision, la course à l’espace et l’irruption massive du numérique, l’art et sa commercialisation, le sport de masse et le sport business, des changements éthiques et leurs répercussions, des crises financières et des pandémies… Et aujourd’hui, la catastrophe écologique qui menace toutes les espèces vivantes de la planète, en ce y compris l’espèce humaine ! 

Que peut-il donc rester de Karl Marx, de son action et de son œuvre ? 

D’abord, un engagement révolutionnaire pour transformer la société, au-delà des interprétations de celle-ci. Toute sa vie, Marx a lutté —avec d’autres, à commencer par son ami Engels— pour l’émancipation humaine, une émancipation transitant par l’émancipation du plus grand nombre, le prolétariat. Ainsi, Marx fut profondément impliqué dans les combats de son temps : du libéralisme de gauche au communisme, de la “Gauche hégélienne” à la Ligue des Communistes, de la “Société universelle des communistes révolutionnaires” à l'Association Internationale des Travailleurs, des Révolutions de 1848 à la Commune de Paris, Marx (et Engels) s'est (se sont) engagé(s) durant plus de 40 ans pour essayer de commencer à changer le monde. Concrètement. Car Marx refusait de “faire bouillir les marmites de l'histoire” et il n'épousait pas la démarche d' “utopistes” s'acharnant à dessiner les contours d'une société future idéale, principalement à partir de leur imagination, même si cette dernière était féconde. 

Ensuite, un immense travail intellectuel pour comprendre et analyser le mode de production dominant de son époque  —et de la nôtre !—,  le mode de production capitaliste. Un travail de titan qu’il n’a pu mener à son terme, en proie à de fréquents problèmes de santé et à des difficultés matérielles récurrentes. Néanmoins, il nous a laissé son opus magnum, Das Kapital, et d’innombrables écrits, notes et travaux préparatoires périphériques. Des contributions qui restent précieuses en 2023 dans notre effort de compréhension du monde actuel, et pour nous orienter dans la lutte des classes dans la perspective de bousculer l’ordre établi du Capital. 

Bien sûr, le capitalisme a évolué au cours des deux derniers siècles, notamment sous la pression des batailles menées par les salariés, qui leur ont permis d'arracher d'importantes conquêtes sociales et politiques. Il est devenu de plus en plus complexe, et il a perfectionné ses méthodes pour consolider son hégémonie idéologique/culturelle afin d'assurer sa pérennité. Mais pour autant, il n'est pas parvenu à surmonter ses contradictions et ses turbulences, il ne s’est pas débarrassé de ses caractéristiques essentielles :

 

• Le capitalisme demeure un système de production marchande généralisée.

• Le capitalisme demeure un système basé sur la propriété privée des principaux moyens de production et d’échange. Les grandes structures économiques n'appartiennent pas à la collectivité et ne sont pas contrôlées par la majorité. Elles sont toujours concentrées dans les mains d'une minorité de possédants. La “séparation des producteurs d'avec les moyens de production” reste tenace.

• Le capitalisme demeure un système qui a pour seul véritable “mobile social” l'argent. La course aux profits, la priorité à la rentabilité financière, la rémunération maximale du capital, constituent son dogme intangible.  Au prix du maintien de l'étau de l'exploitation, du pillage de la nature et du renouvellement de mécanismes structurels alimentant de gigantesques inégalités.

• Le capitalisme demeure un système obsédé par la compétitivité, où la concurrence reste l'alpha et l'omega de son développement. Ainsi encouragée, la lutte de tous contre tous favorise les comportements égoïstes au détriment de la solidarité et des coopérations entre les êtres humains.

• Le capitalisme demeure un système où rien n'est jamais acquis définitivement et où toutes les conquêtes historiques peuvent être remises en question à n'importe quel moment, en fonction d'une conjoncture et de rapports de force dégradés.

 

C'est dire si les travaux de Marx, ses intuitions et ses recommandations, représentent encore maintenant un point d'appui et des éléments de réflexion utiles dans la difficile recherche de solutions de rechange au chaos capitaliste. C’est dire si sa méthode d'analyse des rapports sociaux constitue toujours un fil conducteur précieux pour celles et ceux qui s'emploient à bouleverser un statu quo mortifère. 

L'héritage de Marx, c'est l'héritage d'une pensée critique et révolutionnaire, pleine de vitalité, mobilisée pour rompre avec la domination bourgeoise, transformer la société, ouvrir un chemin à l'abolition du salariat et à l'émancipation humaine. 

Un très vaste chantier encore ouvert, 140 ans après sa disparition…

 

 

 

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"Marx était avant tout un révolutionnaire. Contribuer d'une façon ou d'une autre, au renversement de la société capitaliste et des institutions d’État qu'elle a créées, collaborer à l'affranchissement du prolétariat moderne auquel il avait donné le premier la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. La lutte était son élément."

 

Friedrich Engels, 1883

 

 

 

 

 

13 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 176

"Les masses se rendent compte du caractère réactionnaire du régime bolchévique : son régime de terreur et de persécution des non-communistes est condamné. La torture, dans les prisons politiques de la dictature et dans les camps de concentration du Grand Nord et de Sibérie, réveille les consciences des progressistes du monde entier. Dans presque tous les pays, des associations de défense et d'aide aux prisonniers politiques de Russie se sont constituées, pour demander leur libération et le rétablissement de la liberté d'opinion et d'expression."

 

 

 

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11 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 174

"Cela fait près de neuf mois maintenant que je suis arrêté. J'ai déjà connu Kolodège et ses cachots, les tortures physiques et psychiques insupportables, les colères de Smola et le carrousel de Kohoutek. Et pourtant, si l'on m'avait dit, lorsque Kohoutek rentra de ses vacances, que pendant douze autres mois, les interrogatoires se poursuivraient journellement et qu'il me faudrait vivre un nombre incalculable de fois la retranscription des procès-verbaux administratifs, cela m'aurait semblé incroyable.

Je devine maintenant certaines des clés de cette tactique. L'arrestation de Slansky, en novembre, celle de Geminder et d'autres, leurs interrogatoires, leurs “aveux” ne pouvaient ne pas entraîner des formulations nouvelles dans les procès-verbaux administratifs de ceux qui, comme moi, devaient être inclus dans le procès. Mais moi, du moment que j'étais interrogé sur eux, et de la façon dont Kohoutek me les dépeignait, traîtres au Parti depuis toujours, je les croyais arrêtés depuis longtemps déjà. Je pense qu'aucun homme normal n'aurait pu imaginer que des dirigeants du Parti puissent laisser s'amonceler de telles accusations contre d'autres dirigeants, à l'insu de ces derniers, laissés en liberté, à leurs postes, des semaines et des mois durant.

Slansky ne passa qu'en septembre du Secrétariat général du Parti, à une vice-présidence du Conseil, une disgrâce certes, mais tout de même dorée. En effet, ce qui se passait avec nous illustre de façon aveuglante le procédé de fabrication de tels procès. On fabrique les accusations, les crimes, le cadre du procès et ensuite, seulement, on arrête les victimes, les coupables désignés."

 

 

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08 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 171

"Je demandai un jour à mes collègues du bureau, qui étaient en captivité depuis des années, s’ils avaient entrepris des démarches pour la révision de leur procès ; car, dans toutes les conversations on entendait toujours exprimer l’espoir d’une “peres motrenie” (révision) ou d’une amnistie. Comme les politiques étaient pour la plupart innocents, et que beaucoup n’arrivaient pas à comprendre pourquoi on les avait arrêtés, ils supposaient évidemment qu’ils étaient victimes d’une erreur qui se dissiperait bientôt et finirait par la révision du procès et la mise en liberté.

Clément Nikifrevitch m’expliqua que les demandes de réouverture de procès n’avaient, à son avis, aucun sens ; si pourtant on y tenait, les demandes ne devaient être faites que du dehors, et seulement par des parents. Cette explication ne me parut pas du tout évidente.

— J’ai l’impression que vous acceptez tous votre sort sans protestation. Je vais m’adresser au Tribunal suprême de l’Union soviétique et demander une révision de mon procès.

De tous côtés, on me le déconseilla vivement.

— Tu ne feras qu’empirer ton cas ! Des requêtes de ce genre passent directement dans la corbeille à papier. Tu ne te rends pas encore bien compte de l’endroit où tu es.

Et malgré leurs pressants avertissements, j’allai dès le lendemain, pendant la pause du midi, au bureau du natchalnik de la N.K.V.D., déclinai nom, numéro, etc. et présentai ma demande :

— Je voudrais adresser une requête au Tribunal suprême. Puis-je l’écrire en allemand, car je ne possède pas encore très bien le russe ?

Le natchalnik me répondit avec amabilité :

— Mais naturellement, et dès qu’elle sera écrite, apportez-la moi, je vous prie.

— Et je voudrais savoir, j’ai une mère qui habite à Potsdam, en Allemagne, et ignore où je suis. Est-il permis d’envoyer un signe de vie ? Simplement un mot, sur une carte postale, pour lui dire que je vais bien ?

— Bien sûr, c’est autorisé.

Quinze jours après que j’eusse remis cette requête et la carte postale au natchalnik de la N.K.V.D., un prisonnier qui travaillait dans les bureaux de l’administration apparut ; il m’ordonna de terminer mon travail dans mon bureau, m’accompagna à ma baraque où je devais prendre mes affaires, et me conduisit au bloc disciplinaire.

Selon le règlement, je ne pouvais y être admise qu’à six heures du soir, aussi restai-je assise sur mon ballot devant les fils de fer barbelés, en proie à un extrême désespoir. Entrer au bloc disciplinaire, c’était être arrêté une seconde fois."

 

 

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07 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 170

"Dans notre univers de froid, de journées de travail de quatorze heures dans la brume laiteuse glacée des gisements aurifères pierreux, surgit un jour quelque chose d’autre, une sorte de bonheur, d’aumône donnée au passage : ce n’était pas une aumône en pain ou en médicament, mais une aumône en temps — l’aumône d’un repos indu.

Notre surveillant dans les mines, notre chef de groupe sur le secteur était un certain Zouyev, un “libre” ; un ancien zek qui avait été dans la peau du détenu.

Il y avait une lueur dans ses yeux noirs : peut-être l’expression d’une certaine compassion à l’égard du malheureux destin de l’homme.

Le pouvoir, c’est la corruption. Libéré de ses chaînes, le fauve qui se dissimule dans l’âme humaine cherche à satisfaire avec avidité son instinct humain primitif : par les coups, les meurtres.

Je ne sais pas si le fait de signer une condamnation à mort peut procurer quelque satisfaction. Là aussi, il y a certainement une jouissance obscure, une imagination qui ne cherche pas de justification.

J’ai vu des gens — et j’en ai vu beaucoup — qui avaient donné autrefois l’ordre de fusiller d’autres gens ; et voilà que maintenant, on les tuait eux-mêmes. Et rien, rien que de la poltronnerie, des cris : “C’est une erreur, je ne suis pas celui qu’il faut tuer pour le bien du gouvernement, moi-même je sais tuer.”

Je ne connais pas ces personnes qui donnaient l’ordre de fusiller. Je les ai vues seulement de loin. Mais je pense que l’ordre de fusiller fait partie des mêmes forces de l’âme, des mêmes fondements que la fusillade elle-même, le meurtre de ses propres mains.

Le pouvoir, c’est la corruption.

L’ivresse qui vient du pouvoir sur autrui, l’impunité, la raillerie, les humiliations, l’émulation, voilà l’échelle morale d’une carrière de chef."

 

 

 

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05 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 168

"Nous vivions dans un monde où chacun était à la merci de la police secrète et devait informer les autorités de nos pensées et de nos sentiments. On se servait des femmes, des belles et des laides, attribuant des fonctions totalement différentes aux beautés et aux laiderons, et les récompensant de façons différentes. On se servait des gens ayant des tares biographiques ou psychiques : on intimidait l'un parce qu'il était fils de fonctionnaire, de banquier ou d'officier de l'ancien régime, et on promettait à l'autre faveurs et protections... On se servait de ceux qui craignaient de perdre leur place ou voulaient faire carrière, de ceux qui ne voulaient et ne craignaient rien, de ceux qui étaient prêts à tout... On ne cherchait pas seulement à obtenir des informations par leur intermédiaire. Rien ne lie autant que la complicité dans le crime : plus il y avait de personnes salies, compromises, impliquées dans des “affaires”, plus il y avait de traîtres, de mouchards et de délateurs, et plus le régime avait de partisans souhaitant qu'il dure un millénaire... Et quand tout le monde connaît ces procédés, c'est la société elle-même qui perd ses moyens de communiquer, les liens s'affaiblissent entre les gens, chacun se terre dans son coin et se tait, d'où un avantage inappréciable pour les autorités.

(...)

On convoquait généralement non pas à la Loubianka, mais dans des appartements loués spécialement pour cet usage. Ceux qui refusaient de collaborer y étaient gardés pendant des heures et des heures, et on leur proposait de “réfléchir”. Les convocations n'étaient pas tenues secrètes : elles constituaient un maillon important du système d'intimidation, et permettaient également de contrôler le civisme des citoyens : on avait l’œil sur les réfractaires, on leur réglait leur compte à l'occasion. Ceux qui acceptaient voyaient leur carrière facilitée, et en cas de réduction du personnel ou d'épuration, ils pouvaient compter sur la bienveillance des chefs du personnel. Les gens à convoquer ne manquaient jamais : il y avait toujours une nouvelle génération pour prendre la relève."

 

 

 

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04 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 167

"Le soir, je ne rentre pas trop tard chez moi ; j'ai hâte de revoir Véra. Il ne me reste que cinq jours avant mon départ. Je veux que pendant cette période, nous soyons le plus possible ensemble. Elle partage le même sentiment et arrive plus tôt que d'habitude. Nous essayons de ne pas parler seulement de mon prochain départ, et nous y parvenons plus ou moins bien. Nous discutons de la situation politique dont elle pense qu'elle doit inévitablement se durcir pendant au moins quelques mois :

“Je suis persuadée que les arrestations vont se multiplier, s'élargir à des milieux extrêmement différents et frapper de façon de plus en plus aveugle. Cela commence déjà. Après tout, c'est peut-être un bien que tu ne sois pas là pendant cette période.”

Je ne sais pas si elle a dit cela pour me consoler, mais ses paroles étaient réellement prophétiques. Les années 1937 et 1938 devaient être les plus noires de la répression dans les villes. La machine policière allait briser le sort de millions de gens qui sont alors arrêtés, inculpés, emprisonnés, assignés à résidence, condamnés à mort et, surtout, déportés dans les camps. Ce n'est que bien plus tard que j'appris que ce sort avait frappé aussi ceux qui m'étaient les plus proches et les plus chers et quel avait été leur destin. Ainsi l'URSS des années 1937 et 1938 devait être profondément différente de celle que j'avais connue : la suspicion et la délation prenant des proportions inimaginables.

(...)

 

À la gare, des amis sont venus me faire leurs adieux : Sacha, Olga, Boris, Pavel, Emma, Serguei, Ekaterina. Ils nous accompagnent jusqu'au guichet où s'opère la vérification des titres de transport car je prends un train international et il est interdit aux non-voyageurs d'accéder au quai. Au moment de les quitter, je leur donne l'accolade et les embrasse. Je les remercie d'être venus et leur dit que j'espère être bientôt de retour.

Véra, grâce à ses papiers de guide et d'interprète d'Intourist, est la seule à pouvoir m'accompagner sur le quai. Elle peut même monter dans le compartiment. Un autre voyageur s'y trouve déjà. Pour être plus tranquilles, nous préférons redescendre sur le quai ; celui-ci est presque désert bien que nous ne soyons qu'à quelques minutes de l'heure du départ : il y a peu de monde qui prend ce train pour Varsovie.

Nous nous éloignons un peu de mon wagon et je serre fortement Véra dans mes bras. Je l'embrasse, je lui dis mon amour et lui répète que je reviendrai certainement, et que, peut-être, la séparation ne sera pas trop longue. Nous ne croyons qu'à moitié ces paroles, mais les prononcer nous calme et nous évite de pleurer. Cela ne m'empêche pas de me sentir anéanti et de percevoir par moments sur le visage de Véra, qui pourtant se maîtrise, les signes d'un très profond désarroi.

Voici que le signal de départ est donné. Je remonte dans mon wagon et j'ouvre la fenêtre du couloir qui donne sur le quai où se tient Véra. Le démarrage se fait en douceur. Nous nous faisons des signes d'adieu jusqu'à ce que nous soyons hors de vue. La dernière image est celle de Véra, debout sur le quai de gare, le visage tourné vers mon train qui s'éloigne.

Je ne devais plus jamais la revoir. En 1937, elle est arrêtée par le NKVD, déportée vers un camp du grand Nord, elle y meurt, misérablement, comme tant d'autres ! Comme tant d'autres que j'ai connus au cours de ce séjour, comme Elena Ivanovna, comme Olga et comme Alexandre Antonovitch. Comme des millions d'autres que je n'ai pas connus et qui, jeunes ou moins jeunes, ont été broyés par la monstrueuse machine à détruire la vie."

 

 

 

 

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03 mars 2023

"BOUQUINAGE" - 166

"Entouré d'une palissade relativement précaire, l'isolateur d'Antibès se trouvait dans la même zone du camp. La cellule était plus vaste et plus claire avec une fenêtre à barreaux assez grande. Et bien que cet isolateur fût lui aussi à demi enterré, les châlits supérieurs se trouvaient à hauteur du sol. La fenêtre donnait sur une partie de la cour de la prison et, par delà la palissade, on apercevait dans la zone du camp, les détenus sous escorte qui se rendaient au travail — ce camp-là était agricole.

(...)

J'étais alors une détenue déjà expérimentée. J'avais déjà connu de nombreuses prisons : celles d'Astrakhan, de Saratov, de Sverlovsk, de Tomsk, de Novossibirsk. Je commençais à m'habituer à l'isolement, à cette existence sans livres, sans papier et sans crayon où ma seule activité était de composer des vers et les apprendre par cœur pour m'en souvenir, déclamer les poèmes de mes auteurs préférés et, obligatoirement, chaque matin, réciter la lettre-testament de Boukharine. Et enfin me plonger encore et toujours dans mon passé, source de bonheur rare et de tourments incroyables.

(...)

Au début du mois de novembre, un nouveau gardien fit son apparition et quelle ne fut pas ma joie de découvrir qu'il s'agissait de Vanek, celui-là même qui m'avait escortée de Mariinsk à Antibès. Un jour, au cours de la promenade, je vis, tremblant de froid dans la neige, un chaton tout efflanqué dans son pelage sibérien épais et duveteux. Je demandai la permission de le prendre avec moi dans la cellule. “Vas-y, prends-le”, fut la réponse de Vanek. Je baptisai le chaton Antibès. Le même jour, j'eus une autre bonne surprise : je reçus, pour la première et la dernière fois de toute la durée de ma détention, de l'argent de ma mère. Il avait mis presque un an pour arriver. Depuis, ma mère avait été arrêtée et se trouvait elle-même derrière les barreaux."

 

 

 

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